Stratégie du choc ? Un choc en retour se prépare...
Quelques jours après le choc du rapport Spinetta, envisageant pour la SNCF la fin de l’embauche au statut, la transformation d’entités de la SNCF en Sociétés anonymes à capitaux publics, la fermeture de 9 000 kilomètres de lignes (un tiers du réseau), le transfert obligatoire des salariéEs de la SNCF à des repreneurs de lignes privatisées, l’introduction de plans de départs dits volontaires, etc., voilà le choc du passage par ordonnances de l’essentiel des recommandations de Spinetta, annoncé le 26 février par le gouvernement. Pas de discussion au Parlement. Pas de discussion – ou lesquelles ? – avec les fédérations syndicales. Une vraie « stratégie du choc », que le duo Macron-Philippe veut créer contre les cheminotEs, présentés comme arc-boutés sur leurs « privilèges ».
Les deux mousquetaires au pouvoir se prennent pour Thatcher, partent en guerre contre un secteur réputé combatif de la classe ouvrière, dans un contexte qui ne leur est pourtant pas des plus favorables. Car il n’y a pas que les cheminotEs à être en colère contre la dégradation de leurs salaires et conditions de travail et de vie. Il y a toute la fonction publique, dont les hospitalierEs. Il y a le monde de l’éducation, dont une bonne partie de la jeunesse. Si cette fin février est glaciale, mars s’annonce chaud. Une journée de mobilisation était annoncée pour le 22 mars mais elle paraît bien loin, et à vouloir faire vite, le gouvernement va probablement précipiter le choc en retour. Les cheminotEs pourraient donner le signal d’un départ anticipé... en grève !
Le climat avait déjà nettement changé chez les cheminotEs, à la parution le 15 février du rapport Spinetta. Bien que ce texte soit loin d’être un best-seller, il a été très vite lu, discuté et vilipendé dans la plupart des gares, bureaux et chantiers de la SNCF. Le mot « grève » a surgi. Avec l’annonce que le gouvernement allait procéder par ordonnances, le climat est encore monté d’un cran.
La température monte aussi, de toute évidence, dans les milieux syndicaux. Jusqu’aux sommets. La direction de la CFDT cheminots parle de grève le 12 ou le 14 mars, reconductible ? La direction de la CGT de grève d’un mois s’il le faut. De la réunion des états-majors syndicaux, le mardi 27 février, devait sortir le signal d’une riposte. Sachant que les cheminotes et cheminots s’y préparent déjà. Dans un contexte où ils peuvent trouver des alliés.
Stella Monnot
Ce que les cheminot-E-s ont sur la patate
« Depuis 3 ans, on fait que de la merde ». Ce constat d’un collègue de la ligne Angoulême-Limoges est largement partagé. « Les gares ferment petit à petit et les trains ont des restrictions de vitesse à 60 km/h. On s’attend à ce que la ligne ferme ». Depuis 2 à 3 ans, c’est partout pareil, et la dégradation est palpable. Nombre de cheminotEs ont l’impression que la direction scie la branche sur laquelle ils sont assis. Depuis la réforme ferroviaire de 2014, la SNCF a anticipé l’éclatement de l’entreprise.
• La SNCF a débloqué 4,5 milliards d’euros pour la rénovation du réseau (qui entraîne cette surcharge de travail contre laquelle les aiguilleurs se mobilisent ces derniers temps, voir ci-contre). Mais il s’agit précisément de préparer l’ouverture à la concurrence. Le réseau qui sera offert aux différents opérateurs devra être en bon état pour que les frais de rénovation ne leur reviennent pas : socialisation des pertes et privatisation des profits, comme toujours.
• La SNCF anticipe également sur le fait qu’elle récupérerait les trains qui ne serviraient plus sur les lignes abandonnées. Elle rachète donc du matériel en quantité insuffisante. Sur Paris-Est, depuis le mois de décembre, ce sont les mêmes rames qui assurent les lignes Paris-Belfort et Paris-Saint-Dizier/Bar-le-Duc alors qu’auparavant, chaque ligne avait son matériel. Résultat : 19 rames pour couvrir 17 lignes. Des trains sont supprimés ou partent en composition réduite, les usagerEs sont excédés, les cheminotEs n’en peuvent plus. Quand on veut tuer son train, on dit qu’il a la rage : la nouvelle devise de la SNCF.
• Des notables régionaux protestent, voire s’indignent, du jeu de dupes qu’on leur propose. Avec la concurrence, quelle entreprise voudra récupérer les lignes régionales ? Qui possède aujourd’hui suffisamment de rames ? Qui peut en acheter ? (pour exemple, une rame TGV Duplex coûte environ 35 millions d’euros) Personne. Sauf peut-être… la SNCF, via sa filiale privée de transport de voyageurs Kéolis, déjà dans les starting-blocks, ou des compagnies étrangères. Si ces lignes sont maintenues, ce sera donc avec les subventions des régions, c’est-à-dire que le niveau des subventions publiques restera le même… voire sera plus élevé. Et qui alimente les caisses des régions comme les caisses de l’État, si ce n’est le contribuable ?
• Dans la même logique, les péages dont s’acquitte la SNCF pour rouler sur les rails sont considérés aujourd’hui trop chers pour permettre l’arrivée de la concurrence. Ce sont pourtant ces mêmes péages qui ont plombé les comptes de la SNCF (3,44 milliards en 2013 par exemple), et c’est cette dette que tout le monde montre du doigt pour justifier la réforme ! Les péages sont censés payer les coûts de construction et d’entretien du réseau. Avec un coût de 15 à 20 millions d’euros pour la construction d’un kilomètre de ligne TGV (pour remplir les caisses de Vinci, Eiffage ou Bouygues), imaginez le nombre de billets qu’il faut vendre pour rembourser la LGV Paris-Marseille… Mais jusqu’à présent, cela ne dérangeait personne que ces coûts retombent sur les usagers (prix du billet) et les cheminotEs (dégradation des conditions de travail). Maintenant qu’il s’agit de permettre à des entreprises privées de faire du profit, ces mêmes péages deviennent trop élevés…
• Les bus Macron sont arrivés ! Ils se concentrent sur les lignes rentables en concurrence avec le chemin de fer, pas dans les « déserts ruraux ». À noter que cette idée fumeuse a été défendue en premier par Guillaume Pépy lui-même dès 2013, qui prônait « la dérégulation de ce marché en France » au congrès de la Fédération nationale des transports de voyageurs.
• Autre « nouveauté » : l’annonce d’un « plan de départ volontaire ». Entre 2014 et 2016, on a déjà connu une hausse de 21 % des démissions et de 17 % des ruptures conventionnelles. Sur la même période, l’intérim a explosé : +83 %. Nous sommes confrontés aux mêmes problèmes que dans le privé : les collègues ne veulent pas perdre leur travail, mais en ont marre de ne plus pouvoir le faire correctement en laissant sortir des ateliers des trains qui ne sont pas prêts, parce qu’« il faut que ça roule » à tout prix ; s’ils pensent que les conditions pour partir ne sont pas trop pourries (primes, garanties de chômage sans avoir à chercher du boulot, etc.), certainEs vont voir ailleurs ! Et la SNCF en profite pour se « débarrasser » de milliers d’emplois...
La SNCF, on le voit, est le principal fossoyeur de la SNCF ! Il n’y a donc aucun « patriotisme d’entreprise » ou de « défense de la SNCF » à mettre en avant. Nous devons défendre l’idée d’un chemin de fer au service de la population et non pas des intérêts comptables de tels ou tels capitalistes. D’autant que ces comptables ne prennent pas en compte le « coût » des accidents de la route, des vies brisées, de la pollution, de l’enclavement de territoires entiers, etc.
Ali Jonas
Aiguilleur-E-s en lutte
Entretien. Depuis fin décembre, les agentEs qui travaillent dans les postes d’aiguillage de la région parisienne ont entamé des grèves. Nous avons interrogé l’un des grévistes, du réseau de Paris-Est.
Vous êtes en grève au sujet des conditions de travail. Quel a été le déclencheur ?
La forte augmentation des travaux sur le réseau a alourdi la charge de travail dans les postes d’aiguillage pendant les services de nuit. Face à cela, la direction a essayé de remettre en cause (cet été) certains barèmes (charge de travail plafonnée) obtenus quelques années plutôt, déjà grâce à notre mobilisation ! Cette remise en cause fragilisait la sécurité des collègues travaillant sur les voies dont nous assurons la protection. Nous avons donc fait grève pour trois raisons principales : le maintien des barèmes, permettant de limiter la charge de travail la nuit, la reconnaissance financière des efforts effectués par les aiguilleurEs pour mener à bien ces travaux et enfin la revalorisation du travail de nuit. Nous avons obtenu gain de cause sur les deux premiers points. Mais concernant le travail de nuit, la direction a botté en touche. Ce qui nous a amenés à nous mobiliser à nouveau, sous la forme d’une heure de grève par service complétée par des journées de grève.
En janvier, les aiguilleurEs du réseau de Paris-Austerlitz et Paris-Montparnasse ont eux aussi démarré un mouvement. Sur des revendications différentes ? Comment s’est faite la jonction ?
Nous étions conscients qu’il fallait taper plus fort que cet été. Notre première préoccupation a donc été d’élargir notre grève. À d’autres postes d’aiguillage, tout d’abord sur Paris-Est puis sur l’ensemble de l’Île-de-France, et enfin du territoire. Nous sommes donc entrés en contact avec des collègues d’autres secteurs de la région parisienne, et notamment les copines et copains déjà mobilisés, de Paris-Austerlitz, de Paris-Nord, ou encore de Versailles et Trappes. Les contacts politiques et syndicaux ont aidé à ce rapprochement. Après quelques échanges, les grévistes des différentes régions ont pris conscience que pour gagner, il fallait agir ensemble et simultanément.
Le 15 février à votre initiative et avec le soutien des organisations syndicales, l’ensemble des aiguilleurs de la région parisienne étaient appelés à la grève. Que vous a permis cette journée dans la construction de votre mouvement ?
Cette journée du 15 février à été l’occasion de confirmer à la direction notre détermination mais aussi notre capacité à nous coordonner. Le message est passé et la direction du métier circulation d’Île-de-France a été dans l’obligation de nous recevoir. Après les AG, on a organisé un rassemblement devant la direction, qui a été une réussite, malgré l’organisation d’un second rassemblement voulu par des dirigeants de la CGT de Paris-Rive-Gauche jouant la carte de la division. Puis, une vingtaine de grévistes de différentes gares se sont retrouvés pour discuter d’un tract commun afin de populariser notre grève et d’interpeller l’ensemble des agentEs circulation de toutes les régions.
Aujourd’hui, nous continuons évidemment notre mobilisation sur nos revendications : revalorisation du travail de nuit, augmentation des salaires et embauches, et nous souhaitons continuer à élargir le mouvement et coordonner le plus grand nombre de postes d’aiguillage partout en France. Lutte qui va bien entendu s’articuler avec les autres combats qui sont devant nous.
La SNCF se sent pousser des ailes
Pour voler son monde, le modèle aérien est présent dans la tête de pas mal de dirigeants : Louis Gallois, l’ancien PDG de la SNCF, est parti un temps à Airbus ; Florence Parly a travaillé à Air France avant de venir à la SNCF (pour 52 569 euros par mois) puis de rejoindre le gouvernement ; Spinetta est l’ancien dirigeant d’Air-France-KLM.
Le « Yield Management » (faire jouer l’offre et la demande pour le prix des billets), venu du ciel, est appliqué aujourd’hui sur le rail. Et, en bon Monsieur Plus, Spinetta rappelle dans son rapport qu’il existe encore trop de contraintes dans le prix des billets. Notamment un prix maximum pour les billets de seconde classe, dont il voudrait s’affranchir parce qu’il serait « incongru dans un système de concurrence ». Objectif : faire s’envoler les recettes de 200 millions d’euros par an en augmentant les prix des billets.
AJ
Guerre contre le statut, guerre contre tou-TE-s les travailleur-E-s du rail
Le statut cheminot, voilà la cible de Spinetta et du gouvernement. Il pèserait sur la qualité du service public et engendrerait des coûts supplémentaires qui mettraient en péril la SNCF face à l’arrivée prochaine de la concurrence. En le dénonçant comme un ensemble de privilèges exorbitants que la SNCF n’aurait plus les moyens de payer, et en proposant de ne plus embaucher sous ce statut, le gouvernement attaque en fait touTEs les travailleurEs du rail.
Quid de ce spectre tant décrié ?
Actuellement la SNCF compte 10 % de cheminotEs hors statut : ceux qu’on appelle les contractuels (CDI ou CDD), les emplois d’avenir, les intérimaires. La direction a multiplié les différents types de contrats au cours des dernières années. Sans compter les nombreuses activités externalisées ou sous-traitées, auparavant exercées par des cheminotEs au statut. C’est le cas des travailleurEs qui font le ménage dans les locaux de l’entreprise, les gares et les trains, d’une partie des collègues qui effectuent les travaux de réparation et d’entretien du réseau. C’est aussi le cas de touTEs les salariéEs des entreprises privées de services en gare.
Quant aux embauches à la SNCF, 25 % se font aujourd’hui hors statut. Ces chiffres sont des moyennes : dans bien des services, la proportion est plus importante. Le nombre de cheminotEs au statut est donc déjà en forte baisse. Et le phénomène n’est pas nouveau : en juin 2012 déjà, le quotidien les Échos avait titré « Comment la SNCF réduit peu à peu la proportion de cheminots dans ses effectifs », démontrant que les suppressions de postes (environ 2 000 par an) dans l’entreprise SNCF et le développement de filiales de droit privé appartenant au groupe SNCF engendraient mécaniquement une baisse de la proportion de cheminotEs au statut.
Spinetta et Macron-Philippe, en proposant la fin des embauches au statut, voudraient donc poursuivre, en l’aggravant, ce qui se fait déjà depuis plusieurs années. Et tenter d’enfoncer un coin entre les milliers de cheminotEs qui ne bénéficient déjà pas du statut, et ceux qui le conserveraient. Division, division... Mais les mesures annoncées apparaissent surtout comme une attaque contre les conditions d’existence de tous les travailleurEs du rail.
Ce que le statut contient...
Le déroulement de carrière : une partie du statut est consacrée aux notations, système par lequel des petits chefs décernent des notes avec possibilité de veto à l’avancement. La hiérarchie veut des cheminotEs dociles et entretenir la zizanie entre eux ! Mais il y a quand même quelques garanties, car une partie de l’avancement en rémunération se fait à l’ancienneté : des dispositions que le gouvernement, dans l’intérêt des patrons actuels et à venir, voudrait voir disparaître.
L’âge de départ à la retraite, un peu plus favorable que celui des cheminotEs qui ne bénéficient pas du statut même si à la suite des différentes réformes, l’écart a tendance à se réduire et l’alignement à se faire par le bas.
Le statut discute aussi des « garanties disciplinaires et sanctions », seul moyen de licencier unE cheminotE. Sinon l’emploi est garanti à vie, une contrepartie aux conditions de travail difficiles, en horaires décalés, aux week-ends et jours fériés travaillés, mais surtout une contrepartie aux bas salaires, gelés depuis 4 ans. Dans bien des services, si les salaires dépassent de peu le SMIC, c’est grâce aux différentes primes et indemnités pour le travail de nuit ou les dimanches et jours fériés, qui varient donc beaucoup d’un mois à l’autre. Bref, puisque vous avez l’avantage du statut, à une époque où sévit le chômage de masse, vous pouvez bien accepter des salaires minables ?
Donc rien d’extravagant dans ce fameux statut, et il faut aux commentateurs et journalistes de la presse bourgeoise une bonne dose d’anti-ouvriérisme pour qualifier de privilégiés les 134 000 cheminotEs qui en bénéficient (chiffres du bilan social SNCF 2016).
Et ce qu’il ne contient pas...
D’autant plus que ce qui réglemente les conditions de travail n’a jamais fait partie du statut. Depuis 2016, cela fait l’objet d’une convention collective et d’un accord d’entreprise, ce dernier entérinant un certain nombre de reculs. Ainsi dans certains postes d’aiguillage, la durée de la journée de travail peut désormais atteindre 9 h 30 en moyenne. Tout ce qui touche à l’amplitude des journées de travail, à la durée des repos journaliers ou périodiques, au nombre de repos supplémentaires ou compensateurs pour travail de nuit, est contenu dans cet accord d’entreprise. Il est d’ailleurs possible qu’il puisse être revu à la baisse, service par service. Et pour faire passer cette attaque en 2016, il n’a pas été nécessaire de modifier une ligne du statut.
Ce « statut », qui ne protège pas de grand chose, est en quelque sorte devenu l’étendard avec lequel les Macron et Philippe partent en campagne contre les cheminotEs, en espérant que s’ils réagissent et se mettent en grève, les autres travailleurEs ne seraient pas tentés de les suivre. Parce qu’ils n’auraient pas les mêmes problèmes. Erreur : manque désastreux d’effectifs comme partout ; salaires trop bas comme partout. Alors oui : touTEs ensemble !
Lucien Astier
Le statut, une espèce déjà rare !
Le « cadre permanent », pour les cheminotEs, c’est avant tout la sécurité de l’emploi, ce truc qui fait se dire : j’ai un petit salaire, je bosse en horaire décalé, le dimanche et les jours fériés, mais au moins je ne peux pas me faire virer du jour au lendemain. Sauf qu’à la SNCF comme ailleurs, les patrons ne veulent plus de ce type de contrats, et ils n’ont pas attendu Spinetta. À l’espace de vente de la gare Saint-Lazare à Paris, les agentEs racontent comment le statut est depuis deux ans en voie de disparition. Plus aucune embauche au statut. Deux ans que le vide laissé par les salariés partant en retraite ou mutés est compensé par des intérimaires et des CDD. Alors le rapport Spinetta, la disparition programmée du statut, on en discute, on est révolté et on veut en découdre, mais on comprend surtout qu’il formalise et généralise ce qui se pratique déjà.
Julie Corrençon