Le récent déclenchement des bombardements aériens sur la Ghouta orientale de Damas, pour désespérant qu’il soit, ne surprend guère. Il n’est que la suite logique des entreprises répressives menées par le régime d’Assad à l’encontre des zones dans lesquelles la population, un jour, a osé défier son ordre. Nulle surprise donc que sonsort soit commun à celui d’Alep… Le gigantisme de la violence qui ne fait que débuter, faite de pilonnages incessants avant une probable action terrestre, qui elle-même s’accompagnera de toutes les horreurs possibles, ne peut guère surprendre. Non seulement la Ghouta est aux portes de Damas, la capitale, mais, de plus, elle a su résister à la famine, à l’humiliation et aux multiples coups portés depuis 2011…
La vengeance sera froide, calculée et implacable. Tout cela n’apporte rien de nouveau, si ce n’est de faire bondir des statistiques que nul ne commente vraiment ni même ne comprend. Que serait un demi-million de personnes assiégées, réduites à la famine, pilonnées, et prochainement massacrées, violées et torturées dans les hécatombes syriennes ?
Apolitisation du discours
D’autres discours ont émergé. Ils portent sur le respect des Etats à pratiquer une souveraineté les rendant maîtres de vie et de mort sur leurs sujets ; ils portent sur la complexité et l’imbroglio des enjeux internes et externes. Ils se parent des vertus du réalisme, du pragmatisme pour éviter la morale, catégorie de plus en plus suspecte aux yeux d’opinions fatiguées de se soucier des autres… surtout quand ces derniers sont loin de nos frontières.
Cette fatigue des opinions, couplée à la montée en puissance de la violence la plus pure telle que nous le rappelle le drame de la Ghouta, souligne simplement qu’une nouvelle ère s’est levée et qu’en Syrie a sonné l’heure des brutes. Son émergence n’est pas nouvelle et serait à chercher quelque part dans les années 1990. L’ordre qui en émane suit de nouveaux principes qui dialoguent entre eux : radicalisation des violences, porosité de situations locales et internationales, apolitisation du discours et, de plus en plus, destruction des tissus sociaux et politiques de régions entières.
L’Afrique des Grands Lacs, avec en son centre la région du Kivu, est, à ce titre, plus qu’emblématique. Un génocide contre les Tutsi, des massacres répétés dans les forêts congolaises et des mouvements de population par centaines de milliers entre Rwanda, Congo et Burundi traduisent ce qu’il faut bien nommer un chaos. Se greffent les intérêts matériels bien compris de certains, les formations de milices dont on ne se soucie plus d’apprendre le nom, les ingérences, les coups bas… Dans cette région, le temps s’allonge, avec des prémisses aux crises actuelles dans les années 1970, une accélération dans les années 1990 et le maintien sans fin d’une situation d’anarchie localisée aujourd’hui. Progressivement, un trou noir est venu engloutir le destin de millions d’êtres humains au mieux promis aux routes de l’exil ou, au pire, tentant de survivre dans un état de guerre de tous contre tous.
Meurtre, torture, viol et rançon
Sous une forme, cette situation devient un modèle : l’écroulement d’un centre étatique vermoulu par des pratiques autoritaires et prédatrices et l’impossible avènement d’un ordre politique fondé sur l’intégration des populations et sur la renaissance du politique. Les pouvoirs se fragmentent et se réduisent à leur expression la plus rudimentaire : le meurtre, la torture, le viol et la rançon.
Devant l’horreur, les opinions publiques mondiales en sont venues à souscrire à des réponses humanitaires. A chaque massacre, des toiles de tente rapidement érigées hébergent sous la direction d’offices de l’ONU les foules égarées. Les officines des Nations unies puis les grandes ONG prennent alors le relais de pouvoirs publics démissionnaires pour fournir ce qui permet la survie minimale du plus grand nombre, ce qui évite surtout de questionner les soubassements politiques de tels drames. Les jalons sont posés. La Somalie d’abord, l’Irak ensuite, à partir de 2003, connaissent de mêmes situations. La « communauté internationale » se montre sourde aux sociétés civiles, tente de trouver des solutions rapides et laisse place à de nouvelles situations chaotiques.
Au nom du réalisme
La crise syrienne marque cependant une étape nouvelle et révolutionnaire dans cette trajectoire de la brutalité. Jusque-là, les discours se saisissaient des oripeaux de la morale, proclamaient la nécessité de respecter les droits élémentaires de l’humanité. Aujourd’hui, ils délaissent même l’éthique au nom du réalisme. Que reste-t-il alors ? Un ordre spécifique de la violence prend place, dans lequel celui qui est le plus fort, celui qui rassemble le plus de matériel pour détruire et nuire, celui qui sait brouiller son action devient le seul susceptible de s’imposer. Dans ce concert des brutes, nulle place pour un « bon gouvernement ». Le problème de cet ordre est de multiplier les menaces, de créer des brèches difficiles à résorber, de faire reposer toute discussion sur des rapports de force de plus en plus extrêmes.
La Ghouta, c’est tout cela : la force brute s’exerçant sans se soucier de la moindre critique, de la moindre humanité ; le déni aux populations de leur droit d’être et d’exister pour les réduire au mieux au statut de migrants futurs pour celles et ceux qui réchapperont de l’enfer ; la multiplication de rancœurs de ces populations et surtout de leurs enfants qui grandiront en nous questionnant inlassablement : pourquoi avez-vous laissé faire cela ? C’est enfin le triomphe des faux-semblants : de bonnes frontières, bien gardées et bien fermées, armées de solides indifférences « réalistes » nous éviteront tout débordement. L’histoire pourtant nous apprend – encore en 2015 au Bataclan – que l’ordre brutal est voué à corrompre le cours ordinaire de nos vies, à détruire les fondements de nos valeurs et à se répandre inlassablement… Faudra-t-il que l’heure des brutes devienne le siècle des brutes pour que nous agissions ?
Matthieu Rey (chargé de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans, CNRS)