Ma chère Claude,
Permettez, bien que nous ne nous connaissions pas, que je m’adresse à vous en ces termes.
En effet, la nouvelle, apprise par la presse, de votre grève de la faim a fait remonter à la surface des souvenirs maintenant vieux de plus de 40 ans et qui me poussent aujourd’hui à m’adresser à vous, avec un fort sentiment de solidarité et d’amitié.
Je m’appelle Lucile Daumas, je réside au Maroc depuis 1973. En février 1977, mon mari, arrêté 13 mois plus tôt, fut condamné lors de l’un des procès emblématiques de ce que certains appellent aujourd’hui les années de plomb, à 20 ans de détention. Plus de trente siècles de détention furent ainsi distribués à la louche à la fin de ce procès à quelques 138 prisonniers !
Une fois par semaine, et pendant 13 ans, je fréquentais les parloirs de prison. De longues années où les familles de prisonniers s’organisèrent pour opposer une profonde solidarité, matérielle, morale, politique, avec ces prisonniers d’opinion face à l’ostracisme politique dont ils souffraient. Les conditions nous étaient défavorables et le fait qu’une fraction de ces détenus aient publiquement défendu le principe d’autodétermination du peuple saharaoui, fut le prétexte principal de l’isolement politique de l’ensemble de ces prisonniers. Seules quelques personnes courageuses osèrent manifester leur solidarité ou leur soutien aux prisonniers et à leurs familles. Vous pouvez aisément imaginer à quel point ce fut pour nous un immense appui, un immense réconfort.
Aujourd’hui, ces prisonniers ont été réhabilités, indemnisés pour beaucoup d’entre eux, mais il n’en reste pas moins qu’ils ont passé les plus belles années de leur vie derrière les barreaux et que personne n’a été jugé pour les tortures et mauvais traitements infligés ou pour les peines de prison démentielles auxquelles ils ont été condamnés.
C’est en me remémorant cela, et en me souvenant combien il avait été éprouvant, pour nous les familles, de trouver, à certaines occasions, notamment lors des grèves de la faim, les portes de la prison closes et les visites aux prisonniers interdites, que j’ai décidé de vous écrire.
Votre époux a été lui aussi condamné à de longues années de prison et j’espère fortement qu’il pourra, comme cela fut le cas pour le mien, être libéré avant la fin de sa peine. Mais le tribunal ne l’a pas condamné à rester dans l’isolement, à être privé du contact avec les siens. Vous-même n’avez été ni inculpée ni condamnée. Or le refus de visite vous affecte tout autant que votre époux. L’expérience nous a appris à quel point les visites de la famille, de l’épouse tout particulièrement, constituent une bouée de sauvetage, un point d’ancrage qui permet de ne pas sombrer dans la morosité, le désespoir voire la folie.
Il ne servira à rien qu’une future Instance équité et réconciliation vienne dans quelques années essayer de tourner à nouveau la page d’une répression qui s’apparente à nouveau aujourd’hui très fort à celle des fameuses « années de plomb ». C’est aujourd’hui et maintenant que les autorités marocaines doivent relâcher les prisonniers d’opinion, interrompre cette longue litanie de procès politiques indignes et iniques qui se déroulent dans de nombreux tribunaux du pays.
Et en attendant cette date, que j’espère proche, permettre aux prisonniers de vivre dans des conditions de détention décentes et entourés de l’amour et l’affection de leurs proches.
Je souhaite ardemment que votre combat soit entendu et que vous puissiez dans les plus brefs délais cesser cette grève de la faim, si dangereuse pour votre santé. Et reprendre sereinement l’avion pour rencontrer votre époux.
Ma démarche est absolument personnelle et s’inscrit dans le cadre strict d’une défense de la dignité humaine, des droits des prisonniers et de leurs familles et d’une solidarité entre femmes.
Je vous laisse toute latitude pour utiliser cette lettre à toutes fins que vous jugerez utile et vous prie de me pardonner si de mon côté je l’adresse également à quelques amis qui pourront lui donner quelque écho.
Soyez assurée de toute ma solidarité et de ma disposition à être à vos côtés pour que votre action soit couronnée de succès.
Amicalement,
Lucile Daumas
Rabat le 8 mai 2018