Rarement manifestation aura été aussi bien et aussi vite préparée. Le concours discret des forces de l’ordre en a, il est vrai, favorisé la réussite. Mais pour organiser ce défilé monstre, le 31 mai 1968, sur la Canebière, à Marseille, dans une ville dominée par Gaston Defferre et les communistes, il fallait avoir une stratégie : obtenir des renseignements sûrs, déployer force et ruse, assurer la sécurité. Bref, gagner tambour battant, pour le pouvoir, la guerre de l’opinion dans ce fief de la gauche.
L’exemple venait d’en haut. La veille, le Général, de retour de Baden-Baden, en Allemagne, s’était, en une allocution de quatre minutes et demie, ressaisi du pouvoir. La célèbre voix avait annoncé avec fermeté à la radio : « Je ne me retirerai pas. (…) Je ne changerai pas le premier ministre (…). Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale. » Il avait ajouté, appuyant sur « il faut » : « Partout, et tout de suite, il faut que s’organise l’action civique. » Un flot de 400 000 manifestants s’était alors déversé sur les Champs-Elysées en une sorte de « remake de la Libération », en sens inverse, remontant de la Concorde vers l’Etoile, note l’historien Frank Georgi (Vingtième Siècle n° 48, 1995).
Le 30 mai 1968, Joseph Comiti, l’homme fort de l’opposition à Marseille, est à Paris. Ce natif de Corse, inscrit aux Jeunesses socialistes par son père, instituteur et ancien résistant, est devenu un grand professeur de médecine. Entré sur le tard en politique, il soutient avec ferveur Charles de Gaulle, qui l’appellera au gouvernement. A Jacques Foccart, très proche conseiller du président, le professeur répète depuis le début des événements, avec un indéniable optimisme : « A Marseille, la ville est calme. Les choses continuent à aller assez bien. »
« On n’était pas là pour se battre »
L’anecdote est rapportée par son ancien directeur de cabinet, Jean-Claude Brun, 79 ans, auteur de Joseph Comiti, un destin gaulliste (Encre bleue, 2003). C’est à lui que Comiti téléphone sur-le-champ, en voyant la marée humaine qui déferle à Paris. Marseille ne doit pas être en reste. « Nous n’avions pas beaucoup d’élus, mais pas mal de militants. Nous avons commencé à chercher des voitures, des croix de Lorraine, des drapeaux, à réfléchir à l’itinéraire », se rappelle Jean-Claude Brun. Jeune docteur en droit, il voit, ébahi, débarquer une délégation d’officiers polonais « prêts à intervenir si nécessaire ». Il remercie et confie, cinquante ans plus tard : « On n’était pas là pour se battre. » Lui non, mais beaucoup redoutaient la guerre civile et d’autres militaires, français cette fois-ci, ont proposé leurs services.
L’Union des jeunes pour le progrès (UJP), « l’infanterie active » du mouvement gaulliste, comme l’appelle son secrétaire départemental, Patrick Ollier, se met, elle aussi, en ordre de marche, sous la férule lointaine de Charles Pasqua. Les Renseignements généraux (RG) les ont avertis que les « Katangais », ce groupe de jeunes gens désœuvrés aux méthodes paramilitaires, ont débarqué à Aix-en-Provence pour faire de la provocation à la fac de lettres, déjà théâtre d’affrontements violents, et pourrir la manifestation de la droite, le lendemain, à Marseille.
Dans la nuit du 30 au 31 mai, vers 2 heures, protégés à l’arrière par un escadron de gendarmes, Patrick Ollier, 23 ans, et ses jeunes amis rompus aux arts martiaux rampent silencieusement, armés de poinçons et de serpillières mouillées. Ils crèvent avec méthode les pneus d’une quarantaine de voitures supposées appartenir aux Katangais. Les serpillières servent à assourdir le « pschitt » des chambres à air se dégonflant. Le commandant de la base aérienne d’Aix, furieux, maudira « les voyous gauchistes » qui, croyait-il, avaient mis à plat la voiture de sa femme. Un dégât collatéral, mais la grande manifestation du lendemain à Marseille est presque sauve.
Les tracts ont été imprimés dans la nuit, les banderoles confectionnées, le tout est distribué dans la matinée. Il est prévu de se retrouver en début d’après-midi devant le Palais Longchamp et ses monumentales fontaines, puis de descendre jusqu’au début de la Canebière.
Classicisme d’époque et de classe
Danger ! A ce point stratégique convergent plusieurs artères, le cours Franklin-Roosevelt, le boulevard de la Libération, la rue Consolat, la rue de la Grande-Armée, pour ne citer que les principales. De tous ces ruisseaux « doivent surgir des gauchistes, qu’il faut à tout prix empêcher de rejoindre le cours de la Canebière » – c’est la mission de l’UJP. Patrick Ollier a demandé des renforts dans toute la région, et quelque 250 jeunes armés de manches de pioche, décidés à en découdre, tiennent le barrage. « Ils n’ont pas pu nous passer ! », se félicite encore leur meneur. « Les responsables du SAC [Service d’action civique] voulaient nous équiper, ce que nous avions refusé, mais nous avions fait une répétition générale avec les gendarmes », précise Patrick Ollier.
La manifestation peut commencer. C’est une foule immense, inattendue, dont le nombre va bien au-delà des espérances des organisateurs, qui s’amasse dans le centre-ville et descend le long de la Canebière vers le Vieux-Port. La fameuse « majorité silencieuse » de 1968, que Georges Pompidou évoquera deux ans plus tard. Combien ? Jean-Claude Brun écrit 100 000 personnes dans son livre, mais admet aujourd’hui que ce chiffre est un peu exagéré. C’est pourtant celui que mentionne le présentateur des actualités régionales à la télévision. Le Provençal, tout dévoué à son propriétaire, Gaston Defferre, n’en souffle mot.
La tête du cortège reste d’un classicisme d’époque et de classe. Une seule femme, lunettes noires, chignon et tailleur sombre : c’est Mme de Vernejoul, la femme du professeur de médecine qui a formé Comiti. Ce dernier se trouve à sa droite et, de part et d’autre, un certain nombre d’élus issus de la Résistance, comme Bernard Bermond, Paul Tatilon ou Pierre Blum. On y voit aussi le maire de Marignane, Laurens Deleuil, celui de Plan-de-Cuques, Maurice Bertrand, et, dans la foule, Pierre Lucas, élu député le mois suivant. Beaucoup de costumes-cravates et de rosettes.
Les jolies filles mises en avant
Comiti et Pasqua avaient néanmoins donné des instructions précises : il fallait, dans cette foule, mettre en avant des jeunes, surtout des filles, si possible jolies. Elles étaient supposées former un élément rassurant et porter un message de paix. D’où cette ribambelle de jeunes femmes à couettes ou queues-de-cheval et ballerines, suivies d’un grand drapeau tricolore – il y en avait des milliers – que l’on voit sur la photo.
En dépit de quelques slogans qui font depuis toujours le fonds de commerce de l’extrême droite, comme « La France aux Français », les pancartes restent assez mesurées et disent surtout l’exaspération après un mois de blocage du pays : « Non à la subversion », « Non à l’anarchie », « Grévistes par force ». Elles sont parfois plus politiques : « L’opposition a peur du peuple », « De Gaulle n’est pas seul », et ce « Battez Defferre quand il est chaud », où le nom du maire n’est pas écrit mais symbolisé par deux fers à cheval.
Des jeunes, il y en a dans cette manifestation, où se mêlent la bonne bourgeoisie marseillaise et des petits commerçants, des employés, des artisans. « C’est un défilé des classes moyennes », juge Roger Karoutchi, 16 ans à l’époque, qui vient tout juste d’adhérer à l’UJP. Le matin, il a distribué des tracts, et maintenant il déambule en chemisette et en sandales sous le chaud soleil de Marseille. « Ça faisait un mois qu’on baissait la tête. On en avait marre des drapeaux noirs. Au lendemain du succès de la manifestation de Paris, on avait le sentiment que la machine se remettait en route. C’était notre tour », dit-il.
L’adolescent a déjà lu les Mémoires de guerre, il est passionné d’histoire et a été élu avec un autre lycéen de Pierre-Puget, son établissement, au Comité d’action lycéen (CAL). Lorsque les deux délégués ont défendu la reprise des cours, à Thiers, le grand lycée de la ville, rebaptisé lycée de la Commune, ils se sont fait jeter dehors. « Nous n’avons eu qu’un succès modéré », s’amuse-t-il.
La manifestation passe maintenant devant Super Baze, le grand magasin de Marseille à prix modestes, où toutes les familles se fournissent en vêtements, lingerie, jouets, produits de ménage ou quincaillerie, et les jeunes en 45-tours, avant de descendre au sous-sol où se trouve l’alimentation. Ce vendredi, le marchand de glaces devant le magasin a rangé son étal et la foule continue à marcher en direction du fort Saint-Nicolas en chantant à pleins poumons La Marseillaise.
« C’était bouleversant. On n’entendait plus que L’Internationale depuis un mois », se souvient Marie-Jeanne Fay, née Bocognani, 15 ans, élève au lycée de filles Edgar-Quinet, qui se définit comme « assez agitée » à l’époque. « J’avais peur d’être avec des vieux, mais chez moi il y avait un portrait de De Gaulle sur la cheminée, et ma famille, d’origine corse, très conservatrice et bourgeoise du côté de mon père, était profondément gaulliste du côté maternel. » La jeune fille prend donc le chemin de la manifestation avec son cousin Antoine, 20 ans, encouragée par ses parents.
« C’est pour le Général ! »
Pétrie d’idées généreuses, elle a un oncle communiste qui fondera la Mutuelle de France (un renégat, pour l’aïeul des Bocognani). Marie-Jeanne se sent partagée : « Mai 68 nous permettait de prendre la parole. Au lycée, j’avais une blouse bleue jusqu’aux mollets, que je détestais. On a jeté la blouse, je suis devenue déléguée. C’était une prise de pouvoir. » Elle bascule néanmoins du côté de l’ordre. Avec la grève, des montagnes de poissons pourrissent sur le Vieux-Port et ce gâchis l’écœure. Surtout, son grand-père paternel, officier de marine et farouche anticommuniste, meurt d’une crise cardiaque pendant ce mois de mai, et son corps ne peut être transporté en Corse qu’au prix de discussions interminables avec les dockers. Aujourd’hui, elle gère une structure associative pour les primo-arrivants, après une longue carrière politique d’adjointe au maire de Marseille pour l’intégration et le Samusocial.
Jean-Marc Benzi a été adjoint pendant la même période (1995-2008) et s’est illustré dans « la guerre des croque-morts », contre les pompes funèbres privées, avec son éternel nœud papillon et son bagout. En mai 1968, il a 16 ans et se déclare gaulliste de père en fils. « Une caricature de famille de droite, catho, capitaliste, armée de deux principes : l’argent est tabou et la religion révélée », dit-il en riant. Mais il évoque avec tendresse son père, un personnage, victime de la polio à 5 ans, devenu l’un des premiers directeurs de Paul Ricard et critique musical bénévole.
En arrivant dans la manifestation, Benzi tombe sur son père justement, que trois légionnaires tentent de recruter pour le service d’ordre. « Mais tu es handicapé ! » Sa prothèse pesait 25 kilos. « C’est pour le Général ! », répond le père en se hissant dans le véhicule. Dix minutes plus tard, Benzi retrouve par hasard sa sœur de 20 ans, puis tous deux aperçoivent leur mère. Pour sa première manif, il défile en famille. Il en garde un merveilleux souvenir et s’engagera, comme beaucoup d’autres, dans la campagne des législatives pour Comiti, avec l’UJP. « On a gagné dans les urnes, mais pas dans les esprits. On n’avait pas compris que quelque chose s’était cassé », estime-t-il, cinquante ans plus tard, avec un brin de nostalgie.
Béatrice Gurrey (Marseille, envoyée spéciale)