Alors que les viols occupent le devant de la scène politique indienne [1], celles et ceux qui contestent la misogynie, les discriminations religieuses ou les inégalités de caste sont renvoyés par les nationalistes hindous à leur prétendue « occidentalisation ».
Les subaltern studies et les études postcoloniales sont ainsi enrôlées par le parti au pouvoir pour valoriser la reconstitution fantasmée d’une Inde pré-coloniale pure et purifiée. Dans le même temps, la chasse aux sorcières académique et intellectuelle ne cesse de s’accentuer.
Entretien croisé avec deux jeunes philosophes du sous-continent, Shaj Mohan et Divya Dwivedi, éditrice du prochain numéro de la revue de l’Unesco, Revue des femmes philosophes, intitulée « Les femmes, les philosophes, les intellectuels en Inde : une espèce menacée ? ».
Le pouvoir actuel en Inde se fonde sur la valorisation, poussée à l’extrême, de l’hindouisme et de sa tradition. Qu’en est-il vraiment ?
Shaj Mohan : L’histoire du mouvement fasciste hindou en Inde est plus ancienne que celle de l’Inde indépendante. La plus puissante organisation hindoue de tous les temps, qui est aussi l’organisation la plus puissante après l’État en Inde, est le RSS [Rashtriya Swayamsevak Sangh – ndlr], que l’on peut traduire par « organisation patriotique nationale ». Elle a été créée en 1925 et prétend faire revivre une tradition beaucoup plus ancienne.
Aujourd’hui, la propagande de l’État indien et de nombreux universitaires indiens affirme ainsi que l’hindouisme est la religion la plus ancienne au monde. En fait, c’est l’une des religions les plus récentes au monde ! C’est, en somme, la religion ancienne la plus récemment inventée dans le monde… Ce mot, « hindou », n’existait pas en tant que catégorie religieuse avant le XIXe siècle. L’histoire de ce terme est un bon révélateur de la manière dont fonctionne le nationalisme hindou aujourd’hui en Inde.
Divya Dwivedi : La religion hindoue a été inventée en réponse à certaines mesures juridiques progressistes introduites par les Britanniques. En 1850, l’administration coloniale britannique a introduit une loi appelée Caste Disability Removal Act, qui a, pour la première fois dans le sous-continent, érigé en crime la discrimination fondée sur la caste. Jusqu’à l’apparition de cette loi, la discrimination de caste était la norme « naturelle ». Cette loi a alarmé les castes supérieures qui, à l’époque, ne se considéraient pas du tout comme hindoues ! Elles se dénommaient Brahmin, Kshatriya ou autre. Lorsque, en 1871, le gouvernement britannique a lancé un recensement, la réponse à la question : « Quelle est votre religion ? », n’était jamais « hindoue » mais « brahmine », ou autre.
L’administration britannique a alors voulu simplifier le problème pratique lié au fait qu’elle se trouvait confrontée à une centaine de castes et de religions. Elle a donc proposé que ce terme, « hindou », regroupe une centaine de castes recensées. L’hindouisme devait ainsi être compris comme un groupe religieux séparé de l’islam, du christianisme, du bouddhisme et du sikhisme. Mais personne ne savait ce que signifiait vraiment appartenir à cette nouvelle catégorie religieuse.
Shaj Mohan : Quand ce terme, hindou, est devenu une catégorie, de nombreux membres des castes supérieures ont trouvé cela vraiment choquant, parce que ce n’est pas un mot indien. C’est en fait un mot arabe, dérivé de al-Hind, qui signifie « l’Inde ».
Mais les résultats des recensements effectués entre 1871 et 1911 mettaient aussi en lumière à quel point les castes supérieures constituaient une toute petite minorité dans le pays et cela pouvait poser problème. Les castes supérieures ont donc décidé d’intégrer les castes inférieures dans cette religion hindoue nouvellement créée. Pour la première fois, les castes inférieures ont, par exemple, reçu la permission de visiter certains temples, de célébrer certaines fêtes. Sans pour autant modifier les structures sociales discriminatoires à l’encontre des basses castes.
Gandhi a joué un rôle très important dans la façon dont s’est élaborée cette religion, en particulier pour élargir l’accès aux temples. Mais il faut souligner qu’à cette époque, Gandhi était opposé aux mariages entre castes inférieures et castes supérieures, et même à ce qu’elles prennent leur repas ensemble. Il a, plus tard, changé de position face aux défis politiques lancés par les dirigeants politiques dalits (issus des basses castes), en particulier le docteur Ambedkar.
Les castes supérieures ont donc pris le commandement de cette religion, rendue nécessaire par les statistiques et les exigences de l’administration britannique. Elles ont décidé de ses dieux, de ses textes et des degrés de participation de chaque caste aux activités de cette nouvelle religion. Cela a permis de ne pas modifier le degré de participation de chaque individu dans la société, selon un ordre inchangé depuis l’Antiquité.
Le BJP [Bharatiya Janata Party – ndlr] au pouvoir, qui n’est guère que l’organe électoral du RSS, ne fait que poursuivre cette histoire, et prétend donc continuer à déterminer ce que l’Inde et les Indiens doivent être, selon le bon vouloir des castes supérieures. Aujourd’hui, la gouvernance de la société indienne est ainsi assurée par les brahmanes et surtout les Baniya, la caste des commerçants.
Ce mot de gouvernance, auquel s’intéressait beaucoup Michel Foucault, provient d’ailleurs du grec ancien kubernao, signifiant « diriger un navire ». Ceux qui gouvernent dirigent le navire social. Or, il existe un vieux terme sanskrit apparenté à ce terme grec : kubera. Kubera est le dieu mythologique de la richesse. L’étymologie nous indique qu’en Inde, de nos jours, ce sont les riches, les hommes d’affaires et les commerçants qui sont aux commandes.
Comment expliquer que de nombreux universitaires abondent dans le sens de cette histoire, pourtant largement reconstruite et mythologisée ?
Divya Dwivedi : Depuis les années 1980, à travers un programme académique baptisé « théorie postcoloniale », la relation entre l’État et la société indienne s’est progressivement modifiée. Comme l’a établi la grande historienne Romila Thapar, née en 1931, dans les anciennes sociétés du sous-continent, la figure importante est celle du roi, mais d’un roi qui obéit à un code social qui le dépasse, et qui est défini par l’ordre des castes. Le roi Rama, dont la vie et les exploits sont relatés dans le Ramayana, une des deux épopées majeures de l’Inde, est l’exemple même d’un roi qui est d’autant plus roi qu’il obéit à l’ordre social et contribue à le défendre. Ainsi, la forme et les variations possibles de l’ordre social se trouvaient entre les mains des Brahmanes.
Dans l’État moderne de l’Inde indépendante, l’apparition d’une constitution de type européen a provoqué une crise. L’Inde est une république laïque, socialiste et démocratique, selon la Constitution, mais la réalité de notre société est tout autre, puisqu’elle est ordonnée selon les castes. La caste dans laquelle les gens naissent décide encore de leurs emplois et de leurs possibilités dans la vie. Par exemple, si vous êtes un Dalit, vous ne pouvez pas monter à cheval dans la plupart des régions de l’Inde, et vous ne pouvez pas non plus épouser une personne non-Dalit.
La théorie postcoloniale est apparue sur la scène politique à la fin des années 1980 comme une solution à ce conflit entre les institutions modernes et l’ordre des castes. Certains événements ont contribué à établir une perspective postcoloniale permettant de justifier, notamment, les traditions misogynes et de désigner le féminisme ou la laïcité comme des concepts « eurocentriques ».
Par exemple, en 1987, une jeune fille éduquée, appelée Roop Kanwar, a été brûlée vive sur le bûcher funéraire de son défunt mari, suivant la pratique traditionnelle baptisée Sati qui imposait à l’épouse de rejoindre son mari dans les flammes. Traditionnellement, une femme n’est considérée comme pure que si son activité sexuelle et sa fonction reproductrice sont strictement liées à sa relation conjugale. Si son mari meurt avant elle, la seule façon pour elle de rester pure est de « mourir » peu après lui. Il s’agit bien d’un meurtre rituel.
L’administration coloniale britannique avait adopté une loi interdisant cette pratique, importante en particulier dans le nord-ouest de l’Inde. Une telle législation avait soulevé un certain nombre de débats sur le rôle de l’administration britannique dans le remodelage de la culture et des pratiques sociales dans le pays.
En 1987, l’attaque contre les féministes protestant contre ce meurtre rituel a été menée par un sociologue appelé Ashis Nandy, qui a fourni un arsenal théorique pour s’opposer aux conceptions modernes des féministes, au motif que celles-ci n’auraient été que les produits de l’idéologie et de l’épistémologie occidentales. Il affirmait qu’elles regardaient la société indienne d’après les termes modernistes forgés par l’administration coloniale et qu’elles étaient hostiles à l’identité culturelle du sous-continent. Des arguments qui résonnent avec ceux employés par Gandhi pour s’opposer à la destruction du système des castes…
Quelles sont les origines de la théorie postcoloniale ? Comment a-t-elle pris ce tour politique ?
Divya Dwivedi : Nous devons nous méfier des études postcoloniales et notamment de leur méthodologie principale, qui a consisté à préempter l’utilisation d’un vocabulaire leur permettant de mener une sorte de déconstruction appliquée, bien que non rigoureusement derridienne, qui procède ainsi : elle considère la colonisation comme une violence épistémique eurocentrique, qui doit inciter, en retour, à valoriser un savoir « authentique » et décentré par rapport à l’Europe.
Cette valorisation d’une authentique culture indienne (hindoue) est à la fois défendue par la critique postcoloniale de l’eurocentrisme et superficiellement désavouée lorsque la violence hindoue devient embarrassante sur le plan international. Ce désaveu est une « nuance » qui peut être brandie comme preuve que les théories postcoloniales se distinguent du fascisme hindou.
Shaj Mohan : Le travail d’Edward Saïd, et de son influent livre, L’Orientalisme [paru en 1978 – ndlr], a sensibilisé l’ensemble des sociétés postcoloniales à la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes en chaussant des lunettes européennes. Mais le problème de « se voir » à travers le regard de « l’Occident » n’est sensible que pour les élites de ces sociétés, qui sont les seules à avoir accès au savoir et aux canons européens. Les castes inférieures, par exemple, ne se reconnaissent pas dans l’optique postcoloniale mise en avant par les castes appartenant à l’élite.
Gandhi est une figure intéressante, de ce point de vue, parce qu’on peut le considérer comme le père de la théorie postcoloniale. Bon nombre des arguments des principales figures postcoloniales, comme Edward Saïd ou Ashis Nandy, peuvent ainsi être repérés dans la pensée de Gandhi. La théorie postcoloniale constitue une sorte de Gandhi débile et affaibli.
Jusqu’à quel point peut-on relier la théorie postcoloniale et Gandhi ?
Divya Dwivedi : Shahid Amin est un grand historien de l’école des subaltern studies [études subalternes, en français – ndlr], enseignant à l’université Columbia, qui a montré comment Gandhi circulait entre un monde traditionnel et un monde européen. Lorsqu’il est retourné en Inde après avoir vécu en Afrique du Sud, il s’est débarrassé de ses habits d’avocat occidental et sophistiqué et s’est présenté comme un paysan indien, vêtu comme tel, avant de revêtir une tenue de fakir, ne portant que son pagne.
Shaj Mohan : Gandhi a réussi à séduire à la fois les paysans indiens et le monde international. Quand il écrivait pour des journaux anglais ou s’adressait à l’administration britannique, il parlait la langue de la loi moderne parce qu’il était capable de cela en tant qu’avocat. Quand il voulait s’adresser aux villageois ou aux castes inférieures, il parlait la langue de la spiritualité hindoue. Gandhi a étendu ce discours équivoque à tous les domaines. En cela, il est un précurseur de la théorie postcoloniale.
Divya Dwivedi : Gandhi a utilisé le mot « Swaraj », qui peut signifier « autodétermination » ou « Home Rule », mais qui peut aussi désigner la règle du village et prétendre défendre les modes de vie traditionnels « hindous ». Cette utilisation équivoque du langage, située entre la théorie institutionnelle occidentale et la spiritualité indienne, contient les germes de la théorie postcoloniale et du mouvement nationaliste hindou.
La théorie postcoloniale est-elle si importante pour comprendre la politique contemporaine en Inde ?
Divya Dwivedi : Aujourd’hui, on peut dire que la société indienne et son avenir sont déterminés par la théorie postcoloniale, qui est devenue une langue de tous les jours que l’on peut entendre jusque dans les studios de télévision. Est-ce que, par exemple, un non-Indien peut critiquer la société indienne ? Cela devient difficile. En outre, si un Indien parle de façon critique de la société indienne et utilise le langage des droits, il devient un orateur illégitime. Lorsque les Dalits, « autrefois Intouchables », exigent que les discriminations de caste soient reconnues comme du racisme afin d’obtenir une protection juridique internationale, ils sont qualifiés d’ignorants de « l’eurocentrisme ».
Shaj Mohan : Il est essentiel de noter que la théorie postcoloniale coïncide avec – et soutient – la montée de la droite hindoue en Inde, incarnée par le mouvement Temple Rama, initié par le RSS et revendiquant la destruction d’une mosquée prétendument construite sur le lieu de naissance du dieu Rama. Cela coïncide également avec le moment où une nouvelle réforme des castes, fondée sur le rapport de la commission Mandal, devait être présentée au Parlement et permettre un plus grand accès aux fonctions publiques et à certains emplois pour les castes défavorisées. Cela a créé un fort ressentiment parmi les castes supérieures.
Divya Dwivedi : Une partie très importante du scénario politique aujourd’hui est que beaucoup de gens appartenant aux castes inférieures, en particulier les Dalits, ne considèrent pas la domination coloniale comme le moment le plus décisif de leur histoire. Pour eux, l’oppression vient d’abord des castes supérieures et certains d’entre eux évaluent positivement la période coloniale comme un moment de relâchement de cette oppression. La théorie postcoloniale, qui se focalise sur la période coloniale, ne leur est d’aucun recours émancipateur.
Quelles sont les différences entre la théorie postcoloniale et le nationalisme hindou ?
Divya Dwivedi : La théorie postcoloniale, le nationalisme hindou et le projet de Gandhi ont en commun de vouloir récupérer le passé pur et non contaminé de l’Inde, mais à des degrés divers et avec des intentions différentes. L’intention est de faire en sorte que le passé de l’Inde, l’idée romancée de « la grande civilisation indienne » puissent jouer le même rôle que la Grèce antique et la civilisation romaine ont pu jouer pour la construction de l’Europe. Il s’agit d’une imitation tentant de faire valoir l’idée que « si c’est génial, c’est arrivé en Inde d’abord ».
Le nationalisme hindou et la théorie postcoloniale désirent tous deux la même chose, même si la théorie postcoloniale s’intéresse en priorité à la redécouverte de l’Inde qui existait juste avant la colonisation européenne, tandis que le nationalisme hindou se concentre sur une chronologie encore plus ancienne.
De nos jours, il n’y a plus de réelle distinction entre les deux, puisque le nationalisme hindou influence la théorie postcoloniale. Nous avons désormais des théories postcoloniales évoluant vers une « sanskritisation » de l’Inde, une « hindouisation » de l’Inde. On a ainsi pu voir un universitaire postcolonial écrire récemment dans un journal que la Constitution indienne devrait refléter le Dharma de la société indienne, un terme qui, à l’origine, signifiait « l’ordre cosmique » mais désigne plus largement les codes sociaux, leurs variations permises, et les punitions pour les violations de ces codes !
Les nationalistes hindous et les théoriciens du postcolonial sont eux-mêmes des produits d’un système éducatif mis en place par la colonisation britannique. Ils nient pourtant le droit à cette éducation moderne aux castes inférieures et aux pauvres, qui ne peuvent fréquenter que des écoles médiocres, avec un enseignement en langue régionale.
Les études dites subalternes et les théories postcoloniales n’ont-elles toutefois pas été importantes pour la décolonisation des esprits et des imaginaires ?
Divya Dwivedi : On peut avoir le sentiment d’une impulsion démocratique dans l’historiographie postcoloniale, et particulièrement dans l’historiographie dite subalterne. Mais l’idée dominante est de montrer qu’il existe une trace du cadre colonial sur les connaissances produites en Inde. Et d’affirmer que cette trace est la trace de la violation de tous les possibles que le sous-continent indien aurait eus, de manière organique, sans l’interruption produite par le moment colonial.
La conséquence logique de cette idée dominante et que « tout discours émancipateur est un discours colonial », et que nous devrions rester méfiants à l’égard de toutes les tentatives faites au nom des droits, de l’égalité ou de la démocratie. Dans cette perspective, la décolonisation n’est pas considérée comme un simple divorce entre le colonisateur et le colonisé, que ce soit sur le plan social, économique, politique ou commercial. Pour les tenants de cette historiographie, la colonisation est plus profonde et rend impossible de penser hors du nouveau cadre imposé par le colonisateur. En bref, nous serions tous colonisés une fois pour toutes.
C’est ainsi qu’une figure de « victime perpétuelle » est créée et mise en avant. Cela permet aux nationalistes hindous de se présenter comme des victimes éternelles de la colonisation européenne, mais aussi de la minorité musulmane.
Cette emprise des théories postcoloniales teintées de nationalisme hindou a-t-elle lieu dans toutes les universités ou dans certains lieux spécifiques ?
Shaj Mohan : Toutes les universités et tous les lieux académiques pratiquant les sciences humaines et sociales sont concernés en Inde, mais pas seulement, puisque ces théories sont aussi influentes dans le monde académique européen, américain et australien. Au point que la philosophie elle-même est considérée comme eurocentrique, alors qu’elle constitue un acte de pensée créateur de liberté et qu’elle ne peut pas avoir de centre.
La philosophie demande « que pensez-vous ? » et élabore à partir de cette interrogation fondamentale. Le contraire de la philosophie demande « comment pensaient-ils ? », que ce « ils » désigne les soi-disant Aryens originels, les proto-Grecs ou les « inventeurs » de religion.
La philosophie constitue donc une menace sérieuse pour le nationalisme hindou, fondé sur un « ils » n’ayant jamais existé. C’est une sorte de lieu commun de dire que « la philosophie est dangereuse ». Mais en Inde, être philosophe peut conduire à votre mort. Depuis 2013, trois philosophes rationalistes ont été abattus en Inde. Les castes supérieures dominent la sphère publique et la production de connaissances. Plus important encore, ils contrôlent les théories qui fournissent le cadre dans lequel se déploient la recherche et la pédagogie.
Cette domination des castes supérieures, qui passe par la théorie, n’est pas neuve. Le « Brahminisme » a longtemps désigné la manière dont la domination des castes supérieures sur les inférieures passait par le langage, les mots et l’éducation. En ce sens, la théorie postcoloniale ne fait que poursuivre un processus ancien.
Divya Dwivedi : À partir des années 2000, les théoriciens postcoloniaux ont commencé à se référer de plus en plus aux textes sanskrits de la période védique et aux contes de fées du dieu Rama et d’autres dieux mineurs. Des séminaires ont été régulièrement organisés sur ces thèmes. Le département de littérature anglaise de l’université de Delhi a tenu au moins deux séminaires sur un texte religieux très raciste appelé Gita.
On a donc assisté à une hindouisation des disciplines académiques. Aujourd’hui, la plupart des « féministes », des sociologues, des théoriciens politiques et des intellectuels acceptent la « direction hindoue », à quelques variations près. Et désormais, ce langage appelé hindi s’est imposé agressivement aux locuteurs de nombreuses autres langues dans le sous-continent.
En quoi l’hindi fait-il partie de ce dispositif politique et théorique nouveau que vous décrivez ?
Divya Dwivedi : La langue hindi est une invention des années 1940, développée peu de temps après l’invention de la religion hindoue. L’hindi a été inventé pour distinguer la langue hindoue de ce qui était considéré comme une langue islamique, appelée hindoustani ou ourdou. L’hindi a proposé une nouvelle transcription, importé des mots en sanskrit et forgé des prononciations pour distinguer les soi-disant hindous des locuteurs de l’ourdou.
L’ourdou, apparu pendant la domination moghole, était devenu le langage de la haute culture, et était même devenu la langue de Bollywood jusqu’à récemment. Mais au cours des dernières décennies, l’ourdou a été identifié comme une langue purement islamique et dévalorisée par le nationalisme hindou.
Shaj Mohan : L’Inde possède une grande diversité de langues et de cultures. Le nationalisme indien est d’origine européenne au sens où le nationalisme n’existait pas en Inde avant la colonisation, pas plus que l’idée d’un État-nation. Le mouvement indépendantiste a créé ce désir d’être une nation comme les autres et d’avoir pour cela une langue nationale dans laquelle tous les citoyens pourraient communiquer. Quelle pourrait être la langue de cette nouvelle nation qui avait tant de langues à l’intérieur ?
Il existait plusieurs langues locales, parlées dans le nord-ouest de l’Inde, qui présentaient certains degrés de similarité, mais aussi des différences notables. L’hindi a été construit à partir de ce socle, afin d’absorber et d’anéantir les autres langues en les réduisant au statut de dialecte de l’hindi. Les mots d’origine perse et arabe ont été supprimés, alors que l’hindi n’est qu’une version en sanskrit de la langue ourdoue.
JOSEPH CONFAVREUX