La publication d’un plan loup 2018-2023 par le gouvernement, le 19 février, relance la question de la cohabitation entre l’animal et l’humain. Jean-Marc Landry, éthologue suisse et spécialiste du loup dans le système pastoral, a créé un institut de recherches (l’Institut pour la promotion et la recherche sur les animaux de protection, IPRA) qui étudie la biologie du canidé sur le terrain, notamment à l’aide de caméras thermiques et de colliers GPS. L’auteur de l’ouvrage Le Loup (Delachaux & Niestlé, 2017) esquisse des pistes pour mieux protéger les troupeaux.
Audrey Garric – Que pensez-vous du nouveau plan loup ?
Marc Landry – Il est intéressant car, pour la première fois, le gouvernement axe une grande une partie du plan sur l’acquisition de connaissances, aussi bien sur l’éthologie du loup dans le système pastoral, que sur l’évaluation des moyens de prévention ou encore sur l’impact de ces animaux sur les écosystèmes. Il tient également compte des évolutions technologiques pour favoriser l’émergence de nouveaux outils de protection. Enfin, il propose de sortir des extrêmes en soutenant le pastoralisme tout en pérennisant la population de loups.
Pourquoi le loup s’étend-il si vite sur le territoire ?
Le loup a toujours vécu à proximité de l’humain. Contrairement à ce que l’on pense, cet animal opportuniste n’a pas besoin de grandes contrées sauvages, mais a la capacité de vivre dans des zones complètement artificialisées, telles que des plaines agricoles et des régions urbanisées. Il prospère tant qu’il a de la nourriture, un couvert végétal et qu’il peut élever ses petits. Or, en France, il n’y a jamais eu autant de forêts ni de gibier – cerfs, sangliers, chevreuils –, depuis cent cinquante ans, ce qui favorise le retour de ce prédateur.
Par ailleurs, la conquête de nouveaux territoires est inhérente au fonctionnement des meutes, des cellules parentales qui mettent bas en moyenne entre quatre et sept petits chaque année en mai. La moitié de ces jeunes survit et commence à se disperser environ un an après la naissance. Ils peuvent parcourir de trente à plusieurs centaines de kilomètres en quelques jours. Mais nous manquons de connaissances, en France : quelles trajectoires suivent-ils ? A quel rythme et selon quels facteurs ?
Le loup est-il nécessaire aux écosystèmes et à la biodiversité ?
Nous avons très bien vécu sans le loup, mais cet animal est un régulateur de la faune sauvage. Dans le parc du Yellowstone, aux Etats-Unis, par exemple, le canidé a réduit les populations de wapitis, et par conséquent l’abroutissement, ce qui a permis la stabilisation des berges de rivières. En France, le nouveau plan loup prévoit la mise en place d’un programme « prédateur-proie » pour étudier l’influence du loup sur la faune sauvage (cerfs, chevreuils, chamois). Les Suisses mènent des travaux similaires. Les premières observations suggèrent qu’en tuant des cerfs, le loup aurait permis de limiter l’abroutissement de la forêt, et donc favorisé sa régénération.
Quelle est l’alimentation du loup, et pourquoi attaque-t-il les brebis ?
On ne sait pas pourquoi les loups attaquent ou n’attaquent pas les troupeaux, quels individus sont impliqués et à quelle fréquence. C’est une question très complexe, qui nécessite de mieux comprendre leur comportement et l’organisation de la meute. Pendant l’été, le père et la mère s’occupent des petits et chassent pour les nourrir, mais nos résultats préliminaires démontrent qu’il y a des jeunes loups (des subadultes) qui semblent apprendre à chasser, seuls ou en sous-groupe, et qui peuvent faire beaucoup de dommages. Dans le même temps, on observe aussi beaucoup de loups qui côtoient les troupeaux sans les attaquer. Il faudrait équiper les canidés de colliers GPS pour en savoir plus.
Le régime du loup est constitué grosso modo à 70 % d’animaux sauvages et à 30 % de domestiques. Mais il faut être prudent quant à l’interprétation : quand on trouve des poils de mouton dans une crotte de loup, c’est que ce dernier en a tué trois ou quatre en moyenne. Sur les 11 700 bêtes tuées en France l’an dernier, beaucoup n’ont pas été consommées.
Pourquoi attaque-t-il plus de brebis que nécessaire, ce que l’on appelle le « surplus killing » ?
L’humain a rompu l’équilibre naturel entre le prédateur et sa proie par la domestication des brebis. A l’origine, les moutons sauvages pouvaient fuir en montagne – grâce à une meilleure force physique et des pattes plus longues – et se scinder en plusieurs groupes ; le loup capturait alors un individu, faible ou moins rapide. Aujourd’hui, l’homme a créé des animaux vulnérables, qui se regroupent en cas d’attaque. Comme il y a toujours des stimulus de plusieurs brebis en mouvement, le prédateur reste enclenché sur le patron-moteur (comportement hérité génétiquement) de « tuer » et non pas celui de « disséquer et consommer ». Il peut alors tuer plusieurs individus, même s’il ne peut pas tout consommer.
Comment peut-on protéger les troupeaux ?
La majorité de la protection mise en place en France ne fonctionne pas trop mal. Selon le rapport TerrOïko, commandé par le gouvernement et publié en 2016, 80 % des éleveurs enregistrent trois à quatre pertes par an. Mais les 20 % restant ont en moyenne vingt-cinq victimes par an, ce qui fait beaucoup. Ils sont doublement traumatisés : par les attaques et par le manque de considération de leur souffrance. Il n’y a pas que les pertes, mais ce qu’elles engendrent (le stress, les avortements d’animaux, le temps passé à faire des constats, etc.).
Pour améliorer la protection, il faut d’abord acquérir de la connaissance. On a fait une course à l’« armement » (plus de chiens, plus de barrières) mais sans forcément comprendre comment le loup fonctionnait dans le système agropastoral. Sur certains secteurs, il faudra également une protection élargie, par exemple avec des chiens qui rôdent un peu plus loin que le périmètre du troupeau. On peut aussi améliorer les clôtures électriques, en comprenant à quelle hauteur doivent être leurs fils, en travaillant sur les voltages, les ampérages. Mais reste un aspect financier : qui va payer ? Les éleveurs doivent investir à hauteur de 20 % des équipements de protection, ce qui reviendrait à débourser jusqu’à 10 000 euros de leur poche.
Enfin, nous devons inventer de nouveaux outils pour apprendre au loup, à plus long terme, que la proximité du troupeau est dangereuse. Avec mon institut, nous travaillons sur un prototype de collier pour les brebis, capable de détecter le stress dû à une attaque et de relâcher un puissant répulsif, de manière à susciter une expérience désagréable pour le prédateur.
Quelle est l’efficacité des tirs sur le niveau de prédation ?
Il y a maintenant un consensus scientifique : les tirs, tels qu’ils sont pratiqués actuellement, c’est-à-dire de manière aléatoire, ne permettent pas de diminuer les dommages. Mais il faut quand même donner la possibilité aux éleveurs de défendre leurs troupeaux, d’autant que la présence humaine semble parfois suffire à diminuer le nombre d’attaques. Il faut se focaliser sur les canidés en train d’attaquer, en favorisant les tirs de défense plutôt que ceux de prélèvement. Mais nous devons d’abord comprendre si tous les loups attaquent à la même fréquence et à quelle période de la nuit ou de la journée. Dans tous les cas, il s’agit de décisions politiques : est-ce qu’on veut des loups partout ? Si on veut limiter la population lupine, comment le faire, et avec quels moyens ?
La cohabitation est-elle possible avec les éleveurs ?
Je pense que oui. Le loup est surtout un révélateur de la problématique à laquelle est aujourd’hui confronté l’élevage français : il est un problème supplémentaire, mais ce n’est pas lui qui le met en danger. Il faut sensibiliser la population à la nécessité du maintien du pastoralisme mais aussi une décision politique pour soutenir davantage ce métier – en achetant encore plus ces produits ou en instaurant des abattoirs mobiles d’un élevage à l’autre.
La coexistence se passe-t-elle mieux dans d’autres pays ?
Elle se passe un peu mieux en Italie ou dans certaines régions d’Espagne, où le loup a toujours existé. Mais les modèles économiques y sont différents, avec notamment des troupeaux plus petits et plus faciles à protéger. Et dans les zones de colonisation, les conflits sont assez similaires.
Le loup peut-il attaquer l’homme ?
Des éleveurs ou des élus évoquent la dangerosité du loup pour faire peur à la population et faire pression sur les politiques afin qu’ils l’éradiquent. On rapporte quelques attaques, ces trente dernières années, au Canada, en Inde ou en Europe (Espagne, Lettonie). Mais cela reste extrêmement rare, à comparer avec des incidents causés par des cerfs ou même des bovins, beaucoup plus dangereux que les loups. La dangerosité de ces derniers reste un fantasme. En Italie et en Espagne, les canidés circulent dans les villages sans que cela ne suscite la moindre crainte.
Propos recueillis par Audrey Garric