Depuis 2012, Xi Jinping s’est arrogé des positions clés : président de la Commission militaire centrale, secrétaire général du PCC et président de ladite République populaire… Selon la Constitution, ce dernier titre ne pouvait être décerné plus de deux mandats consécutifs pour éviter la consolidation d’un pouvoir par trop personnel et garantir le maintien d’une certaine collégialité au sommet du parti. On savait que Xi voulait se libérer de cette contrainte ; lors du 19e congrès (octobre 2017), alors qu’il allait entamer son second mandat, il n’avait en rien préparé sa succession en se refusant à intégrer au comité permanent, comme l’usage le voulait, des représentants de la génération suivante de cadre.
Un plénum du comité central réuni en janvier (dont les décisions n’ont été rendues publiques que le 25 février) a levé ces contraintes - une mesure qui ne surprend pas, mais qui prend des formes particulièrement radicales. Les amendements constitutionnels auraient pu être limités, autorisant par exemple le président à assumer un troisième mandat de cinq ans - ou alors en découplant la fonction de secrétaire général du Parti et la présidence du pays (qui vont actuellement de pair). Cela n’a pas été le cas : plus aucune limite de temps n’est dorénavant imposée. Xi peut donc garder toutes ses fonctions centrales aussi longtemps qu’il le souhaitera… et qu’il le pourra. Il fait tout pour instaurer une dictature personnelle, tentant de prendre le contrôle exclusif du parti - le parti devant de plus assurer seul le contrôle dirigeant sur la société (aux dépens du gouvernement, de l’administration et de l’armée). Comment cependant exercer indéfiniment un tel contrôle centralisé dans un pays gigantesque en pleine mutation et un parti d’environ 90 millions de membres ?
La rupture avec le régime politique établi sous l’impulsion de Deng Xiaoping, dans les années 1980, est dorénavant totalement consommée. Il n’y a pas pour autant retour au passé maoïste, malgré certaines apparences : présidence à vie, culte effréné finissant par prendre des formes délirantes… Non seulement les fondements sociaux de la Chine, devenue puissance capitaliste, ont qualitativement changés, mais Mao Zedong n’était que le tout premier d’une équipe de direction composée de fortes personnalités, venues d’horizon différents et bénéficiant d’une grande légitimité du fait du rôle qui avait été le leur pendant la lutte révolutionnaire. Cette équipe de direction a maintenu sa cohésion trois tumultueuses décennies durant - jusqu’à l’échec désastreux de la mise en œuvre du Grand Bond en Avant (provoquant des famines meurtrières). Mao s’est alors retrouvé en minorité au bureau politique, les tensions sociales et luttes de fractions débouchant finalement, dans les années 1960, sur une crise générale du régime maoïste (ladite Révolution culturelle).
Xi Jinping se drape évidemment du manteau de Mao, mais joue surtout sur le nationalisme de grande puissance et le thème du « réveil chinois », de sa grandeur, de sa centralité dans le monde. Il a éliminé ou marginalisé les personnalités indépendantes, au lieu de se les associer. Pour prévenir les dissidences, Xi parie sur la croissance économique d’une part, un système de contrôle social systématisé et renforcé, les purges et la répression préventive d’autre part. Les pouvoirs de la Commission centrale de discipline interne du PCC ont ainsi été renforcés et élargis : ils ne concernent plus seulement les membres du parti, mais tous les fonctionnaires.
Les traits généraux du nouveau régime apparaissent assez clairs [1]. La répression opère en Chine continentale selon des modalités variables. Les supposé.e.s leaders d’un mouvement social (dans une entreprise, une localité) sont souvent seuls condamné.e.s, pas les autres qui peuvent se voir accorder une partie de leurs revendications. Les compromis ne sont cependant souvent que temporaires : après une avancée, un recul.
Le régime favorise aussi une certaine forme d’engagement [2], les autorités locales s’attachant des personnes de « bonne volonté » dans des organisations sous son contrôle, appelées « organisations sociales », qu’elles chargent d’assurer un certain nombre de services - ce qui peut provoquer des conflits quand les « bonnes volontés » prennent trop au sérieux le combat contre la pollution, par exemple [3]. Le succès étonnant des levées massives de fonds pour des causes caritatives diverses (permettre à des enfants d’aller à l’école…) témoigne de la sensibilité de la population sur ces questions (et de son inquiétude ou de sa colère quand elle craint que ces levées de fonds ont été mal gérées ou détournées).
Le régime impulse depuis quelques années une expansion rapide des services d’assistance sociale dans divers domaines : pauvreté extrême, violence à l’encontre des femmes et des enfants, diminution de la solidarité intergénérationnelle due au consumérisme et aux conséquences de la politique (abandonné) dite « un seul enfant par famille ». S’il y a un certain renforcement des services étatiques et une professionnalisation des travailleuses sociales (ce sont surtout des femmes), le gros du développement de ces services se fait via contractualisation d’ONG. Reconnues comme inefficace, ayant perdu leur rôle dans le contrôle social et dans la médiation des conflits, nombre d’organisations traditionnelles dites « de masse », ou les comités de protection de femmes et d’enfants, cèdent progressivement la place.
Les ONG concernées se retrouvent sous tension contradictoire - extension de l’Etat et contrôle social d’un côté, mais activité autonome autorisée et reconnue nécessaire de l’autre.
Depuis le début 2017, toute aide financière provenant de l’étranger à des associations chinoises est interdite. Le pouvoir veut ainsi garder la main et bloquer la formation d’une « société civile » autonome en la cooptant ou en la plaçant sous surveillance. Seule une association (pas deux) peut-être officiellement reconnue en un lieu donné, pour une activité donnée, les autres se trouvant à la frontière de l’illégalité. Des réseaux d’avocats défendant les droits humains ou expliquant aux salarié.e.s leurs droits constitutionnels existent toujours, mais sont périodiquement réprimés. Ces personnes engagées auprès des exploité.e.s vivent en situation précaire.
Une ligne rouge que le régime ne veut pas voir franchir, c’est l’apparition durable d’organisations autonomes permanentes et d’une activité politique indépendante. Ainsi, des étudiant.e.s qui participaient à un groupe de lecture et de discussion bien peu subversif ont été réprimés ! [4]
Xi Jingping ne contrôle pas l’appareil du parti dans ce pays gigantesque aussi étroitement qu’il le veut. Pour diverses raisons, des cadres bien placés à divers niveaux (municipalité, province) peuvent encore agir pour protéger des victimes de la répression. Encore faut-il que ces victimes puissent trouver de tels points d’appui dans la structure de pouvoir.
La situation particulière de Hong Kong
Xi Jingping a pour ambition de rendre effectif le slogan « Une seule Chine », mais se heurte à des réalités historiques têtues : des territoires qui depuis 1949 (et même plus, en fait) ont connu un développement différent de celui de la Chine continentale. Il est tombé sur un os à Taïwan. Le PCC a voulu assurer son contrôle sur l’île en nouant une alliance avec le Guomindang - son ennemi juré pendant des décennies ! La population n’a pas été dupe, ce qui a provoqué un vaste mouvement de protestation et l’élection d’une présidente favorable à l’indépendance. Depuis, Pékin cherche à isoler Taipeh dans l’arène internationale.
La situation à Hong Kong est différente. L’ancienne colonie britannique a été rétrocédée à la Chine en 1997. La déclaration conjointe prévoyait alors que pendant 50 ans au moins, le territoire bénéficierait d’un statut spécial sous le principe « un pays, deux systèmes ». Deng Xiaoping pensait probablement qu’après un tel laps de temps, les « deux systèmes » se fonderaient en un, la République populaire ayant achevé sans mutation capitaliste. La politique de Xi Jinping rend cette osmose impossible et ouvre une crise profonde à Hong Kong.
Peu avant la rétrocession, Londres avait introduit des réformes démocratiques très partielles en matière électorale. L’accord conjoint prévoyait aussi le maintien de la séparation des pouvoirs (avec l’indépendance de la justice), le système britannique légal de la « common law », le pluripartisme et des libertés civiques inexistantes sur le continent, une monnaie propre (le dollar HK), les équipes sportives internationales, les propres lois sur l’immigration, le domaine internet (.hk), l’indicatif téléphonique (+852) et le Code de la route (conduite à gauche) ! En revanche, il n’était pas prévu la possibilité pour Hong Kong d’avoir une politique indépendante en matière de Défense et de diplomatie.
Avec Macao (beaucoup plus petit, rétrocédé en 1999), Hong Kong est donc devenu l’une des deux Régions administratives spéciales de la République populaire de Chine (RAS). Les « particularités » reconnues dans l’accord de 1997 devaient être respectées jusqu’en 2047 au moins. De fait, cette très grande autonomie est remise en cause depuis plusieurs années. Pékin interfère de plus en plus directement dans la vie politique et sociale du territoire. Les modalités d’élections/nomination des organes exécutif et législatif assurent cette mainmise.
L’an dernier, pour le vingtième anniversaire de la rétrocession, Xi Jinping a mis les points sur les « i », ne laissant plus planer aucun doute sur le fait que l’autorité procédait dorénavant du pouvoir central, mettant en garde les tenants de la démocratie à Hong Kong contre toute atteinte « inadmissible » à son autorité. Il a fait prêter serment à la nouvelle chef de l’exécutif hongkongais, Carrie Lam (acte symbolique de vassalité !) et a évoqué la « ligne rouge » qui ne saurait être franchie : « Toute tentative visant à compromettre la souveraineté et la sécurité de la Chine, à défier le pouvoir du gouvernement central et l’autorité de la loi fondamentale de la région administrative spéciale de Hong Kong ou à se servir de Hong Kong pour mener des activités d’infiltration et de sabotage contre le continent constitue un acte franchissant la ligne rouge », des termes tranchants qu’il n’avait jusqu’à alors jamais utilisés [5].
Face aux protestations feutrées de Londres, Xi Jinping ne s’est pas embarrassé de précautions diplomatiques, suscitant « une réfutation cinglante du ministère chinois des Affaires étrangères. Pour la diplomatie chinoise, la déclaration sino-britannique de 1984, posant les bases de la rétrocession de 1997 n’est » plus pertinente « . Pékin n’y voit qu’un » document historique « qui » n’a plus aucune signification concrète « et » pas du tout de force obligatoire « . [6] »
La mise en garde n’est pas que verbale. Des libraires et éditeurs de Hong Kong (et même un sino-suédois kidnappé en Thaïlande) ont été enlevés, maltraités en Chine, avant d’être éventuellement relâchés. Ils avaient plongé un regard trop inquisiteur dans la vie privée de Xi Jingping. Tant pis pour la liberté de presse ou d’opinion.
Selon le bon vouloir de Xi Jinping, ce sont les lois chinoises qui à l’avenir s’appliqueront à Hong Kong. Par exemple, l’appartenance à une organisation internationale peut à tout moment être criminalisée. Les liens avec le continent peuvent être arbitrairement dénoncés comme des « activités d’infiltration et de sabotage » avec ce que cela implique. Tout ce qui permet de maintenir la fonction propre de Hong Kong en tant que place financière internationale sera préservé, tout ce qui relève des libertés civiques, des droits citoyens, est en danger.
Dérision et exil
L’annonce de la réforme constitutionnelle a provoqué bien de remous jusque dans le PCC. Une membre du Parti déclarait ainsi : « » Cela a été un choc énorme. Tous mes amis en parlent. L’un d’eux dit que le parti a ses propres mécanismes pour réguler en interne le pouvoir. Mais moi, je considère qu’on a déjà un parti unique, alors un président qui ne part plus… On dit toujours que les employés doivent obéir aux règles, mais que les patrons, eux, peuvent les changer à leur guise. C’est ce qui se passe « [7]. Les statistiques d’utilisation de mot » yimin « (émigrer) se sont envolées sur le moteur de recherche Baidu et la diffusion des résultats a » déclenché une jolie pagaille : Baidu a fini par désindexer toute recherche liée au mot, qui s’est retrouvé censuré par moments sur Weibo, le Twitter chinois, parmi une centaine d’autres expressions associées aux ambitions de règne impérial du secrétaire général Xi, âgé de 64 ans. (…) Cette poussée centrifuge vers l’exil se fait sentir encore plus clairement à Hongkong. L’ancienne colonie britannique avait connu une hémorragie de ses résidents juste avant la rétrocession de 1997. Mais la situation s’était ensuite stabilisée. La reprise en main brutale des aspirations de la jeunesse hongkongaise à la démocratie sous Xi Jinping a changé la donne. 24 300 Hongkongais ont quitté la région administrative spéciale en 2017, le chiffre le plus élevé depuis 2012. La plupart disposaient de spécialités convoitées en Occident - ce qui a même conduit à une pénurie de médecins et d’infirmières à Hongkong. " [8].
Les ambitions de Xi Jingping suscitent la crainte, mais aussi beaucoup de dérision sur la Toile en Chine. Il a été comparé à l’ours Winnie the Pooh qui se prendrait pour un empereur - au point que toute référence à ce personnage de bande dessinée a été censurée sur les réseaux sociaux.
La Chine n’est pas un monolithe, mais elle est certainement un Etat très policier. Les services de sécurité surveillent tout. Le pouvoir de Xi Jinping n’est pas, pour l’heure, menacé, mais les réactions à la démesure de ses ambitions montrent qu’il ne bénéficie pas d’un appui populaire consolidé. La répression préventive ne suffira pas pour prémunir, à l’avenir, le régime face à des crises culturelles, sociales et économiques d’ampleur.
Pierre Rousset