Diffusé dimanche 19 octobre 2014 sur France 2 (et en salles mercredi 22), Chante ton bac d’abord, drôle de documentaire en partie chanté, signé David André, saisit cinq lycéens en classe de terminale, durant cette année charnière où l’avenir se dessine. Leurs histoires singulières dressent un attachant portrait de groupe et nous ont donné l’envie de prolonger la photographie, d’explorer à notre tour, au fil de plusieurs numéros, la génération des moins de 25 ans.
Première de ces étapes, notre rencontre avec Ludivine Bantigny, historienne, spécialiste des phénomènes générationnels, qui s’attache à battre en brèches les préjugés accolés à cette jeunesse tantôt portée aux nues, symbole d’espoir et de renouveau, tantôt vouée aux gémonies, inquiétante et dangereuse, à l’instar des « jeunes des banlieues ». La fracture entre les générations n’aurait jamais été aussi grande qu’aujourd’hui. Les jeunes seraient foncièrement individualistes, enfermés dans le monde virtuel, peu engagés, à distance du débat politique. Mais, au fait, pour commencer, parler de « la » jeunesse a-t-il un sens ?
Michel Abescat - Comment définir la jeunesse ?
Ludivine Bantigny - C’est difficile, car il n’y a pas de définition universelle de la jeunesse, catégorie fluctuante qui n’existe ni de tout temps ni dans toutes les sociétés. Certaines d’entre elles préfèrent, par exemple, distinguer les « initiés » des « non-initiés », la différence entre les deux groupes n’étant pas forcément fondée sur un critère d’âge. D’un point de vue social, c’est tout aussi compliqué, car la jeunesse n’est pas une notion homogène. C’est pourquoi je préfère parler « des » jeunes pour insister d’emblée sur leur diversité sociale, socioprofessionnelle ou socioculturelle.
Cela dit, on peut avancer quelques critères de définition. La biologie, par exemple, critère apparemment simple et naturel, qui permettrait de situer la jeunesse entre la puberté et le moment où le corps a fini de grandir. Encore faut-il avoir conscience que l’âge de la puberté a beaucoup varié historiquement. Au XVIIIe siècle, les premières règles apparaissaient vers l’âge de 16 ans en moyenne. Aujourd’hui, c’est environ 12 ans. Les rituels sociaux peuvent également permettre de définir la jeunesse. Longtemps, le certificat d’études ou la communion solennelle marquaient le passage de l’enfance à la jeunesse, qui se terminait avec le mariage ou le service militaire. Mais ces passages rituels ont beaucoup évolué, certains ont même disparu.
Définir la jeunesse n’est décidément pas simple. D’autant plus que nous assistons aujourd’hui à des évolutions sociologiques qui compliquent encore la question. L’effet Tanguy, par exemple, du nom du film d’Etienne Chatiliez, un phénomène d’extension de l’adolescence, observé depuis les années 80-90, provoqué par la massification et le prolongement des études et les difficultés d’entrée sur le marché du travail. Du point de vue de l’âge, aujourd’hui, la jeunesse commencerait ainsi vers 12-13 ans et se terminerait vers 22-25 ans, selon les individus.
“La jeunesse n’existe vraiment que depuis les années 60”
Vous disiez que la jeunesse n’avait pas existé de tout temps…
Elle naît véritablement au moment où elle peut se vivre comme telle, quand les jeunes ne sont plus plongés, dès la sortie de l’enfance, dans le monde des adultes. En particulier dans le monde du travail comme c’était encore le cas dans les années 50, quand les jeunes devenaient ouvriers ou employés à 14 ans. La jeunesse n’existe vraiment que depuis les années 60, quand la scolarité se prolonge, que les jeunes se retrouvent entre eux et partagent une culture de pairs, qui leur est propre, via des supports qui leur sont consacrés.
Les jeunes, socialement, sont divers, mais la précarisation ne les concerne-t-elle pas tous ?
Depuis les années 70 et les crises économiques successives, les jeunes sont la catégorie la plus touchée par le chômage, qui apparaît plus tôt qu’on ne le dit généralement. La crainte de ne pas trouver de travail, la peur du déclassement existaient déjà en 1968, l’ANPE [Agence nationale pour l’emploi, ndlr] a d’ailleurs été créée en 1967, ce n’est pas anodin. Mais la situation depuis s’est aggravée, pour en arriver à ce que j’appelle le « préjudice de l’âge », c’est-à-dire ce moment où l’on finit par considérer comme normal que les jeunes, en raison même de leur âge, soient précaires, voués aux stages à répétition, à l’intérim, à la flexibilité, aux horaires singuliers comme ceux de la restauration rapide ou des plates-formes téléphoniques, qui en emploient beaucoup.
Aujourd’hui, seuls 25 % des salariés de moins de 25 ans bénéficient d’un CDI [contrat à durée indéterminée, ndlr]. La précarité est généralisée et même intériorisée par cette génération. Reste malgré tout la diversité des situations, selon l’effet de diplôme lié à l’appartenance sociale. Qui a un diplôme demeure à peu près assuré, à terme parfois long, de trouver un emploi. Et qui appartient aux classes favorisées a plus de chance d’obtenir ce diplôme. Soixante-dix pour cent des enfants de cadres et professions libérales passent un bac général. Les enfants d’ouvriers ne sont que 16 %. Le sociologue Pierre Merle et l’historien de l’éducation Antoine Prost parlent à cet égard de « démocratisation ségrégative » : l’école a été démocratisée, mais la distinction sociale est toujours à l’œuvre.
On peut aussi définir la jeunesse par le regard qui est porté sur elle.
Il est double et constant dans son ambivalence, comme deux serpents de mer qui se croisent parfois, mais cheminent le plus souvent en parallèle. Le premier est lié au mythe de la jeunesse régénératrice, qui va redonner de l’espoir, des projets, un avenir à la société. Ce mythe était très puissant, par exemple, sous la Révolution française, on le retrouve tout au long de l’Histoire. Mais il est concurrencé par un autre, celui d’une jeunesse inquiétante, une jeunesse qui mettrait à mal l’ordre social, en cause les valeurs communes de la société. Ce mythe est très présent au XIXe siècle et plus encore au XXe.
On associe les jeunes aux classes dangereuses, appellation attribuée auparavant au prolétariat, la connexion s’opère entre le monde ouvrier, voire les bas-fonds, et les jeunes déviants comme les apaches et plus tard les blousons noirs. On retrouve ce mythe aujourd’hui dans la manière dont on parle, même si cela correspond à une réalité sociale, des « jeunes des cités », des « jeunes des banlieues », comme si les banlieues étaient homogènes. Les révoltes dans les quartiers populaires deviennent des « émeutes de banlieue », distinction qui n’est pas que sémantique mais révèle le regard politique et culturel que l’on porte sur ces jeunes. En revanche, le mythe de la jeunesse porteuse d’avenir s’émousse aujourd’hui, la société a de la peine à imaginer son futur, le devenir des jeunes, marqué par le chômage, est source d’inquiétude.
“Le mythe du conflit de générations est à nuancer fortement”
La fracture entre générations est-elle plus grande aujourd’hui ?
On a beaucoup dit aussi que Mai 68 avait été un mouvement essentiellement juvénile. C’est contestable. En 1968, il y a eu une grève généralisée, toutes les générations étaient concernées. Et, si je remonte à cette époque, c’est pour montrer que cette idée du conflit de générations est une vieille antienne. Certes, je n’ai pas le même usage des réseaux sociaux que mes étudiants, ni le même usage d’Internet, ni la même culture musicale, mais cela ne fait pas une « fracture » générationnelle. « Fracture », « conflit de génération » sont des mots forts, synonymes de clivage, d’opposition, d’hostilité.
C’est évidemment excessif, et les vrais clivages ne sont pas entre générations mais plutôt dans les appartenances sociales, professionnelles, dans les niveaux de diplôme. Ils forment des lignes de partage au sein des jeunes comme de la société tout entière. Pas entre les générations. En 2006, lors du mouvement contre le contrat première embauche (CPE), qui posait la question de la précarisation des jeunes, comme en 2010 lors de la mobilisation contre la réforme des retraites portée par François Fillon – qui apparemment concernait d’abord les plus âgés –, toutes les générations se sont retrouvées dans la rue, et la solidarité était intergénérationnelle. Les études sociologiques montrent la bonne entente, la solidarité au sein des familles, les transferts d’argent des seniors vers les plus jeunes pour les aider à s’installer. Le mythe du conflit de générations est à nuancer fortement.
Les jeunes aujourd’hui ont-ils des valeurs spécifiques ?
Il faut toujours prendre des précautions quant à la notion de « jeunes », qui ne constituent pas, on l’a dit, une catégorie homogène. Mais, globalement, les enquêtes sociologiques montrent plutôt qu’ils partagent les valeurs de l’ensemble de la société. L’attachement au travail, par exemple. Le mariage évidemment a perdu du terrain, l’âge du mariage recule, l’affaissement de l’institution matrimoniale se poursuit, mais l’engagement, la fidélité demeurent des valeurs fortes chez les jeunes, à l’instar de la famille. Ces valeurs sont des constantes et sont observables depuis longtemps. Du point de vue politique, c’est différent. Des enquêtes sociologiques dites longitudinales, dont le principe est d’interroger les mêmes échantillons à intervalles réguliers pour mesurer leur évolution, montrent que la génération qui a « fait » Mai 68, de près ou de loin, a toujours été plus à gauche que la moyenne de l’électorat. A la différence de la génération suivante, qui s’est socialisée politiquement dans les années 80, et s’est montrée moins contestataire.
Et, aujourd’hui, les études, celles par exemple d’Olivier Galland, qui travaille à l’échelle européenne, montrent un retour à la contestation, parfois radicale. Mouvement altermondialiste, mise en cause du système économique, portés par des valeurs de solidarité. L’anticapitalisme, qui avait globalement disparu dans les années 80-90, resurgit. Dans le même temps (gardons-nous de les renvoyer dos à dos), d’autres jeunes se tournent vers le Front national, avec pour valeur principale l’attachement à l’identité nationale. Ces jeunes se recrutent principalement parmi les non-diplômés, mais les observations les plus récentes montrent que cette tendance commence à se modifier. Avec pour conséquence l’apparition de militants du FN, voire de groupes identitaires, sur les campus universitaires.
“Les jeunes sont sur les réseaux sociaux, avec un grand souci du partage”
Les jeunes sont-ils, comme on le répète, plus individualistes ?
Là aussi, il faut revenir à 1968, qu’on a dit à l’origine de l’individualisme de nos sociétés. C’est un contresens total. Il n’y a rien de plus collectif que cette pensée et ce mouvement. Il faut distinguer, comme le fait la sociologie, individuation et individualisme. L’individuation, c’est pour l’individu le chemin de construction de sa propre émancipation, de son autonomie, mais il demeure ancré parmi les autres. L’individualisme, c’est tout autre chose, le fait, pour un individu narcissisé, de se lancer dans une concurrence exacerbée, une compétition sans frein avec les autres. Les acteurs de 68 cherchaient à penser à la fois l’individu et le collectif, comment se forgent les aliénations dans nos sociétés, comment s’en libérer en tant qu’individu mais aussi par le groupe.
C’est fondamental pour comprendre les sociétés actuelles et les jeunes aujourd’hui. Ils aspirent à l’autonomie, malgré les difficultés socio-économiques, mais ne sont pas individualistes. Grâce aux moyens de communication actuels, ils sont connectés et du coup très socialisés, beaucoup plus que les générations antérieures. Ils sont sur les réseaux sociaux, avec un grand souci du partage, et ces réseaux ne sont pas que virtuels, les amis de Facebook sont aussi, pour une bonne part, ceux que l’on rencontre au quotidien. Pour eux, la valeur de l’individu est associée au groupe et à la solidarité. Même si c’est difficile dans une société qui ne cesse de les mettre en concurrence au nom de la compétitivité.
La fin des années 60, c’est aussi la « révolution sexuelle ». Qu’en est-il aujourd’hui ?
Il faut, là encore, se garder des mythes. Dans les années 70, la virginité au mariage pour les jeunes femmes était encore une valeur ancrée dans une grande partie de la société. A la fin de cette décennie, bon nombre de femmes ne prenaient pas encore la pilule. Mais, avec la contraception et le droit à l’avortement, la sexualité est devenue plus libre, elle s’est déconnectée de l’institution matrimoniale. L’âge moyen du premier rapport sexuel est passé, pour les filles, de 20 ans et 6 mois en 1950 à 17 ans et 6 mois aujourd’hui. Et, pour les garçons, de 18 ans et 8 mois à 17 ans et 2 mois. L’âge a baissé, et les filles sont au même niveau que les garçons. Mais la sexualité n’en reste pas moins contrainte. D’abord par l’idée de performance : de plus en plus d’adolescents découvrent la sexualité par la pornographie, aisément disponible sur Internet, la perçoivent comme un modèle à imiter, générateur de beaucoup d’anxiété. Ensuite et surtout du fait des risques, du sida en particulier à partir des années 80.
Finalement, il y a beaucoup de préjugés à propos de la jeunesse et des générations…
Le sociologue Pierre Bourdieu disait « La jeunesse n’est qu’un mot », signifiant par là qu’il faut se garder d’en faire une catégorie, elle est trop diverse pour cela. Mais elle est aussi un mot, elle existe dans certains discours qui l’instrumentalisent, l’idéalisent ou la stigmatisent, il s’agit de les décrypter. La question est donc pertinente et stimulante, dans la mesure où elle éclaire l’état de notre société.
Ludivine Bantigny, historienne
Propos recueillis par Michel Abescat
Ludivine Bantigny en quelques dates
• 1975 Naissance à Lille.
• 2007 Le Plus Bel Age ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des « Trente Glorieuses » à la guerre d’Algérie, éd. Fayard.
• 2009 Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France. XIXe-XXIe siècle, en codirection avec Ivan Jablonka, éd. PUF.
• 2011 Hériter en politique. Filiations, générations et transmissions politiques (Allemagne, France, Italie XIXe-XXIe siècle), en codirection avec Arnaud Baubérot, éd. PUF.
• 2013 La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, éd. du Seuil.