Que faire quand le dictateur n’est plus là ? Dès le 15 janvier 2011, au lendemain de la fuite de M. Zine El-Abidine Ben Ali en Arabie saoudite, les nouveaux dirigeants de la Tunisie décident d’empêcher son retour. Après avoir envisagé une « situation de délégation » où le premier ministre Mohamed Ghannouchi aurait simplement « remplacé » le président déchu de manière temporaire, c’est la solution de la « vacance du pouvoir », assimilée, grâce à un bricolage constitutionnel, à un « empêchement absolu », qui est entérinée. La voie est alors ouverte pour le remplacement de M. Ben Ali. Mais qui décide de cela ? Qui sont ces nouveaux dirigeants ? Les réponses à ces questions valent leur pesant d’or car elles permettent de saisir le socle ambigu sur lequel a reposé la première grande période de transition allant de janvier 2011 au 31 décembre 2014, date de l’investiture de M. Béji Caïd Essebsi au poste de président de la République tunisienne.
Une équipe qui gouverne par décrets
Première constatation : le triomphe de la révolution tunisienne ne s’est pas incarné dans un mouvement politique qui aurait investi le palais de Carthage. Comme le note M. Yadh Ben Achour, juriste et ancien président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Hiror), la Tunisie post-Benali est d’abord dirigée par de grandes figures de l’ancien régime. Dans son ouvrage consacré à l’expérience transitionnelle qu’a vécue son pays entre 2011 et 2014, il écrit : « A-t-on déjà vu un gouvernement, après une révolution, consulter un Conseil constitutionnel vidé de sa légitimité, pour qu’il se prononce sur la vacance du pouvoir et sur la régularité juridique des mesures à prendre pour donner au nouveau pouvoir quelque semblant de légalité [1] ? »
Ainsi, le président de la République provisoire n’est autre que M. Fouad Mebazaa, auparavant à la tête de la Chambre des députés sous Ben Ali. Et, après avis du Conseil constitutionnel (mis en place sous Ben Ali), ce sont les députés du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de M. Ben Ali — il sera dissous en mars 2011 —, qui lui donnent les moyens de gouverner par décrets. Son premier ministre, M. Ghannouchi, fut l’homme qui portait la parole du « tout va bien dans le meilleur des pays possibles », chère à l’ancien régime. Et, si l’on fait abstraction de quelques nouvelles figures, notamment des technocrates franco-tunisiens appelés à la rescousse à la mi-janvier 2011, les membres du « gouvernement d’union nationale » appartiennent tous au sérail, notamment les détenteurs des portefeuilles régaliens.
Seconde constatation : l’équipe en place cherche coûte que coûte à éviter au pays un saut dans l’inconnu. Fin février 2011, alors que les manifestations se poursuivent ici et là, que les grèves se multiplient et que la rue demande des comptes, il faudra plusieurs jours pour que M. Ghannouchi démissionne de son poste. Et ce n’est pas une figure révolutionnaire qui le remplace, mais M. Essebsi, ex-ministre, notamment de l’intérieur puis des affaires étrangères sous Habib Bourguiba et ancien président de la Chambre des députés sous Ben Ali. La révolution, peut-être, mais à condition qu’elle soit entre de bonnes mains…
Dernière constatation, de loin la plus subjective. Les observateurs qui suivent les événements se rendent compte que quelque chose de non identifié pèse sur la scène politique tunisienne. Les hésitations, les volte-face et les annonces différées du gouvernement provisoire, tout cela démontre l’existence d’interférences dans la conduite des affaires d’un État qui, sans vaciller, doit gérer une situation chaotique. D’où viennent-elles ? Nul ne sait. On cite l’armée, la police, les milieux d’affaires satisfaits de s’être débarrassés de M. Ben Ali et de « la famille », mais qui ne souhaitent pas un big bang institutionnel. On pointe du doigt certaines chancelleries étrangères très actives, à commencer par celle des États-Unis mais aussi celle d’Algérie. La France, elle, est hors jeu, du moins dans un premier temps.
Les manifestants convergent sur Tunis<
En ce début de transition, les tenants de l’ordre nouveau cherchent donc à limiter les bouleversements. Mais un acteur inattendu complique la donne. Parti spontanément de Menzel Bouzaïane, une petite ville du centre du pays, un groupe de jeunes révolutionnaires occupe la place de la Kasbah, à proximité du siège du gouvernement. Le mouvement fait tâche d’huile et des centaines de manifestants convergent de toute la Tunisie. De la fin janvier à début mars 2011, deux sit-in majeurs, « Kasbah 1 » et « Kasbah 2 », influent sur le cours des événements. Organisés à la manière des futurs « indignés » de Madrid, soutenus par un large mouvement de solidarité issu des quartiers populaires de la capitale, les protestataires obtiennent que le premier ministre Ghannouchi et les autres figures du bénalisme disparaissent du gouvernement. Ils refusent aussi de se laisser récupérer par les partis d’opposition.
La chancellerie des États-Unis et celle de l’Algérie sont très actives. La France, elle, est hors jeu, du moins dans un premier temps
Surtout, « Kasbah 1 » et « Kasbah 2 » exercent une pression politique qui obligera le président Mebazaa à faire deux concessions majeures. D’abord, il annonce la création, le 18 février 2011, de la Hiror. Composée de cent soixante membres, cette structure jouera un rôle déterminant dans les mois qui suivront, notamment pour freiner les tentatives plus ou moins avouées de reconduction de l’ancien régime. Ensuite, M. Mebazaa renonce à l’idée d’organiser une élection présidentielle pour clore la transition. Le 3 mars 2011, il annonce la tenue de législatives pour l’élection d’une Assemblée constituante — prévu initialement le 24 juillet 2011, le scrutin aura lieu finalement le 23 octobre suivant. Les jeunes de « Kasbah 1 » et « Kasbah 2 » rentrent chez eux. Certes, ils n’ont pas obtenu la mise en place d’un « gouvernement révolutionnaire », et ils ont dû céder la place aux partis déjà engagés dans les tractations électorales. Mais ils ont eu le mérite de contribuer à ce que la Constitution taillée sur mesure pour l’autoritarisme de M. Ben Ali soit remplacée.
Chahinez Ayari
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