Bref retour en arrière
Cela ne date pas d’hier que la gauche discute de la question nationale. En gros, nos « ancêtres » (du NPD et du Parti communiste notamment) avaient échoué à définir une politique tenant compte des aspirations du peuple québécois à l’autodétermination. Leur argument prétendait que la question nationale divisait les travailleurs, que le nationalisme québécois était intrinsèquement de droite et que le socialisme allait triompher pour effacer les oppressions à caractère national. Cela a été un lamentable échec à tous les niveaux, y compris dans la consolidation d’une tendance de gauche, pendant de longues décennies.
Dans les années 1960-1970, une nouvelle gauche québécoise a émergé des milieux étudiants et syndicaux pour mettre de l’avant l’option « socialisme et indépendance », définissant la lutte contre l’oppression nationale comme une composante organique de la lutte pour le socialisme [1]. Ce courant s’est rapidement confronté au projet du PQ de promouvoir une souveraineté « tranquille », confortablement installée dans le dispositif capitaliste et impérialiste de l’Amérique du Nord. Dans les années 1980, tout a été remis en question. Des indépendantistes de gauche, notamment dans les syndicats, se sont rangés derrière la bannière du PQ en se considérant un peu comme son « aile gauche ». De l’autre côté, les groupes dits « marxistes-léninistes » sont revenus avec les théories « classistes » : l’indépendance était perçue comme un complot de la bourgeoisie québécoise. Même si le Parti communiste ouvrier et En Lutte se sont engagés à défendre le droit à l’autodétermination pour le Québec, la stratégie était de construire une organisation socialiste canadienne et, là aussi, cela a été un échec.
Dans les années 1990, le deuxième référendum convoqué par le PQ s’est fait avec une assez forte participation des syndicats, des groupes populaires et des féministes. La souveraineté, même mitigée telle que promue par le PQ, était vue comme une brèche dans le dispositif du pouvoir. La défaite de 1995, la pitoyable déclaration de Jacques Parizeau blâmant les « ethniques » et l’intronisation de Lucien Bouchard, ont mis à terre beaucoup de monde. En parallèle, des mouvements de gauche, dont le Rassemblement pour une alternative politique, le Parti de la démocratie et du socialisme et le Parti communiste ont tenté de redéfinir le projet d’indépendance et socialisme. Ce processus a finalement abouti à la création en 2006 de Québec solidaire, clairement aligné vers la justice sociale, l’écologie, les droits des femmes et la souveraineté. Aujourd’hui, on est là, mais les débats qui ont traversé ces différents « âges » de la gauche québécoise, malgré les milliers d’heures et de pages consacrées à la « grande question », ne sont pas terminés.
L’indépendance en 2018 ?
Lors du débat du 24 février, tout le monde avait tenu pour acquis que la société québécoise d’aujourd’hui n’est plus la même. Si, grosso modo, nous ne sommes plus les « nègres blancs des Amériques », c’est en bonne partie parce que les luttes sociales et nationales ont arraché des acquis. Les classes populaires et moyennes sont majoritairement sorties de la grande pauvreté, du moins à une échelle qui n’est pas sensiblement différente de celle qui existe dans le reste du Canada. Bien que des écarts continuent d’exister (ce qui place le Québec avec les provinces pauvres des Maritimes), ce n’est plus l’économie des « porteurs d’eau » d’antan. Sur le plan national et culturel, le Québec a établi depuis la loi 101 la suprématie du français, bien qu’elle ne soit ni définitive ni étanche. Les gouvernements successifs du PQ ont établi des politiques de redistribution sociale et d’élargissement du filet de sécurité sociale qui font l’envie de bien des gens au Canada et même aux États-Unis. D’autre part, il y a maintenant une bourgeoisie québécoise bien établie, le fameux Québec inc, qui agit dans le cadre du capitalisme canadien (et nord-américain), mais avec un appui particulier de l’État. Enfin, on ne peut pas dire que les Québécois soient trop discriminés par le reste du Canada. Leur représentation dans l’État fédéral est un indicateur.
Tout cela et d’autres faits encore conduisent des militantes et des militants à contester la question : l’indépendance du Québec est-elle encore une cause valable aujourd’hui ? Et en quoi, affirmait Alain Savard, « la nation du Québec est-elle plus opprimée que les habitants-es des autres provinces canadiennes » ? Céline Hequet, pour sa part, est allée plus loin : le nationalisme québécois ne tient plus la route. Le « nous » n’existe que comme un imaginaire nationaliste, alors que la réalité, c’est une population diversifiée tant sur le plan linguistique que culturel. Elle estime que le nationalisme, quoiqu’en disent des indépendantistes de gauche, ne peut pas être autre chose qu’ethnique. « Il n’y a rien qui indique que les principes d’un Québec indépendant se démarqueraient du capitalisme, du patriarcat et du colonialisme anti-autochtone qui dominent le Canada ».
Alain Savard a contesté la validité des thèses qui prétendent que le chemin le plus court vers la transformation passe par l’indépendance. Il ne pense pas qu’un État indépendant pourrait mieux résister aux dictats du capitalisme financiarisé. Selon lui, il est fort probable que l’élite québécoise, même celle qui est plus affirmative sur la question nationale, pèse fort pour que le statu quo économique soit préservé.
D’autre part, l’indépendance est un projet qui divise, d’autant plus que l’idée ne semble plus capter l’attention de la majorité des jeunes, sans compter l’opposition des populations racisées et migrantes. Selon Savard, défendre l’indépendance dans un tel contexte, c’est « perdre son temps » : « Nous parlons une langue minoritaire, mais ce fait ne changera pas après l’indépendance : nous serons toujours 6 millions de francophones parmi 300 millions d’anglophones en Amérique du Nord. Et contrairement aux peuples autochtones ou au peuple palestinien, nous ne sommes pas juridiquement considérés comme citoyens de seconde zone, et nous ne sommes pas régulièrement expropriés des terres que nous habitons par un État colonial au bénéfice d’une population distincte » [2].
L’indépendance, oui, mais…
Lors de cette rencontre du 24 février, André Frappier et Sibel Ataogul ont exprimé ce qui est présentement l’opinion majoritaire dans la gauche, y compris (mais pas seulement) dans QS. L’émancipation espérée est à la fois sociale et nationale. Elle n’a rien à voir avec le PQ ou-et la droite nationaliste. Le projet demeure essentiel, même si le Québec n’est plus cette colonie opprimée qu’il était avant la Révolution tranquille. Selon Frappier, il n’y a qu’un « véritable » État au Canada et c’est l’État fédéral. Les pouvoirs fondamentaux restent à Ottawa (sécurité, affaires extérieures, finances). Les provinces, y compris le Québec, restent des entités subalternes. Les meilleures conditions qui ont été obtenues par le peuple québécois ont été arrachées par des luttes, également pour contrer l’aspiration à l’indépendance, alors que l’État canadien est resté hostile et récalcitrant, ce que démontre la guerre sans fin contre la loi 101, les mesures pour gruger dans les compétences du Québec, l’hostilité à donner une place au Québec dans les relations internationales. C’est la version soft , dit Frappier, de l’État centralisateur auquel les peuples minoritaires doivent, à un moment ou à l’autre, se soumettre. Par ailleurs, il estime qu’un racisme canadian demeure fort, non seulement dans les médias poubelles, mais dans une bonne partie de l’opinion publique canadienne-anglaise, pour qui le peuple québécois est une « bande de chialeux ».
Pour Sibel Ataogul, le droit à l’autodétermination ne disparaît pas pour autant parce que les conditions de l’oppression ont changé. Les autochtones ne veulent pas seulement de meilleures écoles et de meilleurs soins de santé. Ils veulent définir leur projet, parler et décider pour eux-mêmes. C’est la même chose au Québec. La tradition socialiste inspirée par Lénine a bien établi qu’on ne pouvait pas comparer le nationalisme des oppresseurs à celui des opprimés. La gauche a compris que la vision classiste (les prolétaires contre les patrons) ne pouvait pas tout expliquer, que la domination de classe était imbriquée dans la domination des peuples et l’oppression des femmes. Le cadre constitutionnel canadien, de nature monarchique, bloque l’idée même d’égalité en excluant le peuple québécois des véritables leviers de décision.
Pour toutes ces raisons, la perspective indépendance et socialisme estime que l’aspiration à l’indépendance, même après des années de mauvaise gestion de la part du PQ, reste légitime et importante. On ne peut pas se fier à des sondages et à des effets de conjoncture pour affirmer que le peuple a jeté la serviette. S’il est relativement passif, c’est qu’il a perdu confiance dans le leadership bourgeois du PQ.
Solidarités Québec-Canada
Si selon Frappier, la rupture est nécessaire, c’est avec l’État canadien et non avec le peuple canadien. D’ailleurs, sans l’appui d’une fraction importante du peuple canadien, il est fort probable que l’émancipation nationale ne sera jamais concrétisée. L’État et la bourgeoisie canadienne seront prêts à tout, y compris l’usage de la force militaire. Pour contrer cette menace, les partisans et les partisanes du projet de socialisme et d’indépendance ont avantage à développer des liens de solidarité avec les organisations populaires du Canada anglais, comme le fait depuis quelques années le Réseau pancanadien des militants socialistes. Par ailleurs, la libération du Québec est une des clés pour relancer la lutte des classes au Canada. Sans cela, les forces populaires canadiennes seront instrumentalisées comme groupe d’appui à « leur » État et elles s’identifieront aux « valeurs » de cet État. « Tant que la population canadienne demeurera en appui au fédéralisme, elle sera confinée à appuyer l’institution qui sert la grande bourgeoisie à son propre détriment » [3].
Quant au rapport de forces au Québec, les indépendantistes de gauche estiment très majoritairement que le projet du PQ a fait son temps. Québec inc, à part quelques épiphénomènes comme Pierre-Karl Péladeau (PKP), est solidement rangé derrière l’État canadien et les élites canadiennes. L’aspiration légitime à l’émancipation nationale peut seulement avancer en rupture avec le PQ et sur la base d’une vaste coalition populaire. Il existe au Québec un mouvement pour le changement beaucoup plus fort que ce qui existe ailleurs au Canada, selon Frappier, qui cite l’admiration qu’ont les progressistes canadiens à l’endroit des luttes, notamment celle des Carrés rouges. Dans ce sens, le Québec est le « maillon faible » du capitalisme canadien. En fonction d’une possible avancée des progressistes québécois, c’est toute la chaîne qui pourrait briser.
Les angles morts
Au moment de la discussion lors de la rencontre du 24 février, plusieurs participants et participantes ont souligné leurs craintes par rapport à ce qui est généralement perçu comme une accentuation de la position indépendantiste de QS. Cette évolution a franchi une étape dans le cadre de la fusion avec Option nationale (ON), pour qui l’accession à la souveraineté est une fin en soi. D’autre part, ON a insisté pour (et finalement obtenu) que le projet d’une constituante, dans le cadre d’une vaste consultation populaire promise par un gouvernement progressiste, soit explicitement orienté autour de la promotion de l’indépendance, et ne soit donc pas « ouvert » comme cela était prévu initialement par QS. Un gouvernement QS n’irait pas demander au peuple ce qu’il veut faire du pays : aller vers la souveraineté, opter pour des réformes au cadre canadien ou maintenir le statu quo. Pour certains membres de QS, c’est une dérive peu démocratique. Cependant, comme le souligne Richard Fidler, le processus d’accession à l’indépendance ne peut pas être décontextualisé. Il y aura un affrontement majeur avec l’État canadien : « Le parti doit faire campagne même aujourd’hui autour d’un programme social progressiste qui est clairement le programme d’un Québec souverain ayant le contrôle de tous les pouvoirs d’un État indépendant. Et il faut reconnaître que le parti n’accèdera au pouvoir que par la force d’un mouvement social massif venant d’en bas qui défie la logique capitaliste » [4].
D’autres intervenants ont exprimé leur malaise dans un contexte où le nationalisme de droite devient agressif, cible les minorités et les immigrants et immigrantes. Selon May Chiu, des partisans de l’indépendance ne sont pas honnêtes en présentant l’accession à la souveraineté comme un champ de roses, sans porter attention aux conflits et aux désordres que cela va causer. On doit porter davantage attention aux possibles dérives nationalistes-ethniques, voire racistes, qu’on constate déjà dans une frange de la population polarisée entre le « nous » et le « eux ».
Ouvrir le débat
Cette session organisée par le Réseau écosocialiste a permis de libérer la parole entre progressistes qui ne voient pas les choses de la même manière. Selon Alain Savard, qui se dit non hostile à l’indépendance « en soi », il faut bien mesurer les impacts stratégiques, la possibilité de mener la bataille, et donc aller au-delà des émotions qui sont naturellement présentes dans le débat sur la question nationale, d’où l’importance de revoir la question de la question, d’aller plus en profondeur, de ne pas avoir peur d’évoquer des zones obscures et également de confronter davantage les vieux démons du racisme et du discours excluant (« eux » et « nous »). Chose certaine, le processus d’émancipation n’ira nulle part s’il ne se construit par la mise en mouvement d’un très vaste mouvement social. Le chemin sera ardu, et il n’y aura pas de « raccourci » comme l’avait laissé sous-entendre le discours péquiste à l’origine.
Pierre Beaudet