Y est relatée la passionnante trajectoire de Hedges qui avait été remarqué comme correspondant de guerre dans les années 1980 et 1990 : Hedges avait alors couvert les conflits en Amérique centrale, en Algérie, au Soudan, au Yémen, en Palestine et aussi dans l’ex-Yougoslavie. Journaliste réputé, correspondant au New York Times, sa trajectoire a changé brusquement après avoir dénoncé l’intervention militaire en Irak en 2003 lors d’une collation de grades au collège Rockford dans le midwest. Il avait transformé son discours protocolaire en diatribe contre George Bush et la guerre en Irak. « Nous nous embarquons dans une occupation qui, si on en croit les leçons de l’histoire, sera aussi dommageable pour nos âmes qu’elle le sera pour notre prestige, notre pouvoir et notre sécurité. » Cette dénonciation lui a valu d’être expulsé de l’évènement et d’être rabroué par son employeur, le New York Times, qu’il a quitté par la suite. Hedges, jusque-là journaliste, devient alors essayiste et militant. « Ma voix n’est plus entendue dans les médias de masse traditionnels, mais mes ouvrages continuent de se frayer un chemin jusqu’à mes lecteurs. » (p. 36) Depuis, Chris Hedges a publié des livres importants comme la Mort de l’élite progressiste (Lux, 2012) et Jours de destruction et jours de révolte, avec le dessinateur Joe Sacco (Futuropolis, 2012).
L’âge des démagogues est une très bonne synthèse de la pensée politique de Chris Hedges. L’entretien commence en décembre 2015 et Brisson questionne Hedges sur l’issue probable des élections de novembre 2016. La crainte de la victoire de Trump est présente. Cette ascension a été rendue possible par l’effondrement de l’élite démocrate et par le pacte établi entre le Parti démocrate et le grand capital. « Notre seul espoir aujourd’hui est de détruire le Parti démocrate. » (p. 27) Sanders représente-t-il une solution de changement ? Pas vraiment, car Sanders incarne plusieurs contradictions. Ses affinités avec Israël, par exemple, sont douteuses. Il a été en faveur du financement de la National Security Agency, qui a été dénoncée par Edward Snowden. Hedges ressent visiblement un grand malaise face à Sanders et, à un moment de l’entretien, il en explique la cause : « Ayant été proche de Ralph Nader, dont j’ai été rédacteur de discours, je l’ai vu bloquer nos efforts pour construire une troisième voie politique. Cela faisait partie sans doute de l’accord qu’il avait avec les démocrates qui ne lui ont pas opposé d’adversaire sérieux » (p. 32).
Les entretiens sont regroupés sous trois thèmes : les nouveaux démagogues, la montée des extrémismes et le capitalisme totalitaire. La pensée politique de Hedges est plutôt pessimiste. « Je crains que la montée de l’extrême droite soit inévitable », dit-il à un moment. Mais ce pessimisme pourrait être vu comme un coup de semonce pour secouer la conscience américaine. « À l’heure où les vociférations des démagogues font appel aux instincts les plus sombres qui sommeillent au sein de nos sociétés, c’est une voix discordante qui doit être entendue », affirme-t-il à la fin du livre, dans un texte intitulé « Appel de la rébellion ».
Qui sont les nouveaux démagogues ? Ils jouent la carte du racisme, de la xénophobie, excitent le nationalisme le plus obtus et emploient une rhétorique guerrière et exaltent l’hypervirilité. Plus important encore, ces nouveaux démagogues sont aux portes du pouvoir. Les prédictions de Hedges sont malheureusement exactes, si on considère l’arrivée au pouvoir de Trump et la montée de l’extrême droite en Europe.
Les nouveaux démagogues sont hissés au pouvoir par la montée des extrémismes ; les descriptions de Hedges sur le déploiement des groupes religieux d’extrême droite et des groupes proto-fascistes aux États-Unis sont tout à fait alarmantes. L’extrême droite religieuse se déploie un peu partout, mais la religion n’est pas nécessairement en cause. « Le problème est le mal lui-même et non pas la religion. » À travers ces passages, Hedges dévoile une autre facette de sa personnalité fascinante : sa connaissance profonde de la religion. Le ministre baptiste qu’est Hedges est en mesure de jauger l’ignorance des individus qui sont engagés dans ces organisations religieuses. La religion est en effet un instrument de manipulation d’individus désœuvrés et sans espoir. Cette montée des extrémismes, nous la voyons régulièrement dans les médias, elle cause des torts énormes aux minorités culturelles des États-Unis. Dans ce sens, Hedges fait un rapprochement intéressant à savoir que les intérêts de la communauté LGBT et ceux des Américains de confession musulmane sont semblables aujourd’hui et en particulier depuis les évènements d’Orlando. Ils sont tous les deux pris dans la tourmente des discours haineux et ont été instrumentalisés tous les deux par des groupes politiques extérieurs. « L’enjeu pour ces communautés est de replacer au centre des discussions les nécessaires luttes contre l’homophobie et l’islamophobie. » (p. 48)
En dernière partie de l’entretien, Hedges aborde la question des inégalités socioéconomiques, qui sont cruciales aux États-Unis. « Le plus grand crime en ce monde demeure la pauvreté », dit-il en citant George Bernard Shaw. Le problème américain est aussi un problème économique puisque la richesse collective remonte vers une petite élite qui ne profite ni aux travailleurs et aux travailleuses ni à la classe moyenne.
Or, c’est le désespoir qui est le moteur du totalitarisme. Hedges se réfère à Sheldon Wolin qui parle du totalitarisme inversé, c’est-à-dire un système qui s’incarne dans l’anonymat de l’état-entreprise. Dans ce sens, Hedges pose l’hypothèse que la montée de Trump est la preuve que les vieux mécanismes de contrôle du mode de vie capitaliste américain, c’est-à-dire le crédit et l’accès aux biens de consommation permettant de maintenir un style de vie inscrit dans la norme, sont en train de s’effriter. Cette crise sévit particulièrement depuis 2008. Or, elle nous ramène en arrière en retournant le pays vers la démagogie traditionnelle, comme le démontre le phénomène Trump.
L’âge des démagogues révèle des pages touchantes sur l’enseignement en prison, un travail que Chris Hedges effectue depuis quelques années. Malgré une pensée un peu pessimiste, il explique que son moment préféré pendant la semaine est lorsqu’il va en prison enseigner les sciences sociales. « De constater ce qui leur a été fait, de les voir réaliser que nous ne leur avons donné aucune chance, c’est un sentiment très puissant. » (p. 99)
Il y a le journaliste, l’essayiste, le militant, le religieux, mais la posture de Chris Hedges est d’abord et avant celle d’un intellectuel en colère devant les communautés désœuvrées ainsi que les familles, les enfants et les femmes vivant dans des conditions misérables. « Si vous n’êtes pas en colère, vous avez de sérieux problèmes », dit-il (p. 100).
Pierre-Luc Brisson