Ce « défi opérationnel » pourrait être en revanche relevé par des interventions africaines plus offensives. Le mérite du G5 Sahel est d’impliquer directement les États les plus menacés par l’implantation des organisations djihadistes de la région : Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad. Les objectifs de la force conjointe en cours de constitution sont clairs : une cible circonscrite (limitée, dans un premier temps, à la zone des « trois frontières », aux confins du Niger, du Mali et du Tchad) ; un but de guerre précis (contrôle de zone) ; un effet final déterminé (la stabilisation) ; un effectif raisonnable (cinq mille hommes, soit deux bataillons par pays) ; et des règles d’engagement partagées… le tout placé symboliquement sous l’autorité du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine avec le soutien du Conseil de sécurité de l’ONU.
Dès 2013, le Niger et le Mali avaient noué un partenariat pour sécuriser leur frontière commune, qui avait été suivi d’opérations militaires conjointes. La même année, les chefs d’état-major des cinq États sahéliens décidaient de développer leur coopération transfrontalière. La force mixte tchado-soudanaise a également inspiré le G5 : après cinq ans de guerre par procuration, le Tchad et le Soudan avaient créé, en 2010, un dispositif de sécurisation de leur frontière qui fonctionne sans appui international [1]. Trois mille hommes sont répartis sur une dizaine de postes, avec commandement semestriel tournant, et adjoints inversés ; un droit de poursuite est reconnu en cas de fuite d’un groupe armé sur le territoire du pays voisin.
Dans l’immédiat, la force conjointe du G5 Sahel reste dépendante de la France, faute d’une standardisation des matériels des cinq armées et en raison de la faiblesse des moyens de transport, de ravitaillement, de renseignement, notamment aériens. Mais, contrairement aux apparences, le G5 Sahel est « exclusivement le fruit de cheminements africains », souligne l’historien des questions militaires Laurent Touchard [2] : la France n’en a pas été l’architecte, même si elle a facilité l’initiative dans le but d’alléger à terme son propre engagement. La zone à sécuriser s’étend sur cinq millions de km2 en partie désertique. Un défi qui, selon le général Jean-François Ferlet, chef du renseignement militaire français, est « à la portée des forces locales, à condition qu’elles s’organisent en conséquence et qu’il y ait une volonté de travailler ensemble ».
Il ne sera pas possible de compter sur l’Algérie. Ce poids lourd militaire et économique de la région, dont la médiation a facilité la résolution de nombreuses crises avec les Touaregs depuis vingt ans, est plongé dans la léthargie. L’armée, dotée d’un budget annuel parmi les plus élevés du continent (plus de 11 milliards de dollars) dispose pourtant de forces spéciales ou d’unités commando aguerries, spécialistes de la lutte anti-djihadiste et antiguérilla, qui seraient d’un grand apport [3]. Mais Alger, persuadé qu’il s’agit d’une création française, refuse de soutenir le G5. Pire : Alger est soupçonné par certains de protéger le djihadiste le plus recherché du Sahel, M. Iyad Ag Ghaly [4].
Dès 2015, il apparaît qu’outre la coopération militaire française le dispositif militaire du G5-Sahel nécessite un important soutien international. Son budget initial — 423 millions d’euros — a pu être entièrement couvert par les promesses enregistrées lors des réunions organisées à Paris et à Bruxelles, fin 2017 et début 2018, avec d’importantes contributions de l’Union européenne, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, ainsi que des États-Unis. Chaque État sahélien fournit cinq millions d’euros. Il faudra cependant encore trouver chaque année au moins 75 millions d’euros pour pérenniser cette force qui doit devenir opérationnelle au milieu de cette année.
Pour décrocher ces subsides, les dirigeants africains recourent souvent à l’argument de l’interdépendance géopolitique, en référence à la succession d’attentats en Europe comme en Afrique depuis 2015. Ainsi, le président nigérien Mahamadou Issoufou, qui préside cette année le G5, fait-il valoir que « le Sahel est la frontière avec l’Europe : c’est un bouclier ». M. Ibrahim Boubacar Keïta, son homologue malien, se montre encore plus clair à l’attention des Européens : « Nous ne sommes qu’un terrain de passage. Le but, le cap des djihadistes, c’est vous ».
Pour l’heure, l’endiguement des djihadistes au Sahel est surtout assuré par les militaires français de l’opération Barkhane, qu’il n’est pas question de démanteler. Comptant 4 000 hommes, 200 véhicules logistiques, 200 blindés, 8 avions de combat, 10 avions de transport, 20 hélicoptères et 5 drones, elle est installée à N’Djamena, au Tchad, où stationne un « commandement interarmées de théâtre » ainsi que des forces aériennes et terrestres, et de la logistique. Une base aérienne accueille des chasseurs, des appareils de transport, et des moyens de renseignement (comme les drones Reaper) à Niamey, au Niger. C’est à Gao, au Mali, qu’est déployé le gros de sa force aéroterrestre, intervenant dans tout le centre et le nord du pays. De plus petits effectifs sont installés à Ouagadougou, au Burkina Faso, à Atar en Mauritanie, ainsi que sur des bases avancées comme Tessalit et Kidal au nord Mali, Madama au nord Niger, ou Faya-Largeau au nord du Tchad. Ces forces affrontent ce que le président Keïta appelle un « terrorisme pseudo-religieux de grand chemin », fait de coups de main, d’assassinats ou d’enlèvements, de la dispersion d’engins explosifs le long des routes et pistes. C’est une guerre sans front, sans refuge ni sanctuaire, une menace diffuse, un « bruit de fond de harcèlement »,reconnaît le général Jean-François Ferlet, pour qui la situation à l’échelle des cinq pays du Sahel reste tout de même « contrôlée, même si elle n’est pas satisfaisante ».
Barkhane a permis de réduire la capacité de nuisance des groupes djihadistes qui esquivent désormais le combat, ne se déplacent plus en groupes, ni sur des véhicules utilitaires armés. Ils se cachent au milieu de la population. Cette « dilution » impose la réorganisation d’un dispositif déjà voyant et coûteux : plus d’un million d’euros par jour. En outre, des succès tactiques ne font pas une victoire stratégique. Est-elle d’ailleurs possible pour une force aussi peu nombreuse à l’échelle d’un espace aussi vaste que l’Union européenne ? Sur un plan politique, est-elle à la portée d’une force étrangère, émanant de l’ancienne puissance coloniale [5], guettée par l’enlisement et la « bunkerisation », à l’image de ce qui s’était passé pour les Américains en Afghanistan ? Pour les militaires, jusqu’où aller, par exemple, dans le démantèlement de lucratifs trafics dont ils sont parfois témoins (drogue, armes, migrants), alors qu’ils sont dans l’incapacité de proposer des solutions de survie aux populations ?
Cette position paraît d’autant plus difficile à tenir que, parallèlement aux efforts sécuritaires, les tentatives de règlement politique marquent le pas, notamment au Mali. Le 11 avril, le Conseil de sécurité de l’ONU a menacé de sanctions ceux des signataires qui entraveraient la mise en œuvre de l’Accord d’Alger entre les groupes du nord et le gouvernement. Dans le même temps, les critiques se font entendre : des intellectuels africains et européens demandent ainsi que « la France rompe avec la rhétorique martiale qui prévaut au Sahel, l’outil militaire devant être subordonné à un projet politique réaliste défini par les sociétés sahéliennes ». Ces chercheurs recommandent d’instaurer « des moratoires sur les frappes ciblées lorsque les États sahéliens décident d’ouvrir des canaux de dialogue avec les groupes armés, y compris djihadistes [6] » — allusion aux tentatives de négociation menées par certains gouvernements, parfois contrecarrées par les opérations militaires sur le terrain. Ce collectif de chercheurs fait valoir aussi qu’une « réduction de l’empreinte militaire française dans certains espaces pourrait constituer une mesure de confiance à l’endroit de l’Algérie et d’une partie des populations locales pour qui cette présence sonne comme une provocation ».
« Un corps expéditionnaire ne peut réussir que si l’opinion locale lui apporte son soutien. Si celle-ci est chauffée à blanc contre lui, je ne vois pas comment une telle opération peut durer », assure de son côté M. Ahmedou Ould Abdallah, ancien chef de la diplomatie mauritanienne, qui s’étonne des critiques adressées à la présence des forces étrangères. M. Macky Sall, lui-même à la tête d’un des rares États africains où la professionnalisation de l’armée est menée à son terme, ne les partage pas non plus : neutralité politique affirmée, chaîne de commandement respectée, formation continue, solide corps de sous-officiers. Le président sénégalais tient le Fonds monétaire international (FMI) pour responsable de l’appauvrissement de la plupart des armées nationales africaines, qui impose maintenant un coûteux rattrapage, conduisant dans l’intervalle des pays comme la France à intervenir dans l’urgence, renforçant son image de « gendarme de l’Afrique ».
Il est pratiquement impossible de trouver une seule opération de paix financée et menée par les Africains eux-mêmes : les capacités des États dans ces domaines régaliens sont le plus souvent faibles (formation, équipement, renseignement, capacités aériennes). La progression de leurs dépenses de défense et de sécurité demeure limitée, alors que les nécessaires réformes exigeraient des investissements considérables. Ils rencontrent en outre des difficultés dans « l’opérationnalisation » des dispositifs continentaux et sous-régionaux de sécurité collective qui restent le plus souvent encore à l’état de projet. L’Union africaine, organe essentiellement politique, qui naviguait de retards de cotisations de ses pays membres en déficits, et dont l’ambitieux Conseil de paix et de sécurité (CPS) ne vivait que des subsides européens, envisage cependant de s’autofinancer partiellement, grâce à une taxe spéciale sur les importations.
La plupart des experts et acteurs de la prévention des conflits en Afrique sont conscients qu’il importe surtout de désamorcer les poudrières. Dans les pays du Sahel, où l’essor démographique annule les bénéfices de la croissance économique, cela impose un effort massif des bailleurs de fonds et, aussi, la mise en œuvre de projets de développement, notamment dans les confins laissés à l’abandon. C’est pourquoi le Burkina Faso et le Mali, ainsi que divers partenaires européens, ont lancé l’Alliance pour le Sahel, qui doit parrainer quatre cents projets considérés comme « stratégiques » par les pays du G5-Sahel. Ces initiatives ne sont pas exemptes de confusion : quatorze plans ou stratégies, ainsi que sept envoyés spéciaux se disputent les faveurs des Sahéliens… De son côté, le Forum de Bamako, qui se veut laboratoire d’idées sur la « diagonale sèche, de l’Atlantique à l’Oural », réfléchit aux moyens « d’ériger une muraille socio-économique durable et soutenable pour lutter contre le terrorisme, et arrêter le flot de jeunes migrants », en leur proposant tout au long de la route transsaharienne des activités génératrices de revenus : énergies renouvelables, agriculture familiale, écotourisme.
Une démarche plus active en matière de « déradicalisation » contribuerait à la prévention des conflits. Le Tchad a ainsi ouvert fin janvier un Centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme violent, ciblant les 16-27 ans, perçus comme les plus enclins à rallier les groupes terroristes [7]. La déradicalisation ne sert cependant à rien sans réinsertion sociale ou économique, souligne M. Mohamed Anacko, président du Conseil régional d’Agadez, au nord du Niger.
Pour d’autres, il importe avant tout que les forces de sécurité balaient devant leur porte. « On ne peut bâtir l’autorité d’un État sur l’insécurité, le contrôle des individus », souligne le colonel Alioune Aissa Mbaye, chef du Bureau de la coordination de la lutte contre la fraude au Sénégal [8]. L’urgence est de « moraliser » les forces de sécurité, de faire en sorte qu’elles maîtrisent l’usage de la violence, de veiller à leur recrutement régional et ethnique plus équilibré, à leur déploiement jusque dans les zones les plus reculées, de procéder à des inspections régulières, de ménager un dialogue permanent avec les civils. Et ainsi, finalement, de « renforcer le cadre républicain de leurs interventions ».
Philippe Leymarie
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.