Emergences. République populaire démocratique de Corée, automne 1974. L’ambassadeur de France en Chine, Etienne Manac’h, est en visite au nord du 38e parallèle. Qu’y découvre-t-il ? Un peuple d’un grand « dynamisme ». Vêtu de « façon beaucoup plus cossue qu’en Chine » et dont les hommes pourraient facilement « être pris pour des Japonais aisés ». Une capitale, Pyongyang, hérissée d’« immeubles modernes d’assez belle apparence ». Des campagnes où « la mécanisation [est] assez poussée ». Surtout, un régime attentif « à l’amélioration constante des conditions matérielles d’existence de la population »…
LA CORÉE DU NORD FIGURE PARMI LES ÉCONOMIES LES PLUS PAUVRES D’ASIE
Ce télégramme est à découvrir dans un ouvrage récent consacré à cinquante ans d’archives diplomatiques (Dans les archives secrètes du Quai d’Orsay, éd. L’Iconoclaste, 2017). Un récit savoureux et pour le moins déconcertant, plus de quatre décennies plus tard, alors que les projecteurs sont à nouveau braqués sur le régime de Pyongyang. Celui-ci peut bien jouer l’unité sportive avec son frère du Sud, hôte des Jeux olympiques de Pyeongchang, jusqu’à lui voler la vedette, mais rien ne dissimule le gouffre béant qui sépare les deux Corées.
Pays de Samsung et de Hyundai, l’une est la onzième nation la plus riche du monde. Un « dragon » émergent devenu industrialisé, ultratechnologique et inséré dans la mondialisation. Pour l’autre, force est de constater que les promesses de développement esquissées sous la plume de l’ambassadeur Manac’h ne se sont pas réalisées. Elle figure parmi les économies les plus pauvres d’Asie. Ses produits phares sont le charbon, les crustacés, le ginseng et le vinalon, fibre synthétique inventée par le chimiste Ri Sung-gi, aussi incontournable en Corée du Nord que méconnue à l’étranger.
Boom de la construction
D’autres Etats communistes, comme la Chine ou le Vietnam, ont pris le train du capitalisme et ouvert leurs marchés. Un virage accentué après l’effondrement, en 1991, de l’Union soviétique. Pas la Corée du Nord. Fermée, isolée, elle a enduré une dramatique famine dans la seconde moitié des années 1990 puis plongé dans le marasme économique. Ses maigres ressources ont été mises au service de sa quête nucléaire, au détriment du bien-être de la population.
UN BOOM DE LA CONSTRUCTION DANS LA CAPITALE LUI VAUT PARFOIS LE SOBRIQUET DE « PYONGHATTAN »
Fin de l’histoire ? Ce serait trop court. Aujourd’hui, comme au temps des pérégrinations de l’ambassadeur Manac’h, l’économie nord-coréenne désarçonne et trompe son monde. En l’absence de données chiffrées, il faut s’en tenir aux observations de terrain rapportées par les spécialistes de Pyongyang. Et ceux-là signalent des choses étonnantes. Un boom de la construction dans la capitale, par exemple, qui lui vaut parfois le sobriquet de « Pyonghattan ». L’émergence, aussi, d’un embryon de société de consommation. Des centres commerciaux sont sortis de terre. La concurrence se développe : entre compagnies de taxi, restaurants, ou encore… différents dentifrices made in North Korea.
C’est un signe du redémarrage de la production : la variété de biens fabriqués localement s’étoffe, des yaourts aux doudounes, en passant par les bicyclettes. Des essaims de vélos, parfois électriques, envahissent d’ailleurs les pistes cyclables. Selon la Banque de Corée, à Séoul, la croissance nord-coréenne se serait établie à 3,6 % en 2016. On estime que la moitié de la population est désormais partie prenante d’une forme d’économie privée. Un niveau comparable à ce qui existait en Hongrie ou en Pologne après la chute du bloc soviétique.
« Se serrer la ceinture »
« L’image de la Corée du Nord est celle d’un pays exsangue avec une économie pourrie. Or celle-ci a beaucoup évolué ces dernières années », décrit Juliette Morillot, spécialiste de la péninsule et coauteure, avec Dorian Malovic, du Monde selon Kim Jong-un (éd. Robert Laffont, 270 pages, 18,50 €). « On est dans un système extrêmement hybride avec des poches d’économie libérale et une nouvelle classe d’entrepreneurs qu’on appelle les Donju, les maîtres de l’argent. Ce n’est plus de l’économie grise, car elle n’est plus seulement tolérée mais encouragée, poursuit notre interlocutrice. C’est un peu comme la Chine du début des années 1980, dont on disait qu’elle avançait masquée. »
Précarité, pénuries et malnutrition constituent toujours le lot d’une bonne partie de la population. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un, en 2012, la doctrine byongjin (la « ligne du parallélisme » en coréen) s’est imposée, qui lie développement économique et programme nucléaire. Le « leader suprême », fils préféré et successeur de Kim Jong-il, a promis aux Coréens qu’ils n’auraient plus à « se serrer la ceinture ».
Un serment vain, compte tenu des sanctions qui frappent aujourd’hui presque tout ce que le pays produit, exporte et achète ? « La population va être touchée et la libéralisation freinée, estime Mme Morillot. Mais ils s’y sont préparés, ont développé des stratégies de contournement et ne vont sans doute pas s’effondrer. » En économie comme en matière militaire, l’équation nord-coréenne demeure d’une rare complexité.
Marie de Vergès