Ce qu’ils redoutent avant tout, c’est d’être renvoyés au Maroc. Alors, depuis quelques semaines, certains se disent Algériens. D’autres évitent de commettre leurs larcins dans les environs de leur QG, situé à la Goutte d’Or, dans le 18e arrondissement de Paris. La soixantaine de jeunes Marocains qui errent dans les rues de Barbès depuis plusieurs mois se sont passé le mot : quatre policiers issus de leur pays d’origine sont hébergés depuis le 18 juin – et jusqu’à la fin du mois – dans les locaux du commissariat du quartier afin de prêter main-forte aux autorités françaises, dépassées par leur présence.
Leur mission ? « Recueillir les informations permettant de lancer les investigations en vue de leur identification et de leur retour au Maroc », est-il indiqué dans un compte-rendu de réunion entre le préfet de police de Paris et l’ambassadeur du Maroc, le 11 juin, publié sur le site du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Dans ce document, leur rapatriement est évoqué à plusieurs reprises. La démarche inquiète certaines associations de défense des migrants qui y voient une volonté « sans équivoque » d’« expulser ces enfants de manière autoritaire » et dénoncent une « approche exclusivement policière » visant à les « criminaliser » au lieu de les considérer comme des « victimes » qu’il faut « protéger ».
Seuls, polytoxicomanes, violents, très abîmés physiquement et psychologiquement, ces mineurs marocains multiplient les actes de délinquance (deal, vols à l’arraché, cambriolages…) pour le compte de réseaux locaux qui les exploitent et battent tous les records du nombre de déferrements au tribunal pour enfants. Ils refusent d’être pris en charge par les services « classiques » de la protection de l’enfance. Un phénomène inédit qui a conduit le ministère de l’intérieur à faire appel à des enquêteurs marocains, dans le cadre d’un « arrangement administratif » entre les deux pays.
« Etat sanitaire »
« Ne pas associer les services sociaux et les associations signifie qu’on considère ces enfants comme des mineurs dangereux et pas en danger », déplore Claire Trichot, responsable territoriale de l’ONG barcelonaise Casal dels Infants à Tanger, dont nombre de ces mineurs sont originaires. « Il faut bien tenter quelque chose ! s’agace un fin connaisseur du dossier. On ne va pas les laisser comme ça, on a déjà tout tenté, y compris faire venir des associations marocaines, mais rien n’a marché. » Selon le porte-parole de la Chancellerie, Youssef Badr, un « groupe mixte migratoire franco-marocain permanent a été installé le 4 mai ». Et c’est dans le cadre de cette « enceinte de dialogue » qu’un « sous-groupe Mineurs non accompagnés a été créé » : « Côté marocain, il est présidé par les directions des migrations et de la surveillance aux frontières et la direction de la protection de l’enfance, de la famille et des personnes âgées. »
Pour les policiers marocains, il s’agit avant tout de parvenir à identifier ces enfants, notamment grâce à des interrogatoires menés lorsqu’ils sont placés en garde à vue par leurs homologues français, mais aussi en épluchant leurs téléphones portables et en scrutant les réseaux sociaux. La tâche est ardue : pour brouiller les pistes, ils masquent leur véritable identité en utilisant des alias, jusqu’à vingt-quatre pour l’un d’eux, a-t-on découvert. Un autre, par exemple, disposait de six dossiers judiciaires sous six noms différents auprès de six juges pour enfants distincts. « L’identification est un préalable à tout projet socio-éducatif, souligne-t-on à la Mairie de Paris, tenue à l’écart de ce nouveau dispositif de coopération avec le Maroc. Il est impossible de construire un parcours sans savoir qui ils sont, d’où ils viennent, quelle est leur situation familiale au Maroc… »
Dans un courrier daté du 17 juillet adressé au premier ministre, Anne Hidalgo insiste sur la « détérioration de l’état sanitaire de ces jeunes », « l’augmentation des violences » et « la tension dans le quartier qui en découle ». Elle demande notamment à l’Etat d’augmenter les effectifs de police dans le quartier de la Goutte-d’Or, de réfléchir à une collaboration avec les autres pays européens faisant face au même phénomène, et de l’aider à financer le dispositif mis en place par le CASP (centre d’action sociale protestant) – accueil de jour et de nuit, maraudes, soins… – dont le coût est évalué à 1,3 million d’euros par an. La ville s’est engagée à hauteur de 700 000 euros.
« Retours forcés »
Sur le principe, les associations tombent d’accord : la question du retour n’est pas illégitime en soi. « Pour certains d’entre eux, cela peut être la meilleure solution,mais encore faut-il se donner les moyens de déterminer où se situe l’intérêt supérieur de l’enfant, conformément aux accords internationaux, et que la loi soit respectée : seul un juge pour enfants peut ordonner le renvoi d’un mineur », insiste Jean-François Martini, juriste au Gisti, qui se méfie des risques de « dérives ».
En 2010, une loi sur un accord de coopération franco-roumain visant à faciliter le renvoi de mineurs roms dans leur pays d’origine en supprimant une étape de la procédure avait finalement été jugée inconstitutionnelle. En Europe, l’Etat espagnol a pendant plusieurs années procédé abusivement à des « retours forcés » au nom du regroupement familial dans le pays d’origine, avant d’être poursuivi en justice par plusieurs associations, qui ont obtenu gain de cause dans plus d’une vingtaine de cas en 2009.
« La Suède et l’Allemagne ont par ailleurs établi avec le Maroc un mémorandum d’entente, c’est-à-dire un accord diplomatique informel, mais leurs contenus ne sont pas publics », indique le sociologue Olivier Peyroux, coauteur d’un rapport sur la situation des mineurs non accompagnés marocains, en mai. « Les renvoyer au Maroc par contrainte est illégal et contre-productif, résume Mercedes Jimenez, docteur en anthropologie à l’université de Madrid, spécialiste de la question des mineurs isolés en Europe. L’histoire l’a prouvé : si on les force, ils reviennent dès qu’ils le peuvent. »
Louise Couvelaire