Après plusieurs décennies de diminution constante du nombre de travailleurs formels dans les transports, l’ATGWU remonte la pente, avec près de 60.000 membres.
Il y a trois ans, Samuel Mugisha a failli démissionner. Alors qu’il était conducteur de mototaxi (un véhicule localement connu sous le nom de « boda-boda ») dans la capitale ougandaise, Kampala, le harcèlement incessant exercé par la police avait un impact négatif considérable sur ses revenus quotidiens. Mais aujourd’hui, Samuel s’épanouit au sein de l’association des conducteurs de moto-taxis Kampala Metropolitan Boda-Boda Association (KAMBA), qui compte 38.000 membres.
Créée en janvier 2014, la KAMBA est l’une des nouvelles affiliées du syndicat des transports Amalgamated Transport and General Workers’ Union (ATGWU), le plus ancien syndicat ougandais, actuellement en tête des actions visant à représenter les travailleurs informels dans le secteur des transports et à défendre le travail décent pour tous ses membres.
Après plusieurs décennies de diminution constante du nombre de travailleurs formels dans les transports, l’ATGWU remonte la pente. Le syndicat compte près de 60.000 membres, englobant le nombre important de travailleurs informels des transports tels que les chauffeurs de minibus-taxis et les conducteurs de vélo-taxis et de boda-boda, qui donnent un nouveau souffle au syndicat.
« Cela n’a pas été facile. De nombreux obstacles ont fait barrage à cette officialisation, mais nous avons gagné beaucoup de terrain jusqu’à maintenant », déclare Usher Wilson Owere, le président national de l’ATGWU. « Le chemin est encore long mais nous progressons, étape par étape ».
Depuis sa création en 1938 sous le nom d’Uganda Motor Drivers Association, l’ATGWU a rencontré de nombreuses difficultés, mais celle qui a le plus menacé son existence est certainement la forte chute du nombre d’adhérents qui a suivi l’effondrement des services publics de transports routiers de voyageurs. Comme dans d’autres pays d’Afrique, les programmes d’ajustement structurel qui ont été imposés en Ouganda dans le milieu des années 1980 ont entraîné des pertes colossales d’emplois, en particulier dans le secteur public. Pour l’ATGWU, les licenciements massifs opérés dans les entreprises publiques d’autobus, dont les employés constituaient l’essentiel de ses membres, ont décimé le 2 syndicat. En 2006, la situation était catastrophique, avec un nombre historiquement faible d’environ 2000 adhérents (essentiellement des employés d’aéroport).
« Après les programmes d’ajustement structurel et la privatisation, l’Ouganda a été confronté à une nouvelle forme de capitalisme brutal, dans lequel les individus étaient soit écrasés, soit obligés de créer leur propre pouvoir », explique Owere dans un nouveau rapport publié par la fondation allemande Friedrich-Ebert-Stiftung (FES), intitulé Transforming transport unions through mass organisation of informal workers : a case study of the Amalgamated Transport and General Workers’ Union (ATGWU), Uganda (Transformer les syndicats des transports par la syndicalisation massive des travailleurs informels : étude de cas de l’Amalgamated Transport and General Workers’ Union (ATGWU), Ouganda).
Regrouper et reconstruire
C’est à ce stade, dans le milieu des années 2000, que l’ATGWU a opté pour le regroupement et la reconstruction ; l’intégration des travailleurs informels était un élément clé de cette stratégie. C’est seulement à partir de 2015 que l’Organisation internationale du travail (OIT) a adopté l’importante Recommandation 204 permettant de faciliter l’officialisation de 50 % des personnes qui travaillaient dans l’économie informelle à travers le globe, mais c’est exactement ce qu’avait mis en place, dès 2006, le nouveau secrétaire général de l’ATGWU, Aziz Kiirya.
Kiirya savait que pour régénérer l’ATGWU, il faudrait organiser et représenter les travailleurs de l’économie informelle. D’après les estimations, le nombre de conducteurs de boda-boda se situait entre 100.000 et 250.000, pour la seule ville de Kampala, en plus des 50.000 chauffeurs de minibus de la capitale ; il décida alors de modifier les statuts du syndicat pour prendre en compte ces travailleurs informels.
« La stratégie de l’ATGWU pour organiser les travailleurs de l’économie informelle reposait sur la constatation que ces travailleurs étaient très souvent déjà organisés, non pas dans le mouvement syndical, mais au sein de coopératives de crédit et d’épargne, de groupes d’entraide informels, d’associations locales et, surtout, d’associations professionnelles », précise le rapport.
En 2008, l’Airport Taxi Operators Association fut la première association à s’affilier à l’ATGWU, suivie de près par diverses autres organisations nationales et régionales telles que la Long Distance Heavy Truck Drivers Association et l’Entebbe Stages and Conductors Association.
D’après le rapport, la syndicalisation a eu un « impact spectaculaire » sur les travailleurs informels du secteur ougandais des transports, à commencer par « une diminution du harcèlement de la police, des avancées non négligeables grâce à la négociation collective, une baisse des conflits internes dans les associations, et une amélioration de la visibilité et de la situation des travailleuses informelles du secteur des transports ».
Les chauffeurs de taxi de l’aéroport de Kampala, par exemple, ont obtenu un marquage standardisé pour leurs taxis, un bureau et un guichet de vente dans le hall des arrivées, des places de parking adaptées et des espaces de repos, entre autres améliorations résultant des négociations collectives.
Entre-temps, d’autres membres ont profité des avantages d’avoir une carte d’adhérent syndical, en particulier pour aller à l’étranger.
L’ATGWU a connu un essor considérable en 2013 lorsque la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) a lancé un projet destiné à améliorer la capacité des syndicats d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine à représenter les travailleurs informels du transport.
Les principaux objectifs consistaient à former des organisateurs et à améliorer les conditions de travail des femmes dans le secteur des transports. Très peu de femmes travaillent dans ce secteur à forte prédominance masculine en Ouganda ; KOSTA, par exemple, compte seulement 45 conductrices de poids lourds et 13 autres conductrices sur environ 36.000 adhérents.
Juliet Muhebwa est l’une des conductrices représentées par KOSTA. Bien que l’AGTWU ait créé un comité des femmes pour répondre aux besoins des travailleuses du transport, Juliet affirme que les femmes sont toujours confrontées aux mêmes problèmes que ceux rencontrés par les femmes qui travaillent dans le secteur informel à travers le monde : durée excessive du temps de travail, faibles salaires, conditions de travail dangereuses et menaces de violence, de harcèlement et d’intimidation. Selon elle, l’attitude à l’égard des femmes qui travaillent dans ce secteur est « très négative, ce qui décourage l’arrivée de nouvelles travailleuses », en dépit des ateliers et des formations organisés par l’AGTWU à l’intention des travailleuses pour lutter contre ces problèmes.
Encore beaucoup à faire
En février 2015, l’ATGWU a créé un Comité du secteur informel, composé des présidents et secrétaires de toutes les associations affiliées, ce qui a aidé les membres non seulement à se connaître mais aussi à améliorer les systèmes et les procédures dans leurs organisations respectives.
Il reste beaucoup à faire, mais l’AGTWU a de l’expérience pour surmonter les difficultés majeures. En 2013, les autorités ougandaises ont adopté une loi pour interdire les rassemblements de plus de dix personnes. Bien que les syndicats soient officiellement exclus de cette loi, en août de la même année, la police a occupé puis fermé les bureaux de l’ATGWU, où les chauffeurs de taxi et les conducteurs s’étaient rassemblés pour assister à une réunion – que la police estimait illégale, les participants n’étant pas considérés comme des « travailleurs ».
L’ATGWU a vivement réagi, en menaçant de lancer un appel à la grève et de paralyser tout Kampala si les droits légitimes de ces travailleurs n’étaient pas reconnus. L’ITF a même écrit au président ougandais Yoweri Museveni et, tandis que les tensions faisaient craindre un risque d’escalade, la police a fait marche arrière et le syndicat a annulé la grève.
« La confrontation et la victoire à laquelle elle a donné lieu ont été un moment charnière dans la syndicalisation des travailleurs informels de l’ATWGU », indique le rapport. « Il ne s’agissait pas seulement d’une victoire contre l’ingérence de la police dans la gestion des associations, mais aussi contre le harcèlement quotidien exercé par la police à l’encontre des travailleurs informels du transport ».
Mais même l’ATGWU reconnaît qu’il s’est seulement « attaqué à la surface » par rapport à ce qu’il reste à faire, entre le nombre très important de personnes qui travaillent encore dans l’économie informelle, et la réticence des syndicats des travailleurs en col blanc pour considérer les membres de l’économie informelle comme des travailleurs de rang égal.
À l’heure actuelle, les membres des associations affiliées ne bénéficient toujours pas d’une adhésion syndicale à part entière, et un manque de droit de vote prive les travailleurs informels du droit de participer pleinement aux activités syndicales. De nombreuses barrières subsistent : par exemple, les membres à part entière de l’ATGWU doivent verser 2 % de leur salaire au titre de cotisations syndicales, mais cela pose un véritable problème aux travailleurs informels confrontés à des fluctuations quotidiennes de revenus – bon nombre d’entre eux n’ont même pas de compte en banque.
« Nous sommes membres mais d’une certaine manière nous sommes à part », signale Juliet, la conductrice de bus. « Nous voulons être mieux intégrés. C’est la seule façon d’avoir plus de pouvoir ».
La réforme des statuts de l’ATGWU pour assurer l’intégration totale des travailleurs informels dans le syndicat sera une des questions centrales de la prochaine Conférence quinquennale des délégués de l’ATGWU, qui se tiendra en 2017.
Mais pour des travailleurs informels comme Frank, le fait d’être membre de l’AGTWU a changé énormément de choses dans sa vie. « Auparavant, presque la moitié de mes revenus servait à soudoyer les agents de police pour qu’ils me laissent travailler. Je n’ai plus cette pression maintenant », explique cet homme de 32 ans père de trois enfants.
Comme il peut économiser davantage, Frank pense pouvoir être désormais en mesure de payer les frais de scolarité de ses enfants. Il a également pu aider sa femme à ouvrir une épicerie pour compléter les revenus du foyer. «
J’étais plus pessimiste pour l’avenir il y a trois ans », annonce-t-il en se penchant sur son vélo rouge. « Maintenant je vois venir des jours meilleurs ».
« Transforming Transport Unions through Mass Organisation of Informal Workers in Uganda » , by Dave Spooner and John Mark Mwanika
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article44854
Diana Taremwa Karakire
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