Aujourd’hui, Desalegn est banquier. Mais avant, il était Qeerroo – un jeune célibataire plein d’énergie appartenant à la première communauté d’Éthiopie, les Oromos, et attaché à ce qu’il appelle sa “responsabilité de défendre le peuple”.
Il y a treize ans, il a participé à l’organisation de grandes manifestations contre les résultats d’une élection qui, selon lui et beaucoup d’autres, avait été truquée par la coalition au pouvoir – le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF) [composé de quatre partis]. Cette initiative lui a valu un séjour en prison, tout comme des milliers d’autres accusés de terrorisme.
Depuis, il s’est marié et, comme beaucoup de citoyens de sa génération en Éthiopie, il s’abstient de tout engagement politique. Mais tout a changé le 12 février 2018 : ce jour-là, la quasi-totalité des habitants d’Adama, à 90 kilomètres au sud-est de la capitale, Addis-Abeba, et ceux de nombreuses villes de la région d’Oromia [fief des Oromos] ont fait grève pour exiger la libération des dirigeants d’opposition et la fin de l’autoritarisme.
Trois ans d’insurrection, un millier de morts
Ce boycott, qui a duré trois jours et paralysé le centre du pays, a atteint son point d’orgue le 13 février avec la libération de Bekele Gerba, un éminent homme politique oromo qui vit à Adama. Deux jours plus tard, le Premier ministre Hailemariam Desalegn, aux abois, a soudain remis sa démission. Face au chaos, le gouvernement fédéral a décrété un état d’urgence national le 15 février, le second en deux ans.
“Tout a fermé, raconte Desalegn à propos de la grève à Adama. Quasiment tout le monde a participé, y compris les fonctionnaires. Vous n’auriez même pas trouvé un cireur de chaussures.”
Pour lui et beaucoup d’autres habitants d’Adama, ce sont les Qeerroo qui sont la seule explication au soulèvement de cette ville habituellement calme, qui a enfin rejoint l’insurrection qui secoue l’Oromia et d’autres régions d’Éthiopie depuis fin 2014. [Cette insurrection est alimentée par la frustration des deux principales communautés du pays – les Oromos et les Amharas (60 % de la population en tout) –, qui s’estiment discriminées politiquement, économiquement et socialement. La répression de la contestation par les autorités a déjà fait près d’un millier de morts.]
Les “garçons non mariés” à l’avant-garde
Qui sont les Qeerroo ? On l’ignore, tout comme on n’en sait très peu sur ce qui leur a permis de mettre à genoux l’un des gouvernements les plus inébranlables et autocratiques d’Afrique [au pouvoir depuis 1992]. Dans la culture traditionnelle des Oromos [et en langue afaan oromo], le terme signifie “garçon non marié”.
Mais aujourd’hui le mot a d’autres connotations et symbolise à la fois le mouvement des Oromos – la lutte pour obtenir plus de liberté politique et une meilleure représentation dans les instances fédérales – et une génération entière de jeunes Éthiopiens qui osent s’affirmer.
“Ils sont la voix du peuple”, explique Debela, un chauffeur de taxi de 32 ans qui vit à Adama. Il dit être trop vieux pour en faire partie, mais soutient la cause. “Ils sont l’avant-garde de la révolution des Oromos.”
La résurgence du mot reflète aussi l’évolution de l’identité des Oromos, qui se sont beaucoup affirmés depuis la création du modèle éthiopien fondé sur le fédéralisme ethnique, établi par l’EPRDF en 1994. “Autrefois, le fait même d’être oromo était un crime, raconte Desalegn à propos des politiques d’assimilation ethniques menées par les deux précédents régimes, l’un impérial et l’autre communiste. Mais aujourd’hui, les gens sont fiers d’être oromos, c’est pourquoi les Qeerroo s’enhardissent.”
Coupure d’internet depuis fin 2017
À mesure que le mouvement des Oromos a pris confiance, le rôle des Qeerroo dans l’agitation a progressivement attiré l’attention des autorités. Les sympathisants du parti au pouvoir ont accusé les Qeerroo d’être des terroristes. Si beaucoup contestent cette description, rares sont ceux qui doutent de l’influence secrète des Qeerroo.
Depuis la levée de l’état d’urgence précédent, en août 2017, les réseaux des Qeerroo sont à l’origine de nombreuses grèves et manifestations dans toute la région d’Oromia, malgré des obstacles tels que la coupure d’Internet partout sauf dans la capitale depuis fin 2017.
Bekele Gerba, chef de file de l’opposition, attribue sa libération aux Qeerroo, ainsi que l’afflux de centaines de sympathisants devant chez lui à Adama, après son retour. Mais, comme de nombreux militants plus âgés, il avoue ne pas savoir comment ils se sont organisés. “Nous ignorons qui est à leur tête et s’il existe un commandement centralisé”, admet-il.
Un réseau secret bien organisé
Mais dans un entretien récemment accordé au Guardian, deux chefs locaux à Adama, Haile et Abiy (leurs noms ont été modifiés), ont donné des précisions sur leur fonctionnement. Selon les deux hommes, qui ont tous deux moins de 30 ans, chaque district de la ville a un chef Qeerroo, lequel compte au moins 20 subordonnés, tous responsables de diffuser des messages et des informations sur les grèves à venir.
Ils expliquent que leurs réseaux ont perfectionné leur organisation ces derniers mois, notamment grâce à une chaîne de commandement hiérarchique et même à un dirigeant unique pour l’ensemble d’Oromia. “Ça nous permet d’être plus disciplinés et de nous exprimer d’une seule voix”, explique Abiy.
Leur tâche a été rendue plus difficile en l’absence d’Internet. “Avec les réseaux sociaux, on peut diffuser une information en quelques secondes, poursuit Abiy. Maintenant, il faut deux semaines en faisant du porte-à-porte” pour distribuer des tracts. Le rôle des militants oromos de la diaspora, notamment aux États-Unis, reste aussi crucial malgré le blocage des moyens de communication.
Le rétablissement de l’état d’urgence a irrité de nombreux Qeerroo à Adama et ailleurs en Oromia, où cette mesure a été vue par beaucoup comme une tentative brutale d’arrêter les manifestants dans leur élan. Certains analystes craignent qu’une répression accrue incite à la violence et à l’extrémisme les membres de ce mouvement politique qui est resté pacifique jusqu’à présent.
Le premier Premier ministre oromo
Au sein du gouvernement et dans plusieurs régions du pays, beaucoup s’inquiètent d’une recrudescence des attaques motivées par des considérations ethniques, contre les personnes comme les biens, et en particulier contre les Tigréens. Ce groupe représente environ 6 % des Éthiopiens, mais une grande partie de la population considère qu’ils ont la mainmise sur la sphère politique et le monde des affaires.
Jibril Ummar, entrepreneur et militant, affirme que lui et d’autres ont fait de leur mieux pour que les manifestations à Adama restent pacifiques : ils ont modéré des jeunes surexcités qui voulaient vandaliser des biens et s’en prendre aux Éthiopiens qui ne sont pas oromos. “Ça m’inquiète, admet-il. Il y a un manque de maturité. Ceux qui sont à la merci de leurs émotions mettent notre lutte en danger.”
Bekele Gerba craint aussi les violences, notamment ethniques. “Il ne fait aucun doute que les Tigréens sont les premiers ciblés à l’échelle du pays. Je suis très inquiet et nous devons travailler là-dessus.”
[Le 27 mars], l’EPRDF [a choisi] un nouveau Premier ministre [Abiy Ahmed, président], issu de l’Organisation démocratique des peuples oromos, la branche oromo de la coalition au pouvoir. Une telle décision pourrait apaiser les Qeerroo, du moins à court terme. Mais ça ne suffira pas à étouffer leur colère. “Une fois mariés, nous quitterons les Qeerroo, affirme Haile. Mais on ne le fera pas tant qu’on n’aura pas obtenu la liberté.”
Tom Gardner
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.