Alors que les persécutions, les arrestations arbitraires et le nombre de morts augmentent, le gouvernement Ortega a organisé, le 19 juillet, un rassemblement en hommage à la révolution de 1979… qu’il a trahie. Ortega a proclamé être victime d’une « conspiration armée financée par des forces internes et externes » – il n’a pas précisé qui elles étaient — qui tentent de le renverser. Lui qui exerce ses fonctions depuis janvier 2007.
Daniel Ortega, dans son discours, a attaqué les évêques de la Conférence épiscopale nicaraguayenne (CEN). Il les a qualifiés d’organisateurs d’un « coup d’Etat ». Il a défié l’Organisation des Etats américains (OEA). Il a appelé ses partisans à ne pas « baisser la garde » et à maintenir actifs des « mécanismes d’autodéfense » afin de prévenir un coup d’Etat au milieu de la grave crise que le pays connaît depuis le 18 avril 2018.
Ces « forces internes et externes », a-t-il dit, disposent de la « complicité » des évêques nicaraguayens qui agissent comme médiateurs et témoins d’un dialogue national. La CEN a proposé à Ortega, le 7 juin 2018, d’avancer les élections générales, prévues en novembre 2021, au 31 mars 2019 ; et cela sans qu’il puisse se présenter à une réélection. Cette proposition avait pour but de trouver une solution afin de sortir de la crise. Ortega a disqualifié les évêques comme médiateurs du dialogue parce que, à son avis, ils ont « pris parti », ils se sont rangés aux côtés des « putschistes » et encouragent le soulèvement des « sectes sataniques, des putschistes et des assassins ».
Au cours de son discours, Ortega a contesté l’OEA, dont le Conseil permanent a approuvé une résolution appelant à des élections anticipées lors d’une session extraordinaire le mercredi 17 juillet. « Les décisions du Nicaragua ne sont pas prises à Washington (siège de l’OEA), mais à Managua », a-t-il souligné [sans mentionner le nom OEA].
Cette résolution a été approuvée par 21 des 34 membres actifs de l’OEA ; trois – Nicaragua, Venezuela et Saint-Vincent-et-les Grenadines – ont voté contre ; sept se sont abstenus : Salvador, Grenade, Haïti, Trinité-et-Tobago, Barbade, Belize et Suriname ; et trois absents (Bolivie, Dominique et Saint-Christophe-et-Niévès).
Le discours d’Ortega du 19 juillet est-il logique ? En vérité, il est plus compréhensible que logique. S’il est certain que le gouvernement Ortega-Murillo est un gouvernement corrompu, répressif, protecteur et instigateur des forces paramilitaires, le discours d’Ortega indique que la voie choisie par le couple présidentiel (Daniel Ortega-Rosario Murillo) est la ligne la plus brutale pour tenter de « résoudre la crise » : la voie armée et paramilitaire. En d’autres termes, la pinochetisation de la gestion gouvernementale : intimidations et assassinats afin de briser la protestation sociale.
L’appel d’Ortega à former des « comités d’autodéfense » dans les quartiers et les villes de tout le pays vise à attribuer une légitimité aux paramilitaires qui opèrent avec la police pour réprimer la population, avec le consentement passif de l’armée, bien que la Constitution interdise l’existence de forces armées irrégulières.
Le discours d’Ortega montre que la tendance la plus infâme a gagné au sein du parti au pouvoir ; celle qui revendique une répression aveugle et l’immobilisme politique ; celle qui défend la logique du maintien du pouvoir à tout prix ; ceux qui pensent pouvoir rétablir le statu quo ante (soit la situation antérieure au 18 avril 2018).
Le parti au pouvoir est un parti démoralisé par ses activités ayant provoqué des centaines de morts, des milliers de blessés, des prisonniers politiques et des personnes disparues. C’est un parti marqué par la corruption de ses principaux cadres politiques. C’est dans ce contexte que le discours d’Ortega était un discours de droite extrême, conservateur et justifiant la répression des paramilitaires. Les paramilitaires d’Ortega sont comme les « escadrons de la mort » que Pinochet a créés à la suite du coup d’Etat du 11 septembre 1973.
Le discours d’Ortega indique qu’il poursuivra sa lutte sans merci contre la population. Certains auraient pu penser que le lendemain du 19 juillet, le gouvernement Ortega-Murillo opterait pour une modération. Mais ce n’est pas le cas. La pinochetisation du gouvernement s’approfondit. Ortega-Murillo adoptent cette stratégie parce qu’ils savent qu’ils auront besoin de beaucoup de temps pour reconstituer leur base sociale. Ils ne savent pas non plus s’ils vont s’en sortir. Pendant ce temps, ils veulent empêcher les protestations par une répression sélective.
Le gouvernement Ortega-Murillo a franchi la frontière entre un gouvernement qui a tort et un gouvernement méprisable qui a tout perdu, même ses principes. Par conséquent, ce qui est raisonnable, c’est que les pouvoirs de fait (économiques, ecclésiastiques, etc.) visent à faire obstacle à une telle pinochetisation du gouvernement. Pour y parvenir, il est nécessaire qu’ils soutiennent l’unité de tous les secteurs sociaux qui protestent contre le gouvernement Ortega-Murillo et exercent une pression en ce sens.
Le gouvernement a prouvé qu’il a menti plus qu’il n’a parlé. Il a menti en affirmant qu’il était un gouvernement représentant la majorité. Il s’est avéré qu’il n’est que le représentant d’une minorité. Il a menti pour ce qui a trait à son idéologie, en disant qu’il était socialiste, alors qu’il est néolibéral et pinochétiste. Il a menti quant à la démocratie alors qu’il veut mettre sur pied une dictature. Tout comme il a menti sur la corruption, sur la sécurité sociale, sur la défense de l’égalité sociale et de l’égalité des sexes.
Le discours d’Ortega nous oblige tous à être vigilants. Ortega a fait un pas de géant dans la direction d’un pinochetisme autoritaire et meurtrier. Les différents secteurs du mouvement social ne peuvent se laisser intimider par les menaces d’Ortega-Murillo. Le mouvement social doit définir clairement son engagement en faveur d’un Nicaragua moderne. Le mouvement social a l’obligation d’arrêter ce processus de pinochetisation de la politique du gouvernement Ortega-Murillo.
Oscar-René Vargas, Managua, 22 juillet 2018
PS. Avec les arrestations de Medardo Mairena (leader paysan), de Pedro Mena (dirigeant paysan), de la Dresse Blanca Cajina et de son mari le dentiste Irvin Escobar Ortiz (accusés d’aider au plan médical les étudiant·e·s de l’UNAN), d’Irlanda Jerez (dirigeante du mouvement des auto-convoqués du Marché Oriental) ainsi que les dirigeants du M19-4 (19 avril) – déjà traduits en justice – nous sommes entrés dans une nouvelle étape de la tentative de décapiter le mouvement social, comme l’avait fait Somoza Debayle en 1978.
* « La « pinochetisation » du Nicaragua ». Traduction A l’Encontre publiée le 23 juillet 2018 :
http://alencontre.org/ameriques/amelat/nicaragua/la-pinochetisation-du-nicaragua.html
Que veut le caudillo ? Des esclaves »
« Chères et chers ami·e·s,
Ce 19 juillet 2018 [1]], Managua laisse apparaître un paysage de désolation et de solitude.
Les Ortega-Murillo fêtent leur 19 juillet 2018 sur une place, braillant un monologue sans perspective.
Avec une démagogie pleine d’hallucinations, le caudillo et son épouse délirent… [2]
Ils pensent que le ton de leur voix changera les idées, l’insurrection des consciences en faveur des Droits que les Nicaraguayens affirment depuis le 18 avril 2018.
Ils exploitent les souffrances d’une femme, qu’ils avaient oubliées pendant 39 ans, Amada Pineda, une femme paysanne violée dans les années 1970 par la garde de Somoza [3].
Aujourd’hui, ils se souviennent d’Amada, comme ils l’ont fait sans scrupule avec Víctor Tirado [4], ancien membre de la Direction nationale du FSLN dans les années 1980 du siècle passé. Ils ont profité de sa maladie pour le tromper et le présenter sur une estrade, il y a quelques semaines.
La mémoire des martyres pour la Liberté des Nicaraguayens, de tous les temps, est absente. Sur l’estrade seuls les ORMU [Ortega-Murillo] trouvent une place.
Benjamin Zeledón [1879-1912], Agusto Sandino [1895-1934], Carlos Fonseca [fondateur du FSLN : 1936-1976, assassiné par la dictature somoziste], Pedro Joaquin Chamorro [assassiné en 1978] et les héros d’avril 2018, se trouvent dans les foyers et les cœurs des Nicaraguayens, parce qu’ils n’ont rien à voir avec ORMU.
Sans hymne qui leur soit propre, ils volent et plagient tout. L’éthique et les rêves d’une nation sont absents.
Ils confectionnent des versions d’histoire sur un mode grotesque et théâtral…
Ils parlent de victoire, mais ils taisent qu’elle est remportée sur des adolescents et des adolescentes désarmées, violé·e·s, brûlé·e·s… Une atmosphère décadente où les invités d’honneur se limitaient au minimum du minimum.
Discours lamentables dans lesquels l’origine des problèmes du Nicaragua d’aujourd’hui ne trouve aucune place et où les crimes d’Ortega-Murillo ne sont pas mentionnés. Tout se résume à un discours fait de consignes et d’éloges adressés au caudillo, tels que le font les deux invités étrangers de Cuba et du Venezuela.
Une femme convulsive, l’épouse du caudillo, Rosario Murillo, lance des slogans anti-impériaux. Ils avaient été oubliés lors d’autres 19 juillet. On entend déclamer le nom de Tomás Borge [un des fondateurs du FSLN, 1930-2012], face à l’incapacité de nommer les 400 assassinés dans les campagnes et les villes au cours des mois d’avril, de mai, de juin et de juillet 2018. Au même titre, que les prisons clandestines, les disparu·e·s, les mutilés, les blessés…
Le caudillo parle de la Paix, celle des cimetières ; de ressusciter son modèle de concubinage avec le néo-libéralisme et se lamente qu’il ait été interrompu.
Avec son ego endolori, il se revendique et se proclame le héros d’une victoire à la Pyrrhus. Il dénature les faits, nomme les ennemis et échauffe ses troupes en se référant à ses victimes qu’il reconnaît pour la première fois. Toutefois, le caudillo garde le silence sur les assassinats commis par ses paramilitaires. Il incite à la violence et à la haine avec la roublardise d’un mafieux.
Il qualifie l’opposition de terroriste et de bandes armées. Il prend soin de ne pas critiquer le « nord » [allusion à l’OEA, aux Etats-Unis], car il espère négocier !
Les hommes et femmes de tous les âges du Nicaragua restent dans leurs maisons, les portes fermées. C’est l’hommage et le respect, sous cette forme de résistance, exprimés à l’endroit de ceux qui sont tombés pour la Liberté et les Droits.
C’est l’hommage rendu aux martyr·e·s d’avant le 19 juillet 1979, ainsi qu’à ceux et à celles d’avril, mai, juin, juillet 2018.
Derrière ces portes fermées dans tout le Nicaragua, se construit entre sanglots et espoir l’avenir dans lequel il y aura de la place pour nous tous.
Il n’y a pas de juste cause sans Droits humains ; il n’y a pas de Démocratie sans Droits ; il n’y a pas d’Etat sans Démocratie pour toutes et tous ; il n’y a pas d’Etat pour toutes et tous sans division des pouvoirs.
Seul le respect de ces principes permettra la paix. C’est pour cela que les hommes et les femmes ayant une dignité, nous disons : basta, comme Sandino !
Lea Patricia Guido, Managua, 19 juillet 2018
Vidéo de la Coordination universitaire pour la Démocratie et la Justice. Managua, 21 juillet 2018 visibles sur le site de A l’encontre.
• Traduction A l’Encontre publiée le 19 juillet 2018 :
http://alencontre.org/ameriques/amelat/nicaragua/nicaragua-que-veut-le-caudillo-des-esclaves.html
• Lea Patricia Guido a fait des études de sociologie à l’Université de Lausanne. Elle a participé aux réflexions et activités du courant marxiste-révolutionnaire (LMR), jusqu’à son retour dans son pays, début 1974. Elle rejoindra le FSLN et sera une des principales responsables de l’Asociación de Mujeres ante la Problemática Nacional (AMPRONAC). Durant l’insurrection, elle fut membre de la commission politique du FSLN à Managua. Elle occupera le ministère du Bien-être social, puis celui de la Santé. Par la suite, elle occupera des postes de responsabilité pour l’OMS en Amérique centrale et à Haïti. (Réd. A l’Encontre)
Les scénarios qui se dégagent
Le nombre d’assassinats, selon les lieux, en date du 10 juillet
(Source : CDIH)
1.- Le gouvernement Ortega-Murillo suit un scénario de type Pinochet (morts, blessés, prisonniers politiques, disparus, bandes semant la mort, etc.), quel qu’en soit le coût. Cela signifie plus de morts, de prisonniers, de blessés et l’effondrement de l’économie ainsi que l’augmentation de la pauvreté comme du chômage. Ortega agit pour son maintien au pouvoir et met en pratique cette formule de Tomás Borge [5] : « Quoi que vous fassiez, l’important est de ne pas perdre le pouvoir. »
Ortega a parfaitement saisi l’impossibilité de revenir en arrière. Il a donc décidé de risquer le tout pour le tout : en réprimant. De plus, il prend en compte son isolement politique international.
Dans la logique d’Ortega-Murillo, ils ne participeront pas au « dialogue national » et ne négocieront pas, car ils jugent qu’ils sont en train de gagner. Ils ont démantelé les barrages ; ils ont éliminé de nombreux dirigeants de ces barrages ; la population est terrorisée. Il n’y a pas de pression internationale effective, à l’exception de certaines déclarations et résolutions de l’OEA, de l’Union européenne, des Etats-Unis et de certains présidents latino-américains. Pour eux, ce type de prises de position ne les heurtent pas, ne les intimident pas. Il poursuivra sa stratégie : réprimer, assassiner, violenter la population.
Pour Ortega-Murillo, ce n’est qu’une question de temps avant que la crise sociopolitique soit maîtrisée. En d’autres termes, le binôme juge que les forces gouvernementales sont en mesure de détruire les barrages (tranques), parce qu’elles disposent de la puissance militaire. Mais, elles ne pourront pas gouverner.
2.- Le deuxième scénario est celui d’un « atterrissage en douceur ». Jusqu’au 30 mai, tous les secteurs visaient cette solution et c’était l’option des Etats-Unis et de l’OEA, des évêques et du grand capital (représenté par le COSEP : Consejo Superior de la Empresa Privada, qui est membre de l’Alianza Cívica por la Justicia y la Democracia).
Suite au massacre qui a eu lieu le jour de la fête des mères (30 mai), tout a changé. Les gens ont commencé à exiger le départ immédiat du gouvernement Ortega-Murillo. Il y avait dès lors deux options : 1° rester au gouvernement jusqu’à la date d’élections [officiellement prévues pour 2021 ; ou une proposition, jamais entérinée, d’élections anticipées en mars 2019] ; 2° se retirer et rester dans le pays avec des garanties. Le gouvernement devait être assumé par un gouvernement de transition. Ortega n’était pas d’accord parce qu’il ne croyait pas aux garanties. En 1990, il y avait une autre corrélation de forces. Maintenant, il a perdu une importante base sociale et les conditions internationales sont différentes. Il n’a donc aucune confiance dans cette proposition. Elle n’est pas acceptable pour lui.
3.- Le troisième scénario : un gouvernement de transition restait encore possible après le 30 mai 2018, mais l’indécision politique était forte et propre au type de soulèvement civique « décentralisé ». De plus, Ortega et Murillo considéraient (et considèrent) comme un piège le deuxième scénario et veulent éviter à tout prix le troisième scénario. Ils décident d’augmenter la répression.
Le gouvernement Ortega-Murillo comptait sur le déclin du mouvement social et conjointement de pouvoir ainsi former son armée de paramilitaires, avec d’anciens militaires, des troupes liées au ministère de l’Intérieur, d’anciens maires et des membres des Jeunesses sandinistes. Avec cette force (une « armée irrégulière »), il vise à mettre en œuvre le premier scénario.
Le gouvernement Ortega-Murillo n’a PAS gagné la bataille, même s’il a réussi à contrôler, à mon avis temporairement, les principaux barrages (Monimbó, Matagalpa, Sébaco, Sutiaba, etc.), l’isolement international est plus grand, la crise économique commence à faire des ravages et la protestation socio-politique continue.
Le défi pour le mouvement socio-politique est de changer sa stratégie pour que la résistance puisse dépasser le blocage auquel elle fait face en raison de la répression tous azimuts.
Il s’agit de poursuivre à l’échelle nationale les marches sociales (comme le 12 juillet et le 14 juillet), les grèves et les piquets doivent être maintenus. Constituer une alternative politique, une sorte de conseil, composé de personnes qui doivent clairement affirmer que son caractère est transitoire. Etant donné l’isolement international du gouvernement Ortega-Murillo, il est donc temps de former un gouvernement de transition pour isoler davantage le gouvernement, stimuler le mouvement social et donner l’espoir à la population que nous pouvons arriver au bout du tunnel.
A quels dilemmes doit faire face Ortega. A quel moment devrait-il quitter le pouvoir ? Partir en maintenant une crédibilité pour s’inscrire dans l’histoire, il ne peut le faire. Il va devoir le faire quand il aura perdu toute crédibilité, toute confiance. L’histoire ne lui pardonnera pas et il portera la marque d’un dictateur semblable à Somoza ou Pinochet.
Oscar-René Vargas, Managua le 19 juillet 2018
• Traduction A l’Encontre publiée le 19 juillet 2018 :
http://alencontre.org/ameriques/amelat/nicaragua/nicaragua-les-scenarios-qui-se-degagent.html
Lettre ouverte à Daniel Ortega
Daniel, j’aimerais que tu sois devant moi afin que je puisse te regarder dans les yeux et te dire ce qui suit. Je sais que c’est très direct et qu’en le disant, je mets en danger ma vie. Sans crainte, je l’assume car j’ai des gardes du corps plus sûrs que les sbires qui s’occupent de toi. Mes gardes du corps, c’est l’esprit d’Alvarito Conrado [jeune manifestant de 15 ans, mort le 20 avril des suites d’une blessure par balle au cou] et de cette légion d’enfants, d’adolescents et de jeunes dont tu as ordonné la mort et qui veillent sur mes pas, nuit et jour.
Daniel, je veux seulement te rappeler une conversation que j’eus avec ton père un soir, alors que nous étions assis tous les deux sur le trottoir en face de sa maison, dans le quartier de San Antonio (de Managua). Don Daniel [Ortega Cerda, 1905-1975] me raconta une chose bouleversante. Il me dit que lorsque Tacho hijo (Anastasio Somoza Debayle) était en train de torturer Báez Bone [arrêté à la suite d’une tentative de renversement de la dictature de Somoza père, en avril 1954], lorsqu’il lui coupa la langue avec un yatagan [type de sabre], le patriote baignant dans son sang lui cracha à la figure et lui dit : « Maudit… ce sang va te poursuivre jusqu’au dernier jour de ta vie. »
Daniel, cesse IMMEDIATEMENT ce génocide. Pour le sang de ton frère Camilo [mort lors d’un affrontement avec la police, en février 1978], assassiné par le somozisme à Las Sabogales, cesse immédiatement cette barbarie. Le 23 juillet approche ainsi que le souvenir de la SANGRE SANTA, de cette jeunesse détruite à León, cela devrait t’amener à réfléchir [allusion à la répression de la manifestation étudiante du 23 juillet 1959 à León qui fit 4 morts et plus de 70 blessés].
Au nom de ce DIEU, duquel tu te remplis la bouche et l’âme [Ortega s’est converti]. Au nom de ce DIEU, qui voit ce meurtre de masse, arrête de tuer. Maintenant, Daniel. MAINTENANT !
Carlos Mejía Godoy
• Traduction A l’Encontre publiée le 19 juillet 2018 :
http://alencontre.org/ameriques/amelat/nicaragua/nicaragua-lettre-ouverte-a-daniel-ortega.html
• Cette lettre ouverte a été publiée sur le profil Facebook de Carlos Mejía Godoy, publiée le 14 juillet 2018 sur le site du quotidien nicaraguayen Confidencial. Carlos Mejía Godoy, né en 1943, est un chanteur et parolier très connu au Nicaragua, en Amérique centrale et dans le continent sud-américain. Il a participé aux luttes sandinistes.
Déclaration urgente pour le Nicaragua
Par ce document, en tant qu’intellectuel·les, militant·e·s sociaux, universitaires, nous voulons exprimer notre ferme condamnation face à la grave situation de violence politique exercée par l’Etat ainsi que de la violation des droits humains en cours au Nicaragua. Ces violations sont de la responsabilité de l’actuel régime d’Ortega-Murillo [président et vice-présidente] et ont provoqué environ 300 morts au cours des trois derniers mois.
L’indignation, la douleur, le sentiment de frustration historique sont d’autant plus forts car une telle aberration politique est le résultat de l’action de dirigeants et de gouvernements qui se prétendent de gauche. Qu’y a-t-il de plus douloureux que l’ironie d’un dirigeant qui se prétend révolutionnaire alors qu’il reproduit les pratiques criminelles du dictateur [Anastasio Somoza Debayle] contre lequel il s’est soulevé dans le passé ? Cette indignation est encore plus prononcée devant le silence complice de dirigeants politiques et d’intellectuels de premier plan (auto)proclamés de gauche face à ce panorama de violence exercée par l’Etat. La connivence d’un certain establishment intellectuel – une gauche « oficialista » [de gouvernement] habituée à s’arroger une représentation exclusive de la « gauche » – s’est transformée, à la chaleur du pouvoir gouvernemental, en un succédané du cynisme le plus prononcé.
Dénoncer cette situation aussi douloureuse comme étant inacceptable, élever la voix contre la violation des libertés et des droits les plus élémentaires par l’actuel gouvernement nicaraguayen, n’est pas seulement un devoir de solidarité humanitaire. Il s’agit également d’un acte et d’un appel collectif en défense de la mémoire révolutionnaire ; de tenter d’éviter le dénouement tragique de la dégénération politique en cours.
Il n’y a pas pire vol que celui de l’espérance politique des peuples.
Il n’est de pire pillage que celui qui vise à dépouiller les énergies rebelles d’un combat pour un monde plus juste.
Il n’est de pire impérialisme que le colonialisme interne, qui se transforme en oppression violente dissimulée en une rhétorique anti-impériale.
Tout cela se passe au Nicaragua. La terre qui fut le symbole fertile de l’espérance émancipatrice à la fin des années 1970 s’est transformée en un nouveau terrain d’autoritarisme.
La mémoire souillée de l’une des révolutions les plus nobles et les plus chargées d’espoir de Nuestra América [allusion au célèbre texte de José Marti], comme l’était – et le reste – celle de Sandino [1895-1934] ; la mémoire des luttes anti-capitalistes d’un peuple violenté mais courageux, aujourd’hui piétiné afin de (tenter) de dissimuler la violence ordinaire caractéristique d’un régime dictatorial de plus, parmi ceux dont il n’y en a que trop et qui se répètent au long de notre histoire. Le dirigeant révolutionnaire de naguère, honoré de la confiance de son peuple, s’est désormais transformé en un dictateur, aveugle de pouvoir et dont les mains sont couvertes du sang des jeunes. Voilà le paysage terriblement amer de notre cher Nicaragua.
Nous élevons notre voix afin de condamner publiquement la dictature en laquelle s’est transformé le gouvernement Ortega-Murillo. Nous exprimons notre solidarité avec le peuple et la jeunesse qui, aujourd’hui, une fois de plus, se sont soulevés et résistent. Afin de soutenir et d’accompagner leurs revendications de dialogue et de paix, afin de mettre fin à un gouvernement illégitime et criminel qui usurpe aujourd’hui la mémoire sandiniste. Nous le faisons avec la conviction qu’il ne s’agit pas seulement de « sauver l’honneur » du passé, mais, avant tout, de sauvegarder et de prendre soin des germes émancipateurs à venir, qui sont aujourd’hui menacés. (17 juillet 2018, traduction A L’Encontre)
Les signatures sont à envoyer à l’adresse suivante : declaracionurgentepornicaragua gmail.com
Parmi les dizaines de signatures déjà rassemblées :
Alberto Acosta (économiste, Equateur)
Raúl Zibechi (essayiste et écrivain, Uruguay)
Hugo Blanco (activiste, directeur de « Lucha indígena », Pérou)
Joan Martinez Alier (Revue Ecología política, Espagne)
Pierre Salama (économiste, France)
Edgardo Lander (sociologue, Venezuela)
Boaventura de Sousa Santos (avocat, sociologue, Portugal)
Jaime Pastor (revue Viento Sur, Espagne)
Ricardo Napurí (militant socialiste, Argentine)
Nora Ciapponi (militante socialiste, Argentine)
Aldo Casas (activiste, revue Herramienta, Argentine)
• Traduction A l’Encontre publiée le 18 juillet 2018 :
http://alencontre.org/ameriques/amelat/nicaragua/declaration-urgente-pour-le-nicaragua.html