Il y a dix ans [en 1998, NDLR], parmi tant de choses dites à l’occasion du trentième anniversaire de 68, le débat le plus intéressant fut celui entre ceux qui voyaient 1968 comme le résultat d’un processus et ceux qui l’envisageaient avant tout comme un événement. Les uns mettaient plutôt l’accent sur la moyenne et longue période, la préparation, les causes, et les répercussions après 68 dans la société, tandis que les autres tendaient à insister sur l’instant de la rupture, représentée par l’événement. Dix ans après, dans un climat peut-être plus apaisé, un choix net entre ces deux thèses reviendrait à enlever quelque chose à la compréhension historique, puisque 68 fut à la fois un processus et un événement.
Ce fut un processus parce que, si l’on regarde le monde dans les années précédentes, on voit mûrir des changements historiques et sociaux, des forces et subjectivités nouvelles qui ont favorisé des mouvements étudiants de protestation et les luttes des ouvriers dans la période 1968-1969. Un processus aussi pour des raisons spécifiques à l’Italie où 68 ne finit pas cette année, mais s’entremêle aux luttes ouvrières de 1969 puis investit la vie sociale et politique de la décennie 1970. Mais ce fut également un événement car ces contradictions et éléments nouveaux produisirent un « infarctus » simultané sur l’arène mondiale. Il est étonnant de voir encore aujourd’hui, lorsqu’on parcourt une chronologie des événements de 1968, la convergence synchronisée de mouvements de lutte et de contestation dans les trois parties de la planète que la géopolitique de l’époque divisait : le tiers-monde, le bloc occidental et le bloc oriental, comme si les mouvements s’étaient appelés l’un l’autre pour se donner rendez-vous cette année-là.
Avant 68, pendant les années du boom économique, l’Italie avait connu de profondes transformations qui avaient changé la physionomie des classes sociales, de la société et de la culture. Selon le jugement de l’historien Guido Quazza, ces années représentèrent un
« vrai tournant de l’histoire sociale italienne, qui fut non pas les vingt ans [fascistes] ou la lutte armée [partisane], mais la grande migration de peuples pendant le boom de l’économie du pays (1958-1963) du Sud au Nord, de la campagne à la ville » [1].
Cette vague migratoire mélangea cultures, modes de vie, coutumes et dialectes différents. Le développement économique changea la composition des classes. Les travailleurs de l’industrie, du bâtiment, du commerce, des services et des transports augmentèrent par rapport aux travailleurs agricoles.
La classe ouvrière, ainsi concernée par des processus de renouvellement et de recomposition, connut en particulier un changement générationnel avec l’imposant flux de travailleurs provenant de migrations internes. Ces nouveaux ouvriers présentèrent des comportements et attitudes qui les posèrent, en 1969, à la tête du mouvement de lutte dans les usines et au dehors. C’étaient les « ouvriers masse », selon le terme frappant de l’operaismo italien, plus ou moins des jeunes travailleurs, souvent immigrés, travaillant surtout à la chaîne, peu syndicalisés, sujets à la parcellisation des fonctions liée à la diffusion du taylorisme dans les usines. Sur cette condition ouvrière pesait la difficulté de s’insérer dans la vie urbaine. Un malaise social et existentiel avait surgi, qui se manifestait avec une tension accrue dans les quartiers de la ville envahis par les immigrés, où souvent des épisodes de rébellion violente et improvisée avaient lieu. Ces événements échappaient souvent à la compréhension des organisations syndicales et partis liés au mouvement ouvrier, comme le cas de la Piazza Statuto du juillet 1962 à Turin, lorsqu’en queue d’une manifestation syndicale se développèrent des échauffourées entre police et jeunes qui durèrent trois jours.
Parmi les effets provoqués par la modernisation du pays il y avait, comme dans les autres pays d’Europe, l’apparition massive d’une nouvelle jeunesse. Il s’agissait d’une « rébellion » fondée sur un conflit générationnel, des styles de vie opposés à ceux des adultes, liés à la musique beat, à la façon de s’habiller, de porter les cheveux, de vivre les rapports interpersonnels. Ces conflits se manifestaient au sein des familles et dans les institutions, à l’école par exemple, avec des modalités et demandes qui n’étaient pas politiques, relevant de la sphère des libertés personnelles. Dans la société de ces années-là était en train de se constituer un tissu de jeunes qui, lorsqu’explosèrent les luttes étudiantes dans les universités, constitua un vaste arrière-plan décisif, même s’il ne se mua pas directement en participation directe. Lorsqu’en effet la protestation explosa sous la forme du mouvement étudiant, les 61 % d’un échantillon statistique représentatif des jeunes italiens déclaraient approuver les manifestations et leurs buts. [2]
Toujours pendant cette décennie se formait en Italie une génération de jeunes marquée par les événements politiques internationaux : les révolutions algérienne et cubaine, les manifestations contre la guerre du Vietnam, la mort de Che Guevara en Bolivie en 1967, la révolution culturelle chinoise. Le désaccord et la critique de gauche se développait dans et hors du PCI et, en particulier, au sein des jeunes de la Fédération des Jeunes Communistes. La naissance du Parti socialiste Italien d’Unité Prolétarienne (PSIUP) en 1964, issu d’une scission du Parti socialiste, contribua à animer le débat, pendant que les contrastes entre la Chine et l’URSS favorisaient la naissance d’une dissidence marxiste-léniniste. Il s’agissait de désaccords formulés par des cadres militants du PCI, de la FGCI, du PSIUP, de la Quatrième Internationale, des formations marxistes-leninistes et d’autres groupes de la gauche révolutionnaire, rassemblés autour de revues tel que Falcemartello, La Sinistra, Quaderni Rossi et Classe Operaia. Même le monde catholique, traversé de ferments critiques, apporta sa contribution aux contestations étudiantes dans le climat de renouvellement de l’Église inauguré par le pontificat de Jean XXIII lors du Concile Vatican II et par les luttes de libération dans les pays d’Amérique latine (avec des figures catholiques comme Camilo Torres et la publication de l’encyclique Populorum Progressio signée par Paul VI).
Les origines du mouvement étudiant sont à rechercher dans les réformes scolaires de cette décennie qui introduisirent l’école secondaire obligatoire jusqu’à 14 ans en 1962 et permirent à un nombre élevé de jeunes de poursuivre leurs études supérieures après le secondaire. Le nombre d’inscrits à l’université commença à croître. La proposition de réforme avancée par le gouvernement provoqua la protestation des universitaires déjà en 1966-1967. À ce motif de mécontentement s’ajoutèrent vite d’autres malaises déjà présents parmi les étudiants. La vieille structure de l’enseignement paraissait incapable de répondre aux nouveaux besoins induits par la transformation néocapitaliste de la société ; les systèmes de sélection, les difficultés matérielles de diverse nature, l’oppression idéologique et le despotisme des « barons » universitaires, devenaient de plus en plus intolérables à la nouvelle masse des étudiants. Le choix de la répression policière pour faire face aux mouvements étudiants contribua à aiguiser les tensions. Pour la première fois depuis l’après-guerre, la police intervint pour évacuer l’université occupée à Pise et à Turin en février 1967 ainsi qu’à Trente en mars de la même année. L’autoritarisme n’était pas seulement celui des « barons », en déduisirent les étudiants : c’est la société entière, dans ses diverses institutions, qui était autoritaire et répressive.
Pendant l’année 1967-1968 l’agitation dans les universités prit des dimensions et des aspects jamais vus auparavant. De novembre 1967 à juin 1968 il y eut 102 occupations de sièges ou facultés universitaires ; 31 sièges universitaires sur 33 furent totalement ou partiellement occupés au moins une fois. Les luttes étudiantes et la naissance du mouvement étudiant dépassèrent la traditionnelle demande de réforme démocratique de l’école et des moyens de représentation étudiante pour lui substituer la pratique de la démocratie directe basée sur l’assemblée générale et sur les groupes d’étude et de travail. Dans les années précédentes les différentes organisations de jeunesse universitaire s’étaient limitées à demander la modernisation et la réorganisation des études, la réalisation de la cogestion de l’Université, le droit à étudier, selon les principes sanctionnés par la Constitution. Pendant les occupations les étudiants prirent conscience du rapport existant entre système scolaire et monde de l’accumulation capitaliste. Ils en déduisirent que l’objectif de la réforme de l’école, à l’intérieur des marges permises par le système, n’aurait produit rien d’autre qu’un renforcement du système capitaliste dans son ensemble. La lutte investit donc le système de domination et de pouvoir.
Avec le printemps 68 et le mai français on arriva au sommet de la protestation étudiante. Après l’été se développa un débat pour déterminer les lignes d’une stratégie révolutionnaire avec une série de mesures d’organisation et d’initiatives de lutte à mener avec les autres couches sociales opprimées. La rencontre avec les luttes ouvrières de l’année suivante fit que le 68 italien ne mourut pas après l’été, mais ouvrit une longue phase de confrontations qui continua pendant toutes les années 1970.
À bien regarder, sans attendre le 69 ouvrier, en 68 s’étaient déjà développées des luttes ouvrières aux caractéristiques nouvelles et inquiétantes pour le patronat, mais aussi pour les syndicats et ce au cours de quelques importants différends, comme ceux de l’usine Marzotto à Valdagno, de Pirelli à Milan et ceux dans l’aire de Port Marghera. Dans ces deux derniers établissements avaient surgi des organismes autonomes de base en désaccord avec les syndicats : il s’agissait des CUB (Comités Unitaires de base) et de l’assemblée d’ouvriers qui s’est nommé « Potere operaio ». En 1969 se réveilla le géant industriel, la Fiat. Déjà en mai-juin cette année s’étaient ouverts des différends dans les différentes branches de l’usine au cours desquels à plusieurs reprises les syndicats furent dépassés au niveau des revendications (augmentations des salaires, moins d’heures, passage automatique à la seconde catégorie) et dans les formes de luttes (interruptions et grèves sauvages). Peu après arriva un fait inattendu : le 3 juillet une manifestation ouvrière promue non pas par les syndicats, mais par une assemblée d’ouvriers et d’étudiants, trouva une adhésion considérable, s’organisa en cortège, lequel, attaqué par la police, donna vie à une longue série d’émeutes répétées. Après les vacances vint l’automne chaud, un cycle de luttes, le point le plus haut de la confrontation de classe par rapport aux années précédentes.
En Italie, lorsqu’éclata le mai français, le « gros » de la révolte avait déjà eu lieu et le mouvement étudiant discutait déjà de comment se relier à d’autres couches sociales où résidaient des symptômes de rébellion et de protestation, principalement les étudiants des lycées et des instituts professionnels ainsi que les travailleurs des grandes industries. Certes, la révolte étudiante n’atteignit jamais l’intensité du mai français, mais conduisit plutôt comme on disait à l’époque à une longue lutte, un « mai rampant » qui provoquait de nouveaux mouvements de protestation dans les institutions, dans les usines et dans les lycées. La protestation ouvrière italienne, comparée avec d’autres situations de confrontations dans des pays industrialisés, frappait par l’intensité de l’explosion conflictuelle qui se manifesta au sein de l’« automne chaud » de 1969, mais aussi par la continuité et l’étendue du phénomène. Les journées du mai-juin français sont beaucoup plus fortes que celles de l’automne chaud : il s’agit cependant d’un pic contingent, après lequel tous les indicateurs de conflit industriel reviennent à des niveaux même inférieurs à ceux du quinquennat précédent. Dans le cas italien la moyenne se maintient à un niveau nettement plus élevé : pas seulement la vague de 1973, qui donne lieu à une nouvelle forte vague de conflits, de peu inférieure à celle de l’automne chaud, mais les années intermédiaires témoignent d’une confrontation beaucoup plus intense que les années de la décennie précédente. [3]
Après 68, ce qui suivit, a écrit un historien de l’Italie républicaine,
« fut une période extraordinaire au niveau social, la plus grande période d’action collective dans l’histoire de la République. Pendant ces années l’organisation de la société italienne fut mise en discussion presque à tous les niveaux. Certes, l’Italie n’égala pas, pour l’intensité et le potentiel révolutionnaire, les faits de Mai 68 en France, mais le mouvement de protestation italien fut le plus pro- fond et le plus durable en Europe. » [4]
En Italie, 68 entraîna le début de la crise des gouvernements de centre-gauche comme le démontrèrent les résultats électoraux des élections politiques de cette année. Ces élections mirent en évidence, outre la croissance du Parti Communiste et du PSIUP, la défaite du projet visant à construire une grande force social-démocrate autour de l’unification des deux partis socialistes advenue en 1966. La crise de direction politique en Italie se prolongea pendant des années et ne se précipita pas immédiatement comme en France en mai. Ces jours-là en France, un écroulement du régime politique, incarné par la figure de De Gaulle, paraissait imminent, et déplaça la confrontation sur le plan politique, en clouant la « révolution de mai dans le cercueil des résultats électoraux » [5], défavorables aux partis de gauche avec des répercussions immédiatement négatives sur le mouvement et sur les syndicats. Pendant qu’en Italie se succédaient les crises de gouvernement et, pour la première fois, les élections politiques anticipées en 1972 ; en France la situation gouvernementale et institutionnelle redevint stable et le gouvernement fort.
Les luttes étudiantes et ouvrières de la période 1968-1969 amorcèrent une crise politique, sociale et culturelle pendant laquelle deux protagonistes nouveaux apparurent : la nouvelle subjectivité ouvrière et la gauche extraparlementaire. Les luttes ouvrières modifièrent à l’avantage des travailleurs les rapports de force dans les usines. Des thèmes tels que l’organisation de la production, les rythmes et les temps, l’ambiance de travail – qui auparavant étaient objet de décisions assumées unilatéralement par la direction de l’entreprise – furent subordonnés à la négociation de délégués ouvriers élus par les assemblées. Pendant ces années un « pouvoir ouvrier » dans l’usine prit de l’importance, un « contrôle sur la production » impliquant un changement de la présence des syndicats sur les lieux de travail, de leur enracinement qui en Italie était assez limité.
« Rien de tout ceci ne se produisait en France après le mai : une fois épuisée le mouvement collectif, l’autorité des directions d’entreprise dans l’usine régna à nouveau » [6].
À travers l’introduction des conseils d’usine et des délégués, acceptés par les syndicats en remplacement des vieilles commissions internes, les travailleurs trouvèrent une réponse à la question de leur représentation qui dans d’autres pays, à la syndicalisation plus ancienne et diffuse, avait déjà été satisfaite. En Italie la vague de luttes de l’automne chaud s’arrêta, provisoirement, avec la signature de contrats de travail qui marquaient un tournant dans les rapports de force en laissant ouverts des espaces pour les luttes et conflits à l’usine, comme cela arriva de fait dans les mois et les années suivantes. En France, après les accords de Grenelle de 1968 qui arrêtèrent la bataille dans les usines et les grèves, les résultats électoraux furent négatifs pour la gauche et pour les syndicats ; l’autorité du gouvernement fut vite rétablie. En Italie, par contre, les capacités insuffisantes d’initiative du gouvernement à proposer et à mener à terme des réformes adaptées laissèrent des espaces ouverts aux syndicats qui devinrent des sujets aptes à proposer des changements, interlocuteurs directs du gouvernement ; ils donnèrent vie à ce phénomène qui fut appelé pansindacalismo (« pansyndicalisme »).
Malgré les efforts d’une partie du PCI, avec pour secrétaire Luigi Longo, d’essayer en 1968 de récupérer le mouvement étudiant en proposant un front anticapitaliste – en évitant ainsi les risques de revendications considérées par ce parti comme des dérives gauchistes – il ne réussit pas à éviter la formation, pendant la vague de luttes de la période 1968-1969, d’une minoritaire mais dynamique participation politique aux formations extraparlementaires. Le PCI offrit même sa contribution à la naissance d’une de ces formations lorsque, en 1969, il expulsa les gens qui se regroupaient autour de la revue Il Manifesto, et qui prirent comme nom « l’Organisation Politique » qui a pu compter, selon des sources du PCI, 6 000 à 7 000 adhérents, tandis qu’Avanguardia Operaia (AO), née en 1968, comptait entre 13 000 et 18 000 militants. Lotta Continua, qui tirait son nom du journal homonyme publié à partir de novembre 1969, en avait 13 à 14 000 et le Partito d’Unità Proletaria (PdUP), qui surgit après la dissolution du PSIUP, 14 000-15 000.
Il s’agissait, au moins au départ, de groupes véritables ; souvent ils prenaient le nom de leur organe de presse, sans cartes ni inscrits. Le cas le plus significatif de ces formations politiques, composées surtout de jeunes voire très jeunes, était représenté par Lotta Continua, organisation apparue « dans le vivant de la lutte », comme on disait alors. Une organisation originale, qui convoqua son premier congrès seulement en 1975, six ans après le début de son existence, pour se dissoudre au moment de son second congrès, l’année suivante. Toutes ces organisations furent immédiatement confrontées à l’épreuve du « faire de la politique » dans un contexte qui prit des aspects troubles et obscurs, surtout à partir du massacre de Piazza Fontana à Milan le 12 décembre 1969, lorsqu’une bombe explosa dans une banque faisant 17 morts et une centaine de blessés. C’était le début de la saison des massacres néofascistes et des complots, des groupes de droite et des secteurs des services secrets d’État. La première moitié des années 1970 fut dominée par le « terrorisme noir ». Du massacre de la Piazza Fontana jusqu’en 1974 se déroulèrent d’autres attaques de matrice fasciste, deux dans cette même année pour un total de 20 morts. De 1969 à 1974, on compta 92 morts pour des faits politiques, dont 63 à cause de violences et d’actes terroristes de droite, 10 morts dans des heurts avec les forces de l’ordre, 8 dans d’autres circonstances et 9 attribuables à des actions de groupes de gauche. 1 706 attentats, dont 71 % sont attribuables à l’extrême droite et 5,5 % à l’extrême gauche. Sur 2 359 actes de violence recensés, 2 304 étaient attribuables à des organisations néofascistes et 152 à des organisations de gauche [7].
Le but des massacres était de provoquer une réaction d’ordre et conservatrice face au « désordre » suscité par les luttes ouvrières et étudiantes. La réaction de droite ne tarda pas à se manifester par une hausse de la répression contre la gauche extraparlementaire et par un accroissement des votes pour le MSI jusqu’à la constitution, après les élections de 1972, d’un gouvernement de centre-droit. La réaction conservatrice était un danger réel, d’ailleurs l’Italie était la seule démocratie du sud de l’Europe occidentale, entourée par la Grèce des colonels, l’Espagne franquiste et le Portugal de Salazar. Dans cette situation fut redécouverte et reprise par les mouvements et groupes extraparlementaires la thématique de la Résistance et de l’antifascisme. Naquit l’antifascisme militant, entendu comme pratique de lutte, et pas seulement comme célébration de la libération, contre un État et un patronat qui se situaient encore, par beaucoup d’aspects, en continuité avec les appareils de pouvoir du régime fasciste. Sans doute ce nouvel antifascisme reconnaissait et pratiquait explicitement le recours à des formes de violence défensive, tels que la protection des cortèges et des espaces publics avec services d’ordre et heurts avec les fascistes. Toutefois, tout n’était pas réductible à la violence,
« c’est-à-dire qu’à aucun moment on n’eut l’illusion de résoudre avec la violence le problème politique » [8].
En ce sens, malgré l’apparence de dérives multiples, existaient des profondes différences entre la pratique de l’antifascisme militant et celle du terrorisme rouge. Certes, les Brigades Rouges notamment, soignèrent beaucoup l’appel à la Résistance, mais de fait, comme l’a admis un des dirigeants de l’organisation, Mario Moretti, leurs choix marquèrent une rupture substantielle vis-à-vis de la conception traditionnelle de l’emploi de la violence qui reconnaissait que
« la violence même armée pouvait être nécessaire, mais en la subordonnant à la stratégie de masse ; c’était une conception défensive qui considérait la violence comme une nécessité incommode »,
tandis que les Brigades Rouges, d’un certain point de vue, déployèrent une
« violence offensive, [… ] non plus la défense des garnisons politiques tels que les cortèges, les piquets ou autre, mais la conquête d’autres espaces. On attaquait avec les armes l’ennemi où il se trouvait, on ne se limitait pas à défendre avec les armes le terrain de la lutte de masse » [9].
Dans ces circonstances la gauche extraparlementaire dut réorienter sa tactique et sa stratégie, en commençant à raisonner sur des temps révolutionnaires beaucoup plus longs par rapport à ceux désirés, en apprenant à tisser des alliances politiques et à saisir les opportunités issues des luttes. 1973 fut une année qui ouvrit une nouvelle période. La crise pétrolière fut l’alerte de la vague de récession qui atteignit les économies capitalistes en 1974, mettant fin à « l’âge de l’or » du développement économique. Entre temps il avait eu une effervescence de mouvements sociaux avec des prise de parole et de participation : des femmes, dans la magistrature, la psychiatrie, des soldats, des détenus, jusqu’aux étudiants des lycées. Ces mouvements appuyaient le mouvement ouvrier, actif et renouvelé dans sa composition, organisé dans le réseau des conseils d’usine.
Le putsch chilien du 11 septembre 1973 fut l’occasion pour le PCI, par la voix de son secrétaire Enrico Berlinguer, de lancer le « compromis historique », un appel à l’unité de tous les partis antifascistes pour gouverner le pays. Il s’agissait, au fond, de la proposition d’unité des partis antifascistes qui avaient caractérisé la ligne communiste dans les Comités de Libération Nationale pendant la seconde Guerre Mondiale, qui entraîna la participation communiste aux gouvernements de la reconstruction jusqu’en 1947. La nouvelle gauche, bien que divisée, essaya de contrer la stratégie communiste en travaillant pour l’unité de la gauche contre les forces fascistes et la DC, accusée d’être un parti de régime. La victoire électorale du référendum sur le divorce, convoqué par la DC qui voulait abroger la loi qui le permettait, fut une surprise et signala la maturité de la société italienne par rapport aux droits civils. Politiquement ce vote fut interprété comme une grande poussée vers le renouvellement et le changement. Mais tandis que la nouvelle gauche (qui publiait trois journaux quotidiens : Il Manifesto, Lotta Continua et Il quotidiano dei lavoratori) posait au centre du changement le sujet social représenté par les mouvements et la lutte ouvrière, qui aurait dû constituer la base d’un possible gouvernement de gauche, le PCI avait en tête une stratégie visant à amener les mouvements au gouvernement et les partis dans les institutions. La transformation fut perçue comme une opération tactique du parti visant à instaurer des alliances dans le monde politique pour constituer un gouvernement de grande coalition allant des communistes et socialistes aux catholiques et libéraux.
Les élections politiques du 20 juin 1976 représentèrent le tournant de la politique communiste et de la nouvelle gauche : grand succès de PCI (34 % des voix), baisse des socialistes, bonne tenue de la Démocratie chrétienne, éphémère et non satisfaisant résultat de la liste de Démocratie Prolétarienne, soutenue cette fois même par Lotta Continua. Il n’y avait pas la possibilité d’une majorité gouvernementale de gauche, et le PCI n’allait de toute façon pas dans cette direction. On constitua un gouvernement de solidarité nationale avec l’abstention des communistes, qui entrèrent dans la majorité gouvernementale l’année suivante. La politique communiste se caractérisa dès le début par un sens de l’État, de la légalité et du respect du système. À la crise économique ils répondirent en demandant des sacrifices aux travailleurs ; avec ces sacrifices ils se montraient comme la « classe dirigeante nationale », permettant la reprise du système productif, de l’accumulation et des taux de profit. Les sacrifices consistaient à renoncer aux augmentations salariales, à augmenter la productivité du travail et à adopter un modèle de vie plus sobre, moins « consumériste », baptisé « l’austérité ». C’est seulement après cette première phase, que l’on pouvait envisager la seconde : celle des réformes qui pouvaient arriver, selon le secrétaire Enrico Berlinguer, à l’introduction de quelques « éléments de socialisme ». À cette phase, inutile de le rappeler, on n’arriva jamais. Cette tâche accomplie, le PCI aux élections de 1979 subit une perte de 4 % des voix et fut forcé de revenir à l’opposition.
La déception des résultats électoraux du 20 juin 1976 se mua en crise pour les formations de la nouvelle gauche. Lotta Continua cessa pratiquement d’exister en tant qu’organisation en octobre 1976. Beaucoup de militants et sympathisants des formations de la nouvelle gauche abandonnèrent l’engagement politique direct, d’autres crurent trouver leur salut en se plongeant dans le mouvement des jeunes et étudiant de 1977, dans lequel l’autonomie ouvrière, en expansion et croissance après la crise des principaux groupes extraparlementaires, joua un rôle important. Face au nouveau mouvement de protestation, la politique du PCI fut sévère et très dure. La plupart des participants furent jugés comme des provocateurs fascistes, des voyous, des marginaux, à combattre à tout prix. Contrairement à 68, aucun dialogue ne fut possible avec un parti qui se sentait force de gouvernement et non plus d’opposition. Même les syndicats, la CGIL en particulier, prit position en faveur de la politique communiste, et fut impliqué dans l’opposition au mouvement. Le point culminant fut l’expulsion du secrétaire Luciano Lama par les étudiants de l’université de Rome, venu pour un meeting, le 16 février 1977.
Dans la seconde moitié des années 1970, le terrorisme rouge prit de l’importance. Auparavant les groupes ultraminoritaires qui pratiquaient la clandestinité et la lutte armée pouvaient être rapprochés de l’expérience des GAP (qui reprenait dans le sigle celle des Groupes d’Action Patriotique de la Résistance). En 1972, après la mort d’un de ses fondateurs, l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli, les GAP fusionnèrent en partie dans les Brigades Rouges et ensuite dans le NAP (Noyaux Armés Prolétariens), apparus au milieu des années 1970. Sous-estimés ou hâtivement caractérisés par les forces de la gauche traditionnelle et nouvelle comme provocateurs fascistes, agents de la CIA ou issus d’un complot tramé par la classe dominante, leur stratégie changea lorsqu’ils passèrent des actions politiques démonstratives à la pratique des séquestrations, des meurtres ou de la blessure de ceux qu’ils estimaient être les adversaires à frapper. De 1974 à 1980 on compta 293 morts et 171 blessés pour des raisons politiques. Parmi eux, 104 morts et 106 blessés étaient attribuables au terrorisme de gauche. 1 787 attentats étaient attribuables à des organisations de gauche contre 1 281 attribuées à la droite. À côté des Brigades Rouges, groupe rigide clandestin, structuré par cellules et colonnes, on trouve à partir des années 1976 une myriade d’autres sigles, qui pratiquaient une sorte de lutte armée spontanée, consistant dans l’organisation d’attentats contre des personnes ou des choses. Parmi ces groupes, le plus significatif fut Prima Linea, dont les membres pratiquèrent une double activité dans les mouvements et dans les groupes armés. Tout devint plus difficile et compliqué pour les mouvements qui, comme celui de 1977, coincés entre le terrorisme de gauche, la répression policière et l’opposition frontale du PCI, furent amenés dans une position défensive et ensuite battus.
Contre les histoires fourre-tout, aujourd’hui dominantes lorsque l’on parle des années 1970, il faut réaffirmer qu’il existait une différence profonde entre le mouvement et la plupart des groupes ou partis de la nouvelle gauche d’un côté, et ceux qui, de l’autre, choisirent la route de la clandestinité et de la lutte armée. Les mouvements et la nouvelle gauche continuèrent à penser que
« pour changer la société italienne il fallait agir en profondeur à l’intérieur de la société civile même, en cherchant à constituer un mouvement de masse pour changer les consciences. […] Les terroristes, au contraire, choisirent la clandestinité et l’action violente, en se posant hors de la réalité et en s’isolant […] ils restèrent incapables de mesurer les probables effets de leurs actions, d’en évaluer le tragique bilan : non seulement ils tuèrent de sang-froid, mais ils contribuèrent grandement à la destruction du mouvement qui voulait modifier la société italienne. » [10]
Dans ce sens, le kidnapping du président de la Démocratie Chrétienne, Aldo Moro, œuvre des Brigades Rouges, le 16 mars 1978 et son meurtre le 9 mai, représenta la fin d’une période de lutte et de participation collective qui durait au moins depuis une décennie : il marqua le renforcement de l’unité des partis de gouvernement d’unité nationale, l’adoption de mesures répressives contre les mouvements de protestation, la condamnation de chaque position contrastant avec celle officielle du gouvernement et de l’État. Il représenta aussi le chant du cygne du terrorisme de gauche qui peu d’années plus tard fut vaincu militairement et politiquement, pas seulement par les mesures répressives, mais plutôt par une loi, dite des repentis, qui établissait des importantes réductions de peine pour ceux qui, capturés, avaient collaboré avec la police, en indiquant des noms, lieux et sièges. Opportunité dont ils profitèrent beaucoup, en devenant des ex-terroristes repentis et en contribuant, de cette manière à la défaite, même morale et idéologique, de ces formations. L’autre évènement qui marqua la fin des années 1970 fut la bataille à la Fiat de 1980. Pour battre la résistance ouvrière et les conseils d’usine, comme la pression patronale et gouvernementale ne suffisait pas, la direction des syndicats confédéraux et une bonne partie de la direction communiste durent intervenir. Ils le firent à leur manière, en disant que l’accord obtenu, après 35 jours de lutte, était une « victoire ».
Bien que trois décennies depuis les années 1970 et quarante ans après 68 se soient écoulées, on manque encore de réflexions historiques capables d’insérer ces évènements dans une histoire plus générale de l’Italie. Ainsi, si souvent 68 est encore présenté comme un bref météore passé en peu de mois, la décennie 1970 devient la période des « années de plomb » et passe dans la mémoire commune comme le temps du terrorisme et de la lutte armée. Au-delà de cette image réductrice, mais désormais ancrée, on doit constater que cette décennie semble ne pas appartenir à l’histoire de l’Italie. Il apparaît plutôt comme une parenthèse dans laquelle prend forme un « pays manqué » [11]. À la lumière du présent, beaucoup des conquêtes obtenues à l’époque dans le domaine des droits civils et du travail, semblent appartenir à notre avenir, et non pas au passé : l’échelle mobile des salaires, le contrôle exercé par les travailleurs sur les lieux de travail, les contrats de travail à durée indéterminée, la forte lutte contre le chômage, le sous-emploi, l’obtention d’un système de retraite et d’une mutuelle dignes, l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, la valorisation d’un syndicalisme de base et participatif à travers les conseils, etc.
Dans un pays traversé par des changements historiques souvent subis par la population, comme dans le cas du Risorgimento qui amena à l’Unité d’Italie, 1968 et les années 1970 se distinguèrent par une grande implication de la population, une envie de participer et de ne pas déléguer : elles ressemblent, dans une dimension moindre mais significative, à l’expérience de la lutte partisane de 1943-1945. À côté de la démocratie formelle, celle qui se réduit à la participation de petites élites oligarchiques des partis, souvent lointaines et renfermées dans leurs palais et leurs centres décisionnels, émergea une nouvelle démocratie plus conséquente. Une participation qui n’est pas réductible au vote et à la délégation aux partis dans les institutions, mais construite sur la présence active dans les assemblées de quartier, d’école, dans les lieux de travail et dans les mouvements, qui transforma même les relations sociales et interpersonnelles. On doit repartir de ce substrat de relations et de rapports sociaux, d’effervescence qui anima la société civile, des mouvements et des conflits qu’il amorcèrent, de l’active et consciente participation de couches sociales auparavant exclues ou mal représentées, pour raconter les faits et les évènements de « surface » de cette décennie et leur relation aux institutions, partis et syndicats. Dans ce cadre, les faits acquièrent une signification, une place, une perspective, qui peuvent être compris, expliqués et parfois jugés aberrants dans certains cas, car en décalage avec le contexte. L’historien seul ne peut naturellement pas faire tout ceci, car l’intérêt pour le passé, s’il ne se lève pas de questions du présent, reste ou devient érudition pure, exercice d’accumulation d’un savoir sans âme, incapable d’être vivant.
Diego Giachetti