1. Remontons d’abord à mai 1993. Jusqu’à là, l’article 16 de la Grundgesetz (Constitution allemande) stipulait tout simplement. « Les persécutés politiques jouissent du droit d’asile. » Mais en mai 1993 une grande majorité au Bundestag (le parlement allemand au niveau fédéral) a amendé cet article en ajoutant un long passage qui a très fortement relativisé ce droit d’asile en définissant toute une série de cas exceptionnels (par exemple sur les pays de l’UE, sur les pays d’origine « sûrs », etc.).
A cause de la guerre et de l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie ou de l’escalade la guerre menée par l’Etat turc contre les Kurdes, il y avait beaucoup de réfugiés en Allemagne dans la période antérieure et des mobilisations racistes agressives, incluant des attentats contre des lieux d’hébergement de réfugiés, jusqu’à les incendier. Sous cette pression, le discours politique officiel était devenu : « Le bateau est plein. » Et donc, le droit d’asile fut mutilé pour se transformer dans une sorte de « droit » de grâce.
2. Venons-en à l’octobre 2015. Des centaines de milliers de personnes marchaient sur la route des « Balkans », via la Turquie, la Macédoine, la Serbie et la Hongrie en direction de l’Europe de l’Ouest. A Budapest, il y eut des camps « sauvages » de plus en plus débordés. Les frontières allemandes et autrichiennes étaient fermées pour la plupart de ces gens qui fuyaient en majorité les atrocités de la guerre en Syrie et la situation de plus en plus intenables dans les camps de réfugiés de la région, ou qui souffraient de discriminations graves, en particulier les Roms dans les pays de l’Europe de l’Est.
Il y eut des manifestations de protestation spectaculaires à Budapest, les réfugiés se battaient pour leurs droits élémentaires. Puis il y eut une marche en masse vers la frontière autrichienne pour forcer le droit d’entrer dans ce pays. En Allemagne, durant cette période-là, pour la première fois depuis des décennies, une majorité de la population, dans les sondages d’opinion, s’exprimait en faveur de l’accueil et de l’intégration d’un bien plus grand nombre de réfugiés.
Le 5 septembre, Angela Merkel a déclaré la suspension des règlements dits de « Dublin » et l’ouverture de la frontière allemande. Le gouvernement autrichien, sous cette contrainte, a pris la même mesure.
A Munich, puis dans toute une série de villes allemandes, il y eut une explosion de solidarité spontanée. C’était la « culture du bienvenu » et le début du mouvement de masse d’aide aux réfugiés. On voyait les gens applaudir les réfugiés pour leur courage dans les gares, leur apporter des vivres, de l’eau, des couvertures, des jouets pour les enfants.
Angela Merkel déclarait contre la montée des critiques sur sa droite dans son propre parti (la CDU chrétienne conservatrice et son homologue bavarois CSU) : « Wir schaffen das ! –Nous y arrivons ! ». Et, peu après, elle conclut une déclaration au Bundestag avec ces paroles : « Si on ne peut plus montrer une mine aimable aux être humains en détresse, ceci n’est plus mon pays ! »
A cause de l’ouverture de la frontière et de ce genre de propos, Angela Merkel est depuis lors (et jusqu’à aujourd’hui) la cible préférée de l’extrême droite, des Pegidas, des nazis de tout genre, qui la maudissent violemment. Et ce même si, beaucoup plus tard, Merkel a exprimé ses regrets pour avoir dit « Wir schaffen das ! » (« après l’expérience depuis, je ne l’aurais pas dit »), et a reculé, refoulant la politique humaine d’ouverture initiée tout de suite après l’ouverture de la frontière.
3. Déjà le 7 septembre, il y a eu au sein du gouvernement un accord de principe entre les membres de la coalition (CDU/CSU et SPD) pour adopter une série de mesures dissuasives, afin d’éliminer les « faux stimulants » (« falsche Anreize ») invitant à se réfugier en Allemagne.
L’idée principale d’Angela Merkel avait été la distribution à part plus ou moins égale des réfugiés dans les différents pays membres de l’UE. Mais cela n’a pas fonctionné. L’autorité allemande, si forte quand il s’agissait d’imposer l’austérité féroce contre la population grecque, ne suffisait pas à imposer quoi que ce soit en ce domaine-là.
Les 15 et 16 octobre 2015 fut décidé du « Asylpaket I », un « ensemble de mesures I » détériorant gravement la situation des réfugiés : cantonnement prolongé (de 3 à 6 mois) dans les centres d’hébergement (fort inconfortables) ; plus de prestations en nature et moins d’argent pour punir les cas de « mauvaise coopération » ; plus de préavis avant les expulsions ; déclaration de l’Albanie, du Kosovo et du Monténégro comme « pays d’origine sûrs ».
Le 26 février 2016 suivit « l’ensemble de mesures II » : suspension pour deux années de droit de regroupement familial pour les « protégés subsidiaires » (statut plus faible que celui des réfugiés reconnus comme tels dans le sens de la convention de Genève) – dès lors, la part des réfugiés auxquels on a octroyé le statut de « subsidiaires » est devenue sensiblement plus grande ; expulsion également de réfugiés gravement malades, surtout de celles et ceux frappés par les troubles de stress post-traumatique ; accélération des procédures.
La fermeture des routes en Hongrie, puis à la frontière entre la Macédoine et la Grèce, mais surtout le « Türkei-Deal », l’accord avec la Turquie, a changé dramatiquement la situation. Plus de deux millions de réfugiés syriens se trouvaient enfermés en Turquie. En échange, beaucoup d’argent allemand et beaucoup d’armes de guerre allemandes ont été livrés au régime d’Erdogan. Des accords semblables ont été conclus avec la Libye, le Soudan, l’Erythrée, et d’autres Etats africains.
En mai 2017, c’est la « loi pour l’imposition du respect de l’obligation de quitter le pays. » L’ONG Pro Asyl l’a caractérisée – bien à juste titre – comme « Hau-ab-Gesetz », ce qui donne à peu près « Loi fout-le-camps » en français. L’essentiel de son contenu est le suivant : espionnage systématique des données sur les téléphones mobiles (entre autres pour voir, si la personne en question n’était pas passée par un autre Etat « Dublin », parce qu’alors on peut l’expulser) ; expulsions « surprises » immédiates (sans préavis) pour les « tolérés », la « Duldung » étant le statut le plus faible pour les réfugiés (avant, il fallait d’abord retirer le statut de la « Duldung », puis donner un préavis un mois avant l’expulsion) ; prolongement de 4 á 10 jours de la détention d’expulsion (« Abschiebehaft ») ; possibilité pour les Länder (en Bavière cela s’applique déjà assez largement) de retenir les réfugiés dans les camps pour toute la durée du processus juridique des demandes d’asile (donc sans contact, sans le soutien juridique d’un avocat, etc.) ; pour les réfugiés mineurs, obligation de faire une demande d’asile politique – pour mieux pouvoir les expulser quand ils auront 30 ans et que leur demande aurait été repoussée, ce qu’elle est dans la grande majorité des cas.
4. Et aujourd’hui, de nouvelles mesures contre les réfugiés sont prises ou préparés part la (plus tellement) « grande » coalition : par exemple, encore plus de prestations en nature au lieu d’argent, mais surtout l’installation des centres dits AnkER – « ancre », mais c’est un acronyme de Ankommen-Erkennen-Rückführen, donc Arriver-Identifier-Réexpédier. Oui, ce sont des camps, je n’en dis pas plus, et on commence déjà à les installer en Bavière.
L’expérience en Bavière montre par ailleurs le caractère vicieux de toutes les mesures créant des ghettos de réfugiés : dans un premier temps, dans ce Land, les réfugiés avaient été distribués dans tout le Land, et même le plus petit village avait « son » réfugiés, ou « ses » deux à trois réfugiés. Confrontés aux êtres humains concrets, les préjugés xénophobes et culturalistes s’évaporaient rapidement. Voilà donc le motif réactionnaire derrière toutes les mesures créant des camps, des centres, etc.
Pour le regroupement familial, pour les « protégés subsidiaires », le chiffre a été limité à 1000 personnes par mois – les ministres de la CDU/CSU et celles et ceux du SPD se sont disputés après-coup, s’il s’agit d’une moyenne annuelle, ou si cela s’applique strictement chaque mois. Voilà à quoi se réduisent souvent les « divergences de principe » entre les chrétiens-conservateurs et les sociaux-démocrates !
5. Même si l’AfD poursuit son essor au niveau électoral, la situation reste polarisée en Allemagne. Les manifestations antiracistes et antifascistes sont souvent bien plus massives que les manifestations d’extrême droit. Cela est particulièrement le cas à Cologne, où il est très difficile pour les nazis, les Pegida, et aussi pour l’AfD, de se manifester en public, sans essuyer une défaite sensible. Le mouvement du soutien civil aux réfugiés reste massif.
Depuis la fin de l’année 2015, il y eut une explosion du nombre de personnes faisant un travail bénévole. En 2017, c’était le chiffre record de 475.000 – et en grande majorité, il s’agit là de travaux bénévoles divers en soutien aux réfugiés. La position officielle des syndicats est assez bonne également, et une partie du mouvement syndical se solidarise de manière pratique avec les réfugiés. La position programmatique et les déclarations officielles du parti Die Linke (La Gauche) est bonne aussi – pour défendre les droits des réfugiés, pour une culture d’accueil et de bienvenue, pour une régularisation rapide et généreuse des statuts, pour les frontières ouvertes. Mais il faut ajouter que cette dernière revendication est controversée dans le parti (voir plus bas), et que les pratiques d’expulsion des Länder, où Die Linke co-gouverne avec le SPD et les Verts, ou – comme à Thüringen – est même le parti gouvernemental majoritaire, ne diffèrent guère de celles des autres Länder.
Il faut dire clairement aussi, qu’il n’y a, en Allemagne, pas de mouvement de protestation massif contre les mesures politiques détériorant de plus en plus la situation des réfugiés. Il n’y a également pas d’actions de masse contre les expulsions. Ce ne sont que des forces minoritaires du mouvement associatif (comme « Kein Mensch ist illegal – Aucun être humain n’est illégal ») et de la gauche radicale qui agissent à contre courant en ce sens, même s’il y a ici et là des actions de solidarisation spontanée, par exemple dans telle école, ou les écolières et écoliers se sont révolté contre l’expulsion vers l’Afghanistan d’une jeune camarade de classe ayant vécue son enfance en Allemagne.
6. Sarah Wagenknecht, porte-parole bien médiatisée de la fraction du parti Die Linke au Bundestag, et Oskar Lafontaine appellent publiquement á former un nouveau mouvement politique de gauche à l’image de la France Insoumise de Mélenchon sur une ligne populiste de gauche. Tous deux se prononcent contre la revendication des « frontières ouvertes » en prétendant qu’il s’agit là du programme de la bourgeoisie libérale pour renforcer la concurrence entre les salariées et salariés afin de pouvoir plus facilement baisser le niveau des salaires réels. Ils disent qu’il faut prendre en compte les craintes et les préoccupations des travailleurs et des pauvres allemands, qui ont peur pour leurs salaires, leurs logements, etc., et qui pour cela sont opposés à « l’immigration incontrôlée ». Par cette démarche, Wagenknecht et Lafontaine espèrent disputer à l’AfD la possibilité de profiter de la crise électorale des partis établis en général et du SPD en particulier.
Il est vrai que peu de membres du parti Die Linke soutiennent la démarche de Wagenknecht et de Lafontaine. Néanmoins, leur rhétorique pèse sur les débats à gauche, et l’argument de la concurrence au sein du salariat et de la population dépourvue de propriétés et de fortunes impressionne : est-ce que les gens poussés par des motifs humanitaires n’ignorent-ils pas les intérêts de classe du prolétariat allemand ?
Il semble donc qu’un problème réel est posé. Mais l’erreur première, c’est la retraite sur le terrain du national, même déjà au niveau de la réflexion stratégique. Le problème de la concurrence n’a pas de solution qui se limiterait au niveau purement national. La réponse valable à déjà été donnée par Karl Marx et par la pratique de la Première Internationale : Il faut dépasser le cadre national et organiser l’action solidaire internationale, tout en mettant en avant en premier lieu les intérêts de celles et ceux qui sont le plus exploités et opprimés.
Manuel Kellner