Eau, électricité, école... L’Afrique du Sud bat tous les records de manifestations pour réclamer le bon fonctionnement des services publics. L’agitation sociale était déjà forte dans les années qui ont suivi l’élection de M. Jacob Zuma à la présidence du pays, en 2009 [1]. Elle atteint aujourd’hui de nouveaux sommets, et vise notamment le chef de l’État, âgé de 74 ans et réélu en 2014 pour cinq ans. Le 7 avril, une marée humaine a déferlé dans toutes les grandes villes du pays. « Zuma must fall » (« Zuma doit tomber »), pouvait-on lire sur les pancartes ; un slogan dérivé de celui des manifestations étudiantes qui secouent le pays depuis septembre 2015, « Fees must fall » (« Les frais d’inscription doivent baisser »). Ce mot d’ordre est lui-même inspiré d’un autre mouvement de protestation qui, parti de l’université du Cap en 2014, visait à déboulonner les statues du colon britannique Cecil John Rhodes, symbole de la suprématie blanche : « Rhodes must fall ».
Le gouvernement du Congrès national africain (ANC) promet depuis la fin de l’apartheid, en 1991, et l’avènement de la démocratie, en 1994, « une vie meilleure pour tous ». Mais, adepte des mesures libérales, il se montre incapable d’élaborer la moindre politique éducative et laisse les universités fixer elles-mêmes leurs droits d’inscription. Face aux doléances des étudiants, les autorités envoient la police, comme elles l’avaient fait à Marikana en 2012 lors des grèves de mineurs. Il en avait résulté le premier massacre de l’ère post-apartheid (trente-quatre morts).
Vote sanction pour l’ANC aux municipales
Pretoria et Johannesburg ont replongé en février dans un nouveau cycle de violences xénophobes contre les immigrés, en particulier zimbabwéens, mozambicains, congolais et nigérians, comme en 2008 et en 2015. Un baromètre du malaise dans les faubourgs noirs. Le chômage frappe 27 % des actifs, selon un taux officiel sous-estimé, qui ne prend pas en compte les deux millions de personnes ayant renoncé à chercher un emploi. La pauvreté reste endémique (42 % de la population) et touche surtout la majorité noire, soit 79 % des 55 millions de Sud-Africains.
L’exaspération est palpable dans un pays où les citoyens voudraient tout voir « tomber » sauf le rand, la devise nationale. Or celle-ci a perdu 8 % de sa valeur en une semaine, début avril, après le limogeage, le 30 mars, du ministre des finances Pravin Gordhan. Son tort ? Avoir préconisé la transparence dans la gestion des finances publiques, face à un président qui s’est discrédité par de nombreux scandales.
Au terme d’un long bras de fer avec la médiatrice de la République, Mme Thuli Madonsela, M. Zuma a dû se résoudre à rembourser, en septembre 2016, les 480 000 euros de deniers publics dépensés pour rénover sa résidence privée de Nkandla, son village natal. Népotisme et corruption ont aussi permis à l’une de ses filles, une étudiante en art de 25 ans, d’être bombardée en 2014 directrice des ressources humaines au ministère des télécommunications, avec des émoluments de 100 000 euros par an. Son neveu, M. Clive Khulubuse Zuma, est désormais un magnat minier à la réputation sulfureuse, qui détient des sociétés, des contrats publics et des intérêts pétroliers jusqu’en République démocratique du Congo (RDC). Il appartient à cette bourgeoisie noire amatrice de cigares et de voitures de collection, étroitement liée au pouvoir et dépourvue de toute compassion pour les laissés-pour-compte. En 2015, il a été condamné pour la faillite frauduleuse d’une mine d’or qui avait entraîné la disparition de cinq mille emplois.
Cette succession d’affaires intervient sur fond de conjoncture économique défavorable. Pays à revenu intermédiaire, avec un produit intérieur brut par habitant de 6 800 dollars par an, l’Afrique du Sud a décroché, à la suite de la crise financière internationale de 2008, du long cycle de croissance qu’elle avait connu dans les années 2000. Les grèves dans le secteur minier et la chute des cours mondiaux des minerais perturbent l’activité. Après seulement 1,3 % en 2015, la croissance serait d’à peine 0,3 % en 2016, selon les perspectives économiques régionales du Fonds monétaire international en avril 2017. Le phénomène climatique El Niño a provoqué la pire sécheresse depuis trente ans. Traditionnel exportateur et plus gros producteur africain de maïs, le pays a dû en importer en 2016. Les ménages, endettés à hauteur de 78 % du revenu disponible, vivent au-dessus de leurs moyens, attirés par une offre abondante de biens de consommation.
Dans ce contexte, le limogeage du ministre des finances a provoqué un recul du pays auprès des agences de notation internationales. Même au sein de son parti, le président Zuma se retrouve ouvertement contesté. Plus une semaine ne se passe sans qu’un haut responsable de l’ANC, y compris le porte-parole du parti au pouvoir, n’appelle publiquement à son départ. La fronde est telle que le 1er mai, lors de la Fête du travail, le chef de l’État, hué par les syndicats, n’a pas pu prononcer son discours.
Sous l’écume de la contestation, de puissants mouvements de fond laissent cependant présager une recomposition politique à la fois rapide et pacifique — un fait inhabituel sur le continent africain. En Algérie, au Zimbabwe et en Angola, les anciens mouvements de libération nationale ont plutôt eu tendance à se transformer en partis-États déterminés à conserver le pouvoir coûte que coûte. L’Afrique du Sud pourrait faire exception, en raison de sa trajectoire unique. « Vingt-six ans après la fin officielle du régime raciste, ses espoirs, portés par une classe moyenne désormais multiraciale et des contre-pouvoirs efficaces — justice, presse et syndicats —, sont plus exigeants », nous explique le politiste William Gumede, professeur à l’université du Witwatersrand.
Les élections municipales du mois d’août 2016 ont donné lieu à un vote sanction. L’ANC a perdu la gestion de trois des plus grandes villes du pays : Johannesburg — la capitale économique —, Tshwane — anciennement Pretoria, la capitale administrative — et l’agglomération portuaire et industrielle de Nelson Mandela Bay (nouveau nom de Port-Elizabeth). Ces municipalités sont passées aux mains de l’Alliance démocratique (DA), principal parti d’opposition, de tendance libérale, qui a récolté 26,5 % des voix, contre 54 % à l’ANC.
Gestionnaire de la mairie du Cap depuis 2006 et de la province du Cap-Ouest depuis 2009, cet ancien parti de Blancs et de métis a choisi de se déracialiser et de se rajeunir. Sa dirigeante, Mme Helen Zille, qui est blanche, a cédé sa place en mai 2015 à M. Mmusi Maimane. Ce jeune Noir charismatique de 36 ans, né à Soweto, entrepreneur et prêcheur évangélique marié à une Sud-Africaine blanche, clame que le temps est venu de « se libérer des libérateurs ».Diplômé de psychologie, titulaire de deux maîtrises — l’une en administration publique, l’autre en théologie —, il interpelle sans ambages le président Zuma au Parlement en zoulou : « J’accepte de vous appeler “Votre Excellence”, même si vous n’avez rien d’excellent. » Adepte du libéralisme économique, il préconise cependant les politiques de redistribution des richesses et de correction des inégalités que l’ANC n’a pas mises en œuvre. Ironie de l’histoire, qui laisse en suspens le sort des populations défavorisées : l’affrontement entre « parti noir » et « parti blanc » a laissé la place à une possible alternance entre des partis séduits, avec des nuances et des variantes, par les politiques libérales.
Autre signe de vigueur démocratique : une nouvelle centrale a été lancée le 20 avril par le Syndicat des ouvriers de la métallurgie (Numsa), le plus grand du pays, qui a entraîné d’autres organisations dans son sillage. La nouvelle Fédération des syndicats sud-africains (Saftu) revendique 700 000 adhérents. Elle a vidé d’une partie de ses forces le Congrès des syndicats sud-africains (Cosatu), allié historique du parti au pouvoir et du Parti communiste sud-africain (SAPC), avec lesquels il forme une alliance tripartite depuis 1994. Avec 1,5 million d’adhérents, le Cosatu reste puissant, mais il redoute de voir d’autres affiliés rallier la Saftu.
Le populaire Zwelinzima Vavi, 55 ans, ex-secrétaire général du Cosatu et nouveau secrétaire général de la Saftu, figure parmi les critiques les plus féroces du gouvernement Zuma. « Absolutely No Consequences » (« absolument sans incidence »), c’est le surnom qu’il a donné à l’ANC en novembre 2012, dans un tweet resté célèbre. Il dénonçait la culture de l’impunité qui règne au sommet du parti au pouvoir. « Quelle est la valeur de notre démocratie pour les travailleurs ?, a-t-il également lancé sur les réseaux sociaux. En sommes-nous au point où l’État post-apartheid agit pour servir les nantis ? » M. Vavi, membre de l’ANC, se positionne pour les élections générales de 2019 et pourrait faire advenir l’un des pires cauchemars de ses camarades du comité national exécutif de l’ANC : voir un parti de gauche et de masse se former à partir d’un mouvement syndical, comme en 1999 au Zimbabwe, avec le Mouvement démocratique pour le changement de l’ex-leader syndical Morgan Tsvangirai.
La menace paraît d’autant plus sérieuse qu’en Afrique du Sud les syndicats noirs conservent une légitimité historique au moins égale à celle de l’ANC. Fils de mineur et mineur lui-même, M. Vavi a notamment mené une grande grève chez Anglogold en 1987 ; l’une de celles qui ont contribué à paralyser le régime d’apartheid, alors confronté aux sanctions économiques internationales. Depuis 1994, les syndicats entretiennent une fronde interne au sein de l’ANC contre sa gestion économique libérale — un choix politique opéré par Nelson Mandela en 1996, sans consultation de la base, et marqué par l’abandon d’un vaste plan de reconstruction et de développement. Les syndicats, comme l’aile gauche de l’ANC, accusent la direction du parti d’avoir fait trop de compromis, mais aussi d’avoir favorisé l’émergence d’une bourgeoisie noire directement issue des familles des hommes du gouvernement.
L’alliance tripartite au pouvoir n’a pas cédé, mais c’est le Cosatu qui se délite, préfiguration de ce qui pourrait attendre l’ANC, dont le prochain congrès quinquennal se tiendra fin 2017. Cette rencontre promet d’être aussi mouvementée que celle de 2007 à Polokwane, laquelle avait mis aux prises les partisans du président Thabo Mbeki (en poste de 1999 à 2008) et ceux de M. Zuma. Ce dernier avait fait vibrer la corde populiste, entonnant d’anciens chants de la lutte contre l’apartheid tels qu’Umshini Wam (« Apportez-moi ma mitraillette »). M. Zuma avait capitalisé sur l’impopularité de M. Mbeki et sur les lignes de fracture déjà profondes au sein de l’ANC, entre une aile gauche exaspérée par la gestion néolibérale et l’avènement d’une clique politique dans la sphère des affaires, à la faveur du programme Black Economic Empowerment (« montée en puissance économique des Noirs »), lancé en 2002. Cet affrontement traduit aussi la possibilité d’effectuer des changements politiques à l’intérieur d’un cadre institutionnel respecté, c’est-à-dire sans recourir à la violence comme ailleurs en Afrique.
Déclin de la politique étrangère
Monsieur Zuma souhaite que son ex-épouse, Mme Nkosazana Dlamini-Zuma, lui succède, ce qui pourrait le protéger de prévisibles poursuites. La justice envisage en effet de relancer 783 chefs d’inculpation à son encontre, dans le cadre d’un procès pour corruption ouvert en 2005 : la société française Thales lui aurait versé un pot-de-vin lors de la négociation d’un gros contrat d’armement en 1998. Mme Dlamini-Zuma, médecin de formation, apparatchik de l’ANC et ancienne ministre des affaires étrangères, a quitté la présidence de la commission de l’Union africaine, où M. Zuma l’avait poussée à se présenter. Depuis le départ de Nelson Mandela puis de M. Mbeki, la diplomatie sud-africaine patine, faute de vision. Elle se montre prête à soutenir des dirigeants tels que M. Robert Mugabe au Zimbabwe ou M. Joseph Kabila en RDC, deux hommes connus pour truquer le jeu électoral et pour s’accrocher au pouvoir. Au risque d’écorner durablement l’image du pays de Mandela.
Sur le plan interne, la plupart des dirigeants qui veulent prendre la relève au sein de l’ANC incarnent un espoir qu’ils ont déçu, qu’il s’agisse du magnat minier Tokyo Sexwale ou de M. Cyril Ramaphosa, ancien secrétaire général du Syndicat des mineurs durant l’apartheid et premier milliardaire noir du pays, à qui l’on reproche d’occuper de manière falote le poste de vice-président depuis 2014. Ancien dirigeant syndical lui aussi, M. Kgalema Motlanthe, vice-président de M. Mbeki puis président par intérim, possède l’intégrité qui fait défaut à l’ANC. Seul problème : il n’a pas le charisme nécessaire pour remobiliser les troupes face à l’opposition.
L’ANC risque fort de perdre les élections de 2019, ou du moins d’être contraint à gouverner au sein d’une coalition. « L’électorat de l’ANC est vieillissant et désormais rural, estime Gumede. En outre, les municipales d’août 2016 ont montré à la population que son vote comptait. Les mairies sont aujourd’hui mieux gérées par l’Alliance démocratique qu’elles ne l’ont jamais été sous l’ANC. Le parti au pouvoir n’est plus perçu comme le moteur du changement, mais au contraire comme un obstacle. »
La jeunesse noire, de son côté, n’a plus la loyauté de ses aînés à l’égard de l’ANC. Désormais en âge de voter, ceux qu’on appelle les born free, « nés libres », c’est-à-dire après 1991, font face à une triple crise : économique, politique mais aussi culturelle. Pris dans la globalisation, amateurs de house music et de marques, les héritiers de Steve Biko rêvent peut-être d’un monde meilleur, mais surtout, à court terme, de la « belle vie ». Une revanche sur la pauvreté et sur les longues années de privations vécues par leurs parents et grands-parents sous l’apartheid.
Sabine Cessou
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