Le paradoxe est remarquable : c’est au moment où les deux grandes menaces environnementales – l’effondrement de la biodiversité et le dérèglement climatique – se font de plus en plus tangibles et inquiétantes, que le principe de précaution est remis en cause. En dépit de nombreuses campagnes visant à sa suppression, il demeure bien sûr inscrit, sous des formes différentes, dans les droits français et européen. Mais un arrêt récent et inattendu du tribunal de l’Union européenne en limite fortement la portée.
Rappelons d’abord que le principe de précaution n’est pas, comme ses détracteurs aiment à le caricaturer, un principe d’inaction, de peur, de paralysie, etc. C’est, plutôt, un principe de bon père de famille, qui entend limiter les risques majeurs par l’acquisition de connaissances. Le voici, tel qu’il est libellé dans la Charte de l’environnement, annexée en 2005 à la Constitution française : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent (…) à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. » Figurez-vous la proposition inverse et vous serez convaincu qu’il est difficile d’imaginer principe plus consensuel.
Or voilà que le tribunal de l’Union européenne le réinterprète. Dans un arrêt du 17 mai, la juridiction communautaire a donné raison à BASF, qui attaquait la Commission pour avoir imposé, en 2013, un moratoire à l’un de ses produits, le fipronil – un insecticide mis en cause dans le déclin des abeilles. Dans son arrêt, le tribunal justifie sa décision par le fait que l’exécutif européen n’a pas conduit d’analyse d’impact préalable aux mesures prises à l’encontre du produit.
Gérer l’incertitude
Une « analyse d’impact » ? Il s’agit essentiellement d’une analyse coût-bénéfices, dans laquelle on cherche à évaluer les effets économiques d’une mesure. Le tribunal fonde sa décision sur le point 6.3.4 d’un texte réglementaire de février 2000 (dit « Communication de la Commission sur le recours au principe de précaution »). Celui-ci indique que le recours au principe de précaution « devrait inclure une analyse économique coût-bénéfices », mais que « le décideur peut aussi être guidé par des considérations non économiques, telles que la protection de la santé ». Le tribunal a finalement donné la primauté au devoir d’estimation des pertes économiques.
Bien qu’ils s’en défendent dans leur texte, les juges européens mettent, de fait, en balance des intérêts économiques avec la santé publique ou l’environnement. Leur argument majeur (lisible au point 170 de l’arrêt) est en substance que, les effets négatifs attribués au fipronil étant incertains, la moindre des choses est que la Commission se donne les moyens d’évaluer les pertes économiques de son retrait pour se faire une idée plus juste de la réelle nécessité des restrictions envisagées. Pour respecter un autre principe, celui de proportionnalité, il convient donc – c’est le sens de l’arrêt – de mettre en balance des effets économiques avec des dégâts environnementaux pourtant potentiellement graves et irréversibles.
Il semble y avoir là une forme de malentendu. D’abord, le principe de précaution n’étant mobilisé qu’en situation d’incertitude, il conviendrait de toujours devoir faire une analyse d’impacts économiques avant d’y recourir. Ensuite, les effets sanitaires ou environnementaux chroniques produits par des substances dispersées sur de vastes territoires et présentes à bas bruit dans la chaîne alimentaire sont, par nature, formellement incertains (même s’ils peuvent être plus que plausibles). Dans l’environnement, en particulier, tous les paramètres ne pouvant être contrôlés comme au laboratoire, tout désagrément surgissant après le déploiement d’une nouvelle molécule peut commodément être attribué à quantité de causes alternatives. L’obtention d’une preuve scientifique formelle est illusoire. Autoriser la mise sur le marché d’un pesticide, c’est donc devoir, ensuite, gérer de l’incertitude.
Du coup, l’arrêt du tribunal de l’Union rend, de facto, le recours au principe de précaution pour retirer du marché des molécules déjà en circulation, sinon impossible (le tribunal a validé les restrictions imposées par Bruxelles sur trois autres insecticides), au moins très délicat.
La biodiversité s’effondre
Or l’équation est simple. D’une part, aujourd’hui, plus de 350 pesticides sont autorisés en Europe. D’autre part, la biodiversité des écosystèmes agricoles s’effondre à une cadence si élevée (plus de 75 % de la biomasse des insectes volants auraient disparu en moins de trois décennies des paysages européens) que des mesures d’urgence seront certainement nécessaires pour l’enrayer. Alors que la situation impose le recours à une version élargie du principe de précaution, l’arrêt du 17 mai laisse les décideurs juridiquement vulnérables face aux recours de l’industrie, contraints de ne retirer qu’au compte-gouttes les molécules suspectes, qui sont d’ailleurs souvent remplacées par d’autres, tout aussi problématiques.
C’est d’autant plus dommageable que nos responsables politiques sont déjà, en règle générale, très peu enclins à user du principe de précaution. En France, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, s’est récemment opposée à la création d’un fonds d’aide aux victimes des pesticides (riverains, travailleurs et exploitants agricoles), au motif que « nous connaissons encore trop mal les risques sur la santé d’une exposition à un ou plusieurs produits phytopharmaceutiques. » Entre l’interprétation restrictive du droit et le déni de réalité, le principe de précaution a de sombres jours devant lui.
Stéphane Foucart