La PAC constitue à la fois un modèle et une menace pour les paysan.ne.s du Sud
Un modèle…
Bien que les réalités européennes et ouest-africaines – zone sur laquelle nous centrerons nos analyses – soient différentes, la PAC pourrait être une source d’inspiration de ce qu’il faudrait faire, ou pas dans les pays en développement. Investissements publics dans l’agriculture, soutien aux revenus des paysan.ne.s, protections douanières face à la concurrence des importations, régulation des marchés pour limiter les risques de sous ou de surproduction, etc. Toutes ces mesures figurant dans la PAC jusqu’à une période récente, pourraient être reprises dans les pays du Sud. Mais l’idéologie libérale promue depuis plus de 30 ans par les pays riches, fondée sur le dogme du libre-échange, entrave la mise en place de telles politiques dans les pays en développement. Les APE en sont l’illustration. Cette évolution n’épargne pas l’Europe qui supprime, notamment, des mécanismes de régulation des marchés tels que les quotas laitiers en 2015 et sucriers en 2017, tout en ouvrant ses frontières dans le cadre d’accords de libre-échange comme le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) avec le Canada [1].
La PAC fournit également des exemples d’erreurs à ne pas commettre. Avec le développement d’une agriculture productiviste, il est possible d’utiliser des semences industrielles standardisées sur une grande variété de territoires, à condition d’utiliser de fortes quantités de produits chimiques. Ce système, dominant en Europe, nuit à l’environnement, à la santé et détruit la biodiversité. La plupart des pays du Sud ont la chance de continuer à produire à partir de semences paysannes sélectionnées localement en fonction de leurs capacités d’adaptation aux sols et aux climats de leurs terroirs. Cette adaptation permet aux paysan.ne.s d’utiliser peu ou pas
d’intrants chimiques [2] . Un modèle à redécouvrir dans le cadre de la prochaine réforme de la PAC ?
… Et une menace pour les paysan.ne.s du Sud
Coordination SUD soutient une Politique agricole et alimentaire commune (PAAC) durable et solidaire incluant des subventions aux paysan.ne.s européen.ne.s.
Les exportations de produits européens devraient porter sur des produits à haute valeur ajoutée et non des denrées bas de gamme produites en masse, venant déstabiliser les pays tiers. Les produits alimentaires subventionnés par la PAAC (aides à la surface, couplée à la production, etc.) ne devraient pas être exportés si le prix hors subventions est inférieur au coût de production moyen en Europe. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et la PAC porte préjudice aux agricultures familiales et paysannes du Sud :
- les subventions conduisent à des excédents vendus en dessous de leurs coûts de production (moins 34% pour les céréales et moins 13% pour le lait [3] ) en France et à l’exportation. Si ces aides sont bénéfiques pour les consommateur. rice.s européen.ne.s, il n’en va pas de même pour les paysan. ne.s du Sud qui ne reçoivent pratiquement pas de subventions. Quant aux paysan.ne.s européen.ne.s, nombre d’entre elles et eux n’arrive pas à vivre malgré les aides ;
- les importations de soja, huile de palme et sucre de canne notamment, contribuent à la déforestation, à l’expulsion de petit.e.s paysan.ne.s au profit de grands propriétaires terriens et peuvent aggraver l’insécurité alimentaire dans les pays producteurs. Toutes les ressources mobilisées par ces exportations (terres, eau, capitaux, etc.) ont réduit celles disponibles pour l’autosuffisance alimentaire. L’Union européenne a, par exemple, importé en moyenne [4] 119000 tonnes de sucre par an du Mozambique de 2001 à 2016, ces importations ayant été multipliées par 15 durant cette période. Cela a essentiellement profité aux délocalisations de l’agrobusiness Sud-africain, brésilien et français. Parallèlement, le déficit alimentaire du pays a été multiplié par 6 de 2001 à 2016 [5].
Ces critiques n’exonèrent pas de leurs responsabilités d’autres pays, tels les États-Unis, qui mènent des politiques similaires. Par ailleurs, rares sont les États du Sud qui apportent un soutien suffisant aux agricultures familiales et paysannes, qui, pourtant, fournissent l’essentiel de la nourriture des populations des pays en développement.
Les APE sont-ils cohérents avec le développement des agricultures familiales et paysannes du Sud ?
L’APE avec l’Afrique de l’Ouest met en relation une des régions les plus riches de la planète avec une des plus pauvres, la production de richesse (PIB) par habitant.e en Europe étant, en 2016, 23 fois supérieure à celle de l’Afrique de l’Ouest. Il y a donc un rapport de force inégal qui menace des productions existantes et risque d’entraver la naissance de nouvelles activités créatrices d’emploi et de richesse [6].
Certes, l’impact serait relativement limité sur l’agriculture ouest-africaine, car de nombreux produits agricoles figurent parmi les 25% de produits qui conserveraient leur protection. Soulignons cependant que les produits agricoles libéralisés sont stratégiques pour l’Union européenne : blé, lait en poudre, etc. Un exemple : 69% des exportations agricoles françaises vers l’Afrique de l’Ouest concernent des produits libéralisés [7].
L’Union européenne ne devrait-elle pas, au lieu de déstabiliser encore plus les économies agricoles de ces pays et d’accentuer leur dépendance alimentaire, les aider à développer et protéger leurs productions ? En effet, le problème de fond est la sous-protection actuelle du marché Ouest-africain. Concernant la mise en œuvre des APE avec le Ghana et la Côte d’Ivoire, plusieurs conséquences négatives sont à craindre.
Ces APE fragilisent la politique commerciale commune de l’Afrique de l’Ouest appliquée depuis 2015 [8]. Des produits européens détaxés par le Ghana et la Côte d’Ivoire pourront, par exemple, être commercialisés à bas prix dans le reste de la Cedeao [9].
Ces deux pays ne pourront plus rétablir des protections douanières sur les importations de produits libéralisés. De même, ils ne pourront plus, sauf accord de l’Union européenne, augmenter les taxes à l’exportation sur les matières premières vers l’Union européenne afin de favoriser le développement d’entreprises les transformant localement. Par ailleurs, en cas d’importations nuisant à leurs économies, des mesures de sauvegarde temporaires sont prévues. Mais elles sont difficiles à mettre en œuvre et, par définition, applicables pour une durée limitée.
Revenons à l’hypothèse d’une mise en œuvre de l’APE avec l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Au bout de 20 ans, lorsque la libéralisation des importations venant de l’Union européenne serait achevée, les pays d’Afrique de l’Ouest auraient perdu environ 32 milliards d’euros, une somme considérable dans cette région qui est une des plus pauvres du monde [10].
Face à ces pertes, les 6,5 milliards d’euros du Paped (programme visant à aider les États Ouest-africains à appliquer l’APE) ne sont qu’un recyclage de fonds existants car il n’y a pas de financements supplémentaires. Par ailleurs ce financement sur 5 ans renouvelable tous les 5 ans pendant 20 ans ne repose sur aucune base juridique solide puisque l’Accord de Cotonou expire en 2020, tout comme le budget de l’Union européenne. Aucune institution européenne n’est en mesure de prendre le moindre engagement au-delà de 2020.
Les propositions de Coordination SUD
1. Fonder les politiques agricoles et commerciales françaises et européennes sur la souveraineté alimentaire
La souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs pays ou unions, à définir leur politique agricole et alimentaire, sans nuire aux autres pays. La France doit promouvoir « une Europe de la sécurité et de la souveraineté alimentaires », comme le prône le président de la République française [11].
La PAC après 2020 devrait se transformer en politique agricole et alimentaire commune (PAAC) durable et solidaire basée sur la souveraineté alimentaire, la réalisation du droit à l’alimentation, la rémunération juste des paysan.ne.s, la préservation de l’environnement et la lutte contre les changements climatiques. Cela signifie, par rapport aux agricultures familiales et paysannes du Sud, que la PAAC devrait avoir pour objectifs prioritaires de réduire la dépendance agricole et alimentaire européenne vis-à-vis des importations ainsi que de privilégier une consommation locale et durable en Europe et dans le monde.
La politique commerciale européenne des produits agricoles et agroalimentaires devrait être respectueuse de la souveraineté alimentaire des pays du Sud et, notamment, de leur droit de protéger leurs marchés. En outre, des règles contraignantes devraient interdire les importations agricoles et alimentaires dont la production ne respecte pas des conditions sociales et environnementales décentes, contraires, notamment, aux conventions de l’Organisation internationale du travail et aux accords ou directives relatifs au climat, à la biodiversité, à la gouvernance foncière, etc.
2. Garantir une PAAC post-2020 durable et solidaire
Conformément aux obligations de l’Union européenne en matière de cohérence des politiques avec le développement, une analyse d’impacts devrait être réalisée avant l’adoption de la PAAC afin de mesurer ses conséquences sur le développement. Cette analyse devrait porter une attention spécifique aux impacts sur la sécurité alimentaire, sur l’accès aux ressources naturelles (en particulier, la terre) et sur les paysan. ne.s des pays du Sud. Cette analyse devrait associer dès l’élaboration des termes de références, les acteurs concernés en s’assurant d’une représentation équilibrée de chacun. Les impacts négatifs devront être corrigés.
Un mécanisme de suivi des impacts sur le développement devrait être mis en place dès le début de l’application de la PAAC. Il devrait associer les acteurs concernés en s’assurant d’une représentation équilibrée de chacun. Un mécanisme de plaintes devrait être créé pour les personnes et groupes qui s’estimeraient victimes d’un préjudice. Les impacts négatifs de la PAAC devront être corrigés.
3. Passer des APE aux Accords de partenariat pour le développement
Dès maintenant, l’Union européenne doit cesser toute pression pour la conclusion d’APE. Elle doit donner la priorité au développement des pays ACP et non privilégier la réalisation des objectifs commerciaux des entreprises européennes. Concernant les APE déjà ratifiés, l’Union européenne devrait accepter de les réviser afin de les mettre en cohérence avec le développement des pays ACP [12].Dans le cadre des négociations de l’accord qui succèdera à celui de Cotonou, après 2020, son volet commercial devrait transformer les APE conclus, ceux dont les négociations se poursuivent ou sont suspendues, en Accords de partenariat pour le développement. L’Union européenne devrait utiliser les possibilités – qui existent [13] – pour rétablir un système de préfé- rences commerciales unilatéral, au bénéfice des seuls pays ACP.
Pascal Erard, Jacques Berthelot, Laurent Levard, Matthieu Moriamez
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