Par conviction politique, Fabienne Lauret est entrée à l’usine pour s’engager dans les luttes sociales aux côtés des ouvriers.Un parcours qu’elle raconte dans son livre « L’envers de Flins, une féministe révolutionnaire à l’atelier ».
Francine Carriere – Votre livre L’envers de Flins, une féministe révolutionnaire à l’atelier, rencontre un succès que vous n’attendiez pas forcément. Comment réagissez-vous ?
Fabienne Lauret – Je suis étonnée et très heureuse. En général, ce genre d’ouvrage documentaire dépasse rarement les 500 exemplaires. Nous approchons des 1 000 vendus et il va y avoir une réédition. J’adore cette notion de transmission qu’il y a dans les rencontres avec le public autour du livre. Je m’y suis beaucoup investie. Je pense que l’anniversaire de Mai 68 contribue au succès du livre et à l’intérêt que les médias y portent.
En 1968, vous n’étiez pas encore établie à l’usine de Flins. Votre Mai 68, c’était quoi ?
Mon Mai 68, c’était un Mai 68 de lycéenne pas encore politisée. J’étais au lycée Hèlène-Boucher à Paris dans le 20e, un lycée de filles, très strict où on ne parlait pas politique, où on n’avait pas le droit de parler aux garçons du lycée voisin. J’avais 17 ans, j’étais en première. Mon compagnon, lui, était à Henri IV.
On commençait à s’intéresser à ce qui se passait dans le monde, la guerre du Vietnam, Cuba. C’est dans ce contexte qu’est arrivée la mobilisation des étudiants à Nanterre, puis à la Sorbonne. Des étudiants avaient été arrêtés. On a commencé à manifester pour demander leur libération. C’était au début du mois de mai.
On allait tous les jours au quartier latin. Le 6 mai, les lycéens de Voltaire ont commencé à faire la tournée des autres lycées parisiens pour nous faire débrayer. J’ai participé à la nuit des barricades. Je n’étais pas directement dans les affrontements, mais j’ai participé à la chaîne pour passer les pavés.
Du haut de vos 17 ans, vous sentiez qu’il se passait quelque chose d’important ?
Oui. On a compris qu’il se passait quelque chose. J’en discutais le soir avec mes parents et ceux de mon compagnon. C’était comment un bouchon de champagne qui sautait.
Ça débordait de partout, comme une parole, qui avait été étouffée pendant des années sans qu’on s’en soit rendu compte et qui se libérait d’un coup. Les profs, les élèves les gens dans la rue se parlaient, se regardaient différemment. Au quartier latin et à la Sorbonne, tous les jours il y avait des rencontres, des débats, des films, des assemblées générales.
C’était très créatif. Il n’y avait pas que des étudiants. Il y avait aussi des ouvriers et des gens de toutes les couches sociales. On découvrait un monde qu’on ne connaissait pas, on se politisait.
La répression et les violences policières contre les étudiants ont choqué la population française. Les partis politiques, les syndicats, les ouvriers se sont mobilisés et ont appelé à une grande manifestation le 13 mai. C’était formidable.
Tout a basculé à partir de là. D’un mouvement de jeunesse, c’est devenu quelque chose de général qui touchait tous les secteurs, toutes les couches de la société. C’était une vague de fond.
« J’ai eu cette usine dans la peau »
Mai 68 est une étape décisive dans un mouvement qui avait commencé avant et qui s’est poursuivi pour certaines personnes comme vous par un engagement dans les luttes sociales. Comment en êtes-vous venu à vous établir à l’usine de Flins ?
On avait bien compris que ce qui faisait basculer le pouvoir ce n’était pas les manifs étudiantes, ni les occupations de facs et de lycées. C’était la grève générale et l’arrêt du système productif.
Après Mai 68, j’ai repris mes études, j’ai passé mon bac, puis je me suis inscrite à la fac en philo. Mais en réalité, je ne faisais que militer à la JCR, la Jeunesse communiste révolutionnaire. Avec les événements de 68, il y avait une situation prérévolutionnaire. Mais nous n’avions pas de parti implanté dans la classe ouvrière. Donc il faillait y aller.
On savait que la grève avait été dure à Flins et que dans cette usine les ouvriers avaient appelé les étudiants à les soutenir. Cela avait été une des dernières usines à reprendre le travail. S’en était suivie une forte syndicalisation. La CFDT avait bien soutenu la grève. On avait senti qu’à Flins, il s’était passé quelque chose.
C’est comme cela qu’on est arrivé dans la région en 1971. Il fallait d’abord se faire un passé ouvrier pour faire embaucher dans une grande usine comme Renault-Flins. J’ai commencé chez Gringoire à Mantes. Là, j’ai découvert la condition ouvrière et le travail à la chaîne. C’était dur.
Ensuite, j’ai été embauchée chez Renault en couture à la sellerie le 3 mai 1972. On était une vingtaine à venir s’établir dans la région. Pas qu’à l’usine. Il y avait aussi des médecins, des profs, des éducateurs. Il faillait toucher la société tout entière.
Vous étiez à l’usine pour organiser la lutte. Comment cela se passait-il ?
Au début, tu travailles. Tu apprends ton boulot. Tu te fais à la condition d’ouvrier. Tu observes. Tu ne te dis pas : « Ça y est ! Je suis révolutionnaire. Je vais faire la révolution demain. ».
Mais en discutant avec les ouvrières sur le quotidien, le partage des tâches, l’éducation des enfants, je pouvais avancer des choses. En 1973, a éclaté la grève des presses. Les années soixante-dix ont été une décennie de lutte importante.
Vous auriez pu poursuivre vos études et avoir une vie plus confortable. Vous ne regrettez rien ?
Vraiment non. Je suis rentrée dans cette usine et je m’y suis attachée. J’ai eu cette usine dans la peau.
Dès ma première grève, il y a eu un déclic. Cela a été une école de la vie. J’y suis entrée par conviction politique et aussi par amour puisque j’étais en couple avec mon compagnon Nicolas. J’y suis restée parce que j’avais toujours eu les mêmes idées et aussi par amour puisque j’y ai rencontré mon nouveau compagnon, Jamaà, en 1980.
Ce qui était dur c’était quand les grèves se concluaient par des défaites, mais pas le travail lui-même, même si les cadences augmentaient tout le temps. Mais on se battait. J’avais une conscience peut-être plus avancée. C’est ce qui ne donnait du courage. »