Christopher Brown : Ehoud Olmert a récemment nommé au titre de vice-premier ministre, Avigdor Lieberman, un homme que certains considèrent comme « fasciste » à la lumière de ses idées à propos des Arabes, et des Palestiniens en particulier. Pourtant, c’est à peine si la presse internationale a évoqué ses déclarations extravagantes et violentes ; par exemple, que tous les Arabes devraient être expulsés des Territoires et que les députés arabes au Parlement israélien devraient être exécutés s’ils ont le moindre contact avec le gouvernement dirigé par le Hamas. Pendant ce temps, chaque mot de Mahmoud Ahmadinejad, le président iranien - à propos du génocide des Juifs tenu pour un canular, à propos de la destruction d’Israël et ainsi de suite - est enregistré pour que nul n’en ignore. Votre réponse ?
Ilan Pappé : Je pense que vous avez mis le doigt sur deux points importants. Le premier point est cette idéologie à laquelle Avigdor Lieberman adhère et qui est une idéologie de nettoyage ethnique. Quelqu’un qui considère que le seul moyen de résoudre les problèmes en Israël/Palestine est d’expulser les Palestiniens d’Israël et de tout territoire qu’Israël convoite.
Je pense que le problème avec Avigdor Lieberman, ce ne sont pas ses vues personnelles mais le fait qu’il reflète ce que la plupart des Juifs israéliens pensent et ce qu’assurément la plupart de ses collègues du gouvernement Olmert pensent mais n’osent pas dire, ou considèrent, pour des raisons tactiques, qu’il n’est pas souhaitable de dire. Mais je pense réellement que nous devrions être inquiet au sujet de Lieberman, non pas parce que c’est un extrémiste fasciste mais parce qu’il représente l’humeur d’Israël en 2006.
Le second point, c’est le double standard, l’hypocrisie que vous avez relevée en comparant à juste titre les citations d’Ahmadinejad qu’on ne cesse de répéter et la manière dont des généralisations et des attitudes semblables ou pires de la part d’Israéliens ne sont pas du tout entendues. Et je pense que cela tient au statut particulier dont Israël jouit dans le monde occidental. [Mais] pas aux yeux de la société civile... [Pour] la plupart des gens qui vivent aujourd’hui en Occident, [Israël] est un pays qui viole les droits de l’homme, les droits civils, et tant son idéologie que sa politique sont inacceptables. Mais les gouvernements continuent de soutenir l’Etat parce que le monde est mené par un président américain et un groupe de gens qui ont un certain point de vue, un point de vue quasiment religieux avec lequel des idées comme celles de Lieberman s’accordent très bien.
La différence n’est pas si grande entre la politique israélienne et la politique américaine en Irak. Et je pense que tant que l’Amérique sera la super-puissance dans le monde et qu’Israël sera son plus proche allié, nous continuerons de voir ce double standard s’appliquer dans les attitudes des gouvernements et dans les principaux médias.
C.B. : Soixante et un universitaires irlandais ont écrit, en septembre, une lettre appelant à un moratoire de l’aide de l’Union Européenne aux universités israéliennes jusqu’à ce qu’Israël se conforme au droit international et aux normes fondamentales des droits de l’homme. En outre, un syndicat d’enseignants canadiens a également appelé à des boycotts académiques. Est-ce un moyen efficace de pression sur le gouvernement israélien afin qu’il s’attaque à l’occupation d’une manière qui amène la justice pour les Palestiniens ?
I.P. : C’est un moyen efficace si ce n’est pas seulement un boycott académique. Un boycott académique n’est qu’une composante de ce qu’on pourrait appeler un boycott culturel d’Israël, parce qu’il serait très difficile, dans ce monde globalisé où nous vivons, d’amener des sanctions économiques - ce qui aurait été le moyen le plus efficace pour forcer Israël à un changement de politique.
Le deuxième meilleur moyen, et davantage réalisable, est que le grand public dans ces sociétés adresse à Israël un message disant que sa politique est inacceptable, que tant qu’il continue à faire ce qu’il fait, il ne peut pas être accepté... Il ne peut appartenir à la communauté des nations civilisées.
Je pense qu’il y a une signification à la fois symbolique et parfaitement politique dans une réaction coordonnée des sociétés occidentales en faveur d’un message, un message clair, qui soit transmis sous forme de boycott de désinvestissement ou tout autre acte symbolique qui dise qu’il y a un prix à payer pour les politiques que vous poursuivez et que tant que vous poursuivrez cette politique, vous ne serez pas les bienvenus ici. Pas en tant que particuliers : vous n’êtes pas les bienvenus si vous représentez une certaine idéologie, un certain Etat, et tout particulièrement si vous vous présentez comme un représentant officiel de cet Etat. Nous ne sommes pas en train d’inventer la roue, évidemment. Le boycott culturel a été une composante tout à fait cruciale dans l’action contre l’Apartheid en Afrique du Sud. D’après des gens qui ont vécu là-bas, il a été utile et très efficace.
A propos d’actions de ce genre, la chose la plus importante dont il faut se rappeler, c’est qu’elles sont non-violentes. On doit montrer aux Palestiniens, et les Palestiniens doivent découvrir eux-mêmes, qu’il y a des options non-violentes pour la poursuite de la lutte contre l’occupation israélienne. Parce que s’ils sont non-violents, qui pourrait blâmer les Palestiniens de recourir à tous les moyens urgents à leur disposition pour essayer d’arrêter une des occupations les plus cruelles et accablantes des temps modernes ?
C.B. : Qu’en est-il de ceux [comme les groupes de lobbying israéliens] qui diraient que proposer un boycott culturel et académique, c’est seconder l’antisémitisme ? Que répondez-vous à cela ?
I.P. : Trois points sont importants, à ce propos. Le premier devrait mettre en lumière le fait que beaucoup de Juifs progressistes et libéraux, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, sont engagés dans cette action de boycott culturel. En réalité, au nom de leur identité juive, de leur héritage, de leur compréhension des valeurs juives, ils se sont trouvés aux côtés de ceux qui manifestaient contre les violations des droits de l’homme dans le sud des Etats-Unis, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud, dans le Sud-Est asiatique : ils ne voient pas de différences quand il s’agit d’Israël-Palestine. En fait, dans ce cas, même si c’est un Etat juif qui viole des droits de l’homme, cela ne change rien à leur position. Quel que soit celui qui viole les droits de l’homme, ils se dresseront contre lui.
Le second point est que les Israéliens abusent de l’accusation d’antisémitisme contre ceux qui les critiquent. Non seulement ceux qui appellent au boycott, mais même la critique d’Israël la plus légère est dépeinte ici comme un acte d’antisémitisme. Je pense que à l’aide d’une bonne pédagogie, on peut diffuser l’idée qu’il s’agit d’une tactique israélienne qui a très peu à voir avec une montée réelle et actualisée de sentiments antisémites qui, assurément, prévalent dans certaines parties du monde. Peut-être un ou deux antisémites connus se sont-ils joints à la charrette mais cela ne prouve rien. Le fait est qu’Israël tient à être hors d’atteinte de toute critique. Et le bouclier utilisé est toujours l’antisémitisme.
Troisièmement, et c’est plus important, on devrait faire une différence entre sionisme et Judaïsme. Après 60 ans, les mises en œuvre de l’idéologie sioniste sur le terrain, nous pouvons les voir maintenant du point de vue palestinien.
Cette idéologie peut avoir fait quelques bonnes choses pour des Juifs dans le monde, mais s’il est assurément quelque chose qui ne permet pas aux Palestiniens de vivre en paix ou même simplement de vivre dans leur patrie, c’est le sionisme. Il a quelque rapport avec le Judaïsme, mais ne concerne pas le Judaïsme. Cela tourne autour d’une certaine idéologie coloniale encore revendiquée, au 21e siècle, par un Etat qui est un projet inachevé. L’Etat d’Israël n’a pas été bâti convenablement. Comme vous savez, nous n’avons même pas de frontières définitives.
Je pense qu’il est très important de faire comprendre aux gens que ce n’est pas d’une question juive que nous traitons ici ; nous traitons d’une certaine relique de la période coloniale, qui se voit encore autorisée à se poursuivre dans une situation post-coloniale. Et aussi longtemps que cela continue, cela complique les relations entre le monde occidental et le monde arabe et le monde musulman.
C.B. : Le 7 novembre, le parti démocrate a gagné des élections qui vont lui permettre de contrôler le Congrès américain. Les démocrates se sont montrés critiques à l’égard de la politique de l’administration Bush dans sa conduite de la guerre en Irak. Mais le parti a répété que les relations entres les USA et Israël ne seraient pas modifiées. Cette politique est-elle la meilleure ligne d’actions pour les deux pays - sans parler des Palestiniens ?
I.P. : Les résultats des élections à mi-mandat sont à bien des égards une bonne nouvelle pour le public américain. Mais je ne pense pas que les élections vont apporter quelque bonne nouvelle que ce soit dans cette partie du monde. En d’autres termes, je ne pense pas que le renversement dans l’équilibre des forces au sein des deux chambres modifiera la politique américaine à l’égard de la Palestine. Cela peut changer, et cela devrait bien sûr changer, la politique américaine en Irak. Mais je pense que le parti démocrate est aussi engagé dans la protection d’Israël aux dépens des Palestiniens que l’était l’administration républicaine. Je ne pense pas que dans un avenir prévisible, nous devions voir un quelconque changement fondamental dans la politique américaine à l’égard d’Israël.
Vous me demandez si elle devrait changer. Evidemment, elle le devrait. Elle le devrait parce que si le parti démocrate est fidèle à la nouvelle perspective qu’il apporte à la politique américaine - l’idée que les Américains devraient avoir de la retenue dans leur conduite internationale, que le recours à la force en Irak était une erreur, et que l’image et le statut de l’Amérique dans le monde sont problématiques - si c’est effectivement là le message des démocrates, alors je pense qu’ils devraient prêter attention au fait que le statut et la position des Américains dans le monde ne sont pas seulement affectés par l’invasion de l’Irak mais aussi par le soutien inconditionnel que l’Amérique accorde à Israël aux dépens des Palestiniens.
Je pense qu’ils devraient se rendre compte que seul un changement d’attitude à l’égard d’Israël et une approche plus honnête du conflit peuvent réellement apporter un changement constructif dans la relation entre les Etats-Unis et le monde arabe ; après tout, le monde musulman représente un quart de la population du globe.
C.B. : « La Paix Maintenant » a découvert que pour environ 40% de leur superficie, les colonies, y compris des communautés existant de longue date, sont construites sur des terres palestiniennes privées et non pas sur des terres détenues par l’Etat. La Paix Maintenant a obtenu cette information d’une source à l’intérieur de l’Administration civile qui souhaitait exposer les violations à grande échelle des droits palestiniens à la propriété par le gouvernement et les colons. Croyez-vous qu’il y a davantage de gens au sein du gouvernement à être en désaccord avec le traitement qui est fait aux Palestiniens et qui voudraient s’exprimer ouvertement ?
I.P. : Peut-être y en a-t-il davantage mais je crois que ce n’est pas assez. Ce genre de critique faite par La Paix Maintenant autour d’une information qu’ils nous divulguent, est très importante. Mais il ne faut pas oublier un instant que chaque centimètre carré qui a été pris par Israël est une occupation illégale et pas seulement les 40% de terres privées.
C’est peut-être une violation plus flagrante mais toute la présence israélienne là est une violation des droits civils et humains. Ce qu’il faut, c’est bien plus que ce genre de critique. Le problème en Israël, c’est qu’entre La Paix Maintenant et Avigdor Lieberman, il n’y a, contrairement à ce qu’on dit, pas une si grande distance idéologique. C’est une question de tactique pour savoir comment assurer au mieux un Etat juif avec une forte majorité démographique, sinon exclusive.
Lieberman dit : « Prenons tout territoire dont nous avons besoin et réalisons cet objectif en réduisant le nombre d’Arabes qui vivent là ». La Paix Maintenant dit : « Non, prenons moins de terres et réduisons le territoire plutôt que la population et alors, nous pourrons avoir cet Etat offrant une suprématie juive exclusive [‘supremacist’] que nous convoitons. Ces deux positions sont moralement et politiquement mauvaises et inacceptables parce qu’au bout du compte, vous avez 20 à 30 % de la population d’Israël qui est palestinienne, même dans le plus petit Etat que La Paix Maintenant convoite, et que La Paix Maintenant n’entend pas les tenir pour des citoyens égaux.
Et les gens, y compris dans La Paix Maintenant, mettront l’idée d’un Etat juif au-dessus de tout manquement à la démocratie. Dès lors, je pense que même si j’avais trouvé, au sein du gouvernement ou de l’administration, des gens qui souhaitent un mode d’occupation plus propre, une occupation plus légitimée, bien sûr je les aurais salués, mais je mets en garde sur le fait qu’ils étaient là avant : ces gens ont même été au gouvernement et ils n’ont apporté aucun changement, parce que la raison du conflit en cours entre Israël/Palestine n’est pas l’occupation par Israël de parties de la Cisjordanie et de Gaza et le fait qu’Israël ne veut pas les restituer. La raison de ce conflit, c’est l’idéologie sioniste. C’est là que le conflit commence et c’est là qu’il finit. Tant que la grande majorité des Juifs en Israël souscriront à cette idéologie, dans son interprétation actuelle, je crains que nous ne voyions venir ni paix ni réconciliation dans ce pays.
C.B. : Finalement, Ilan Pappe, que peuvent faire les gens qui espèrent la sécurité tant pour les Israéliens que pour les Palestiniens ?
I.P. : Ma foi, je pense que chacun a son rôle à jouer, en particulier ceux qui s’en soucient, ceux qui font partie d’Israël/Palestine ou qui se préoccupent d’Israël/Palestine. Je pense que les Palestiniens ont leur rôle de résistance ; les forces progressistes en Israël continuent d’essayer d’informer et de modifier le point de vue de leurs compatriotes.
Mais la société extérieure doit jouer le même rôle que celui joué, en Occident, par le mouvement anti-apartheid, à l’apogée de l’Apartheid. Nous avons besoin d’un lobby puissant à l’intérieur du monde occidental - en particulier aux Etats-Unis mais aussi en Europe. Ce lobby devrait envoyer un message clair à l’adresse d’Israël, disant : votre politique et votre idéologie sont inacceptables, en particulier si vous voulez faire partie du monde démocratique, et il est nécessaire pour nous que vous modifiiez votre politique et ayez, sur le terrain, une société beaucoup plus démocratique.
Israël a besoin d’un appel au réveil. Les Israéliens ne savent pas ce que le monde pense d’eux et je pense que les sociétés civiles dans le monde peuvent être, et qu’elles devraient être, leur réveille-matin.