
Masih Alinejad. Photo Caroll Taveras/The Observer
Masih Alinejad dénoue ses cheveux, et ses bouclettes tombent en cascade sur ses épaules. Cela paraît invraisemblable, mais ce n’est pas la beauté de la chevelure de Masih qui présente de l’intérêt, c’est sa portée politique. Masih est une militante iranienne qui a passé sa vie à se battre pour les droits des femmes dans son pays avec une seule revendication : l’abolition de la loi qui oblige les femmes à porter un voile, ou hidjab, par-dessus leurs cheveux quand elles sont en public.
Depuis son adolescence Masih est une épine dans le pied des ayatollahs qui dirigent l’Iran. Elle s’est plainte, elle a protesté, elle a prononcé des harangues et défié de manière virulente tous ceux qui approuvent le port obligatoire du hidjab. À 19 ans, elle a été arrêtée pour activité antigouvernementale par la police religieuse, détenue sans jugement puis traduite devant un juge qui lui a annoncé qu’il détenait suffisamment de preuves contre elle pour la faire exécuter. Le magistrat a fini par la libérer, mais on ne peut s’empêcher de penser que s’il avait jeté un coup d’œil dans sa boule de cristal, il n’aurait peut-être pas été aussi clément.
Enfance dans un petit village miséreux au nord de l’Iran
Car Masih est un cauchemar vivant pour les autorités iraniennes. Dans son livre The Wind in my Hair(“Le vent dans mes cheveux”, non traduit), elle explique que dans son pays on apprend aux fillettes à “baisser la tête, à être les plus humbles et discrètes possible” ; or Masih est tout le contraire. Si elle avait grandi au sein d’une famille iranienne éduquée appartenant à l’élite, son cas serait déjà exceptionnel, mais qu’elle ait grandi dans le petit village miséreux de Ghomikola, dans le nord de l’Iran, fait d’elle un authentique phénomène. Son père était vendeur ambulant, sa mère – qui ne sait ni lire ni écrire – a élevé six enfants dans la maison d’une seule pièce dans laquelle la famille vivait, mangeait et dormait.
Dans son livre, Masih raconte comment elle devait sortir la nuit et affronter l’obscurité pour se rendre aux toilettes, qui n’étaient guère plus qu’un trou dans le sol au fond de la cour. Ces sorties nocturnes devinrent la pierre angulaire de son éducation. “J’ai compris que la situation des droits humains en Iran ressemblait à la cour de la maison où j’ai passé mon enfance : l’obscurité y règne, et les femmes doivent ouvrir leurs yeux aussi grands qu’elles le peuvent, car c’est la seule façon de dissiper les ténèbres.”
Masih avait 2 ans quand survint un événement qui devait non seulement changer sa vie, mais celle de tous ses concitoyens : la révolution de 1979, qui vit la destitution du chah et le retour d’exil de l’ayatollah Khomeini, qui prit la tête d’un Iran devenu république islamique. À partir de là, raconte Masih, tout a changé. “Tout le monde avait l’air malheureux après la révolution : les visages heureux et épanouis comme celui qu’avait ma mère auparavant étaient désormais dissimulés, et tristes.” Le plus ironique est que les parents de Masih étaient de fervents partisans de la révolution. “Ils étaient pauvres, ils voulaient de meilleurs emplois, ils voulaient une meilleur égalité des chances, et ils pensaient que la révolution allait leur apporter tout cela. Mais avant la révolution il y avait la liberté sociale, les femmes étaient autorisées à participer de la même façon que les hommes à de nombreuses activités de la vie – elles pouvaient faire du sport, aller au gymnase, il y avait des femmes juges.”
“La révolution a pris nos corps en otage”
Et c’est ainsi que Masih, fille de parents révolutionnaires, devint une révolutionnaire contre leur révolution, et une honte pour eux et pour tout ce qu’ils défendaient. La nouvelle loi iranienne imposait aux filles de porter le hidjab dès l’âge de 7 ans, mais peu de temps après son septième anniversaire, elle commença à se rebeller contre cette obligation. La révolution, clamait-elle, est une révolution contre les femmes. “La première mesure qui a été décrétée a été le port obligatoire du hidjab, et tout le reste est venu après, car c’était la façon la plus visible et la plus efficace pour contrôler les femmes. La révolution a pris nos corps en otage, comme elle continue de le faire aujourd’hui.”
Au lycée elle s’engagea dans un groupe contestataire clandestin ; à 18 ans, peu après ses fiançailles avec un autre militant, elle fut arrêtée avec lui. “C’est le moment de ma vie où j’ai eu le plus peur”, se souvient-elle. Parce que, alors que les formalités du mariage n’étaient pas terminées, elle était déjà enceinte. Jetée en prison dans des conditions horribles, elle était au plus bas. “Je pensais que ma vie était terminée. J’étais toute jeune et on me menaçait, on m’a mise à l’isolement, sans que j’ai le droit de voir un avocat. Je ne savais pas si je ressortirais de prison, si je reverrais un jour ma famille.”
Succession d’injustices
Masih fut finalement condamnée à cinq ans de prison et à 74 coups de fouet. Le juge décida toutefois de commuer sa peine en une condamnation avec trois ans de sursis dans l’espoir que ce geste calmerait l’esprit subversif de la jeune mère. Il se trompait lourdement. Alors que son fils Pouyan était encore tout petit, Reza, le mari de Masih, décida de la quitter. Pis, Reza obtint la garde de Pouyan, alors âgé de 4 ans. Pendant la plus grande partie de la décennie suivante, Masih ne revit son fils qu’occasionnellement. Mais cette succession d’injustices ne fit que renforcer sa résolution. “Après le divorce, raconte-t-elle, je me suis épanouie. J’étais la première femme de notre village à divorcer.”
Elle trouva un travail dans un cabinet réalisant des études de marché, puis suivit une formation de journalisme et travailla plusieurs années comme attachée de presse parlementaire. Elle fut suspendue pour avoir porté des chaussures rouges, et on finit par lui retirer sa carte de presse. Quelques années plus tard, sentant qu’elle risquait à nouveau d’être arrêtée, elle quitta l’Iran, s’installa au Royaume-Uni et, à 33 ans, entama des études à l’Oxford Brookes University. Si elle continua depuis le Royaume-Uni à œuvrer pour la liberté des femmes iraniennes, c’est ce qui se passa un beau jour de 2014, alors qu’elle vivait près de Kew Gardens à Londres, qui ralluma véritablement la flamme de son combat.
C’était une matinée de printemps, dans un pays où les femmes n’ont aucun problème à sortir tête nue, mais pour Masih, c’était là une liberté toute neuve, et si précieuse. Elle se mit à courir joyeusement dans une rue ombragée de cerisiers en fleur, juste pour sentir le vent dans ses cheveux. La scène fut photographiée par son compagnon Kambiz, et plus tard Masih posta la photo sur sa page Facebook, accompagnée d’un message expliquant que, dans son pays, un tel comportement serait illégal.
Campagne “cheveux au vent”
Non seulement la photo attira aussitôt l’attention, mais de nombreuses autres jeunes filles se joignirent à son appel. Et beaucoup de ces femmes qui postaient leur photo, brandissant fièrement leur hidjab dénoué, les cheveux au vent, vivaient en Iran et risquaient l’emprisonnement et le châtiment corporel pour revendiquer le droit de choisir ou non de porter le hidjab. En quelques jours la page Facebook de Masih avait reçu plus de 100 000 likes, et une nouvelle campagne débutait : My Stealthy Freedom [“ma liberté furtive”], qui invite les femmes à partager des photos d’elles sans hidjab. Celles qui le font – certaines le dos tourné, mais beaucoup d’autres souriant et riant fièrement en direction de l’appareil – ne sont pas, précise Masih, des militantes : ce sont des femmes ordinaires, revendiquant avec leur cœur un choix qu’elles estiment être en droit de bénéficier.
Pour Masih, c’est là le point essentiel : avoir le choix. Sa mère et d’autres femmes en Iran, dit-elle, ont toujours choisi le voile et il en sera probablement toujours ainsi. C’est très bien, chaque femme devrait avoir le droit de décider de le porter ou non. Son rêve, avoue-t-elle, serait de pouvoir marcher dans une rue iranienne à côté de sa mère – celle-ci portant son hidjab et elle, Masih, laissant le vent gonfler ses cheveux. Ça, ce serait la liberté.
Joanna Moorhead
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