Le mouvement Potere al Popolo (PaP), surgi pour répondre aux défis politiques des prochaines élections du 4 mars, ouvre de nouvelles perspectives à la gauche radicale italienne après plus de 15 ans de marginalisation. Quel que soit son score en mars prochain, il montre qu’il est possible de travailler à une recomposition de la gauche de gauche, portée par une nouvelle génération militante, présente sur l’ensemble du territoire italien. L’espoir est bien là et ne cherche qu’à s’incarner.
N’est-ce pas ce qu’a démontré avec vigueur l’imposante manifestation antifasciste du 10 février dernier faisant suite à la fusillade contre des immigré.e.s d’Afrique sub-saharienne, par Luca Traini, militant d’extrême-droite et ancien candidat de la Lega, à Macerata ? 30 000 personnes, militant.e.s des centres sociaux mais pas seulement, venus de toute l’Italie à l’appel notamment de PaP ont défilé dans cette ville mais aussi, à Milan, à Brescia, à Piacenza, passant outre les mots d’ordre des directions du Parti démocrate, de la CGIL et même de l’ANPI (Association nationale des partisans) ; une mobilisation venue d’en bas qui faisait retentir avec une force nouvelle le slogan : « Se non ora, quando ? »
Stéfanie Prezioso – Peux-tu nous expliquer comment Potere al Popolo est né ? Quel est son profil politique ?
Viola Carofalo – Potere al Popolo [littéralement « pouvoir au peuple »] est né suite à l’appel lancé par les militant-e-s du centre social Ex OPG – Je so’ Pazzo de Naples [littéralement : je suis fou] [1]. Nous souhaitions avoir notre propre représentation lors des prochaines élections, au vu d’une part du déplacement à droite de l’ensemble du champ politique et, d’autre part, de l’absence d’une véritable alternative de gauche. En quatre jours, nous avons organisé une assemblée nationale au Teatro Italia à Rome, le 18 novembre 2017, à laquelle plus de 800 personnes venues de toute l’Italie ont participé : des jeunes militant-e-s de base à la recherche d’un projet politique plus global, des moins jeunes déçu-e-s par ces vingt dernières années et en quête d’un nouvel élan, etc. Cette première assemblée a déclenché une vague de participation dans tout le territoire. En quelques semaines, plus de 150 assemblées régionales ont été organisées qui, en partant de la base et des activités propres à la région, se sont reconnues dans le projet de PaP.
Notre décision d’utiliser cette échéance électorale pour présenter notre candidature est le fruit d’une analyse de ce qui s’est déroulé au cours des dernières années. Durant une longue période, jusqu’au début des années 2000 environ, l’espace de représentation était resté cantonné à celles et ceux qui avaient hérité, d’une manière ou d’une autre, de la tradition du Parti communiste. Cette situation rendait très difficile toute tentative de reconstruire, à partir de positions antagonistes, un espace politique plus efficace et plus incisif, capable de relayer les luttes de la base. On réussissait à influencer la politique nationale en faisant de l’agitation mais c’est tout juste si certain-e-s parvenaient à les amener au sein du Parlement. Tout se passait comme si cet espace de représentation politique n’était pas à notre « service ».
Il s’agissait évidemment d’une conjoncture différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Le monde des années 1990-2000 n’a pas réussi à résoudre les problèmes, bien au contraire : preuve en est que nous avons cédé peu à peu, nous avons perdu sur la guerre en Irak, sur les droits des travailleurs·euses, nous avons reculé sur de nombreux sujets. Cet espace politique de représentation n’était pas efficace et n’avait pas la capacité de porter les conflits qui explosaient dans la société à leur terme. Nous, en qualité d’« antagonistes », avons toujours mis en avant cette critique. Nous avons dû mener des batailles difficiles contre la représentation politique, y compris contre celle qui était reconnue comme telle par des pans significatifs de la gauche. Mais dès 2008, et encore plus depuis la crise de 2010 et 2011, ce même espace traditionnel s’est déstructuré. Les diverses tentatives de répondre à cette dynamique ont toutes échoué. Au contraire, cette fâcheuse tendance à répéter constamment les mêmes erreurs a fini par marginaliser les forces politiques qui jouaient un rôle important il y a encore 15 ou 20 ans. Ces changements ont suscité des autocritiques et des réflexions sur le moyen terme, ce qui nous a conduits à cette première tentative de relance ces derniers mois.
Nous nous trouvons aujourd’hui face à une contradiction politique majeure : d’un côté, au niveau local, la gauche radicale et mouvementiste a développé de grandes capacités à gérer les problèmes sociaux que l’Etat et les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier ne parviennent plus à résoudre. Pensons aux bureaux légaux pour les migrants, aux nouvelles Chambres populaires du travail (Camere Popolari del Lavoro), aux Réseaux de solidarité populaire (Reti di Solidarietà Popolari), etc. Mais d’un autre côté, nous sommes confrontés à l’incapacité d’influencer les institutions et les sphères de représentation au niveau national. Nous sommes convaincus que PaP peut être une réponse politique à cette contradiction.
Comment avez-vous choisi votre nom ?
Potere al Popolo n’est rien d’autre que la traduction littérale de « démocratie ». De nos jours, beaucoup l’oublient. Les gens pensent que la démocratie c’est se rendre aux urnes une fois tous les cinq ans pour voter pour des partis qui sont tous pareils, et subir les décisions qui sont prises ailleurs, pas seulement par des parlements qui ne reflètent plus la réalité du pays, ni seulement par des gouvernements qui sont devenus des machines toujours plus autoritaires, mais aussi par des cénacles réservés au monde de la banque, de la finance, des associations patronales, ou encore par des réunions de technocrates de l’Union européenne.
Avec PaP, nous voulons avant tout faire passer un message : les décisions qui touchent nos vies et nos territoires nous appartiennent. Aujourd’hui, on ne peut même plus choisir où mener notre existence, parce que pour trouver du travail on est contraint d’aller n’importe où. On ne décide pas quand avoir un enfant, car cela dépend du contrat de travail qu’on aura. On ne décide pas comment gérer un budget municipal, ne serait-ce que parce qu’on nous le coupe sans cesse. Et c’est sans parler des questions de politique économique ou internationale. Nous croyons en une démocratie non pas formelle, mais profonde et radicale, qui parte des racines : que les classes populaires puissent réellement compter et exercer le pouvoir. En ce sens, « potere » prend un sens positif, c’est la possibilité de faire, de créer. Cela ne doit être dénié à personne, qu’on soit blanc ou noir, riche ou pauvre. Donc PaP porte un message clair : nous voulons et nous devons décider, nous qui sommes contraints à travailler pour vivre et survivre.
Qui sont vos candidats ?
Les candidats de PaP ont été choisis selon une méthode à la fois ancienne et innovante : des assemblées ouvertes et horizontales. Plus de 20’000 personnes ont participé aux 150 assemblées régionales. Notre principe est radicalement démocratique : les décisions viennent des régions. Même dans les territoires les plus reculés, les candidatures ont été décidées par la base du mouvement, par la méthode du consensus ou, là où ce n’était pas possible, par des votes à de larges majorités.
Les critères pour nos candidat.e.s sont différents de ceux des autres partis : ce qui compte, ce n’est pas combien d’argent ou combien de connaissances tu possèdes, ni le nombre de voix que tu amènes, mais comment tu t’es engagé pour défendre nos valeurs et nos intérêts. Pour nous, ce qui est important c’est la parité des genres, la jeunesse, l’enracinement dans la réalité du territoire, la cohérence entre le parcours du-de la candidat.e et le programme électoral. C’est pour cela que sur nos listes on ne trouve pas de visages connus, mais bien des personnes qui, pour vivre et survivre, se lèvent tous les matins pour aller travailler.
Quels sont les points forts de votre programme ?
Notre programme se veut un instrument de débat et de synthèse pour tous les mouvements de revendication qui se sont unis au parcours de PaP. Nous voulons reconquérir les droits des travailleurs/euses qui ont été démantelés au cours des 25 dernières années par des gouvernements tant du centre droit que du centre gauche. Nous luttons pour l’abolition du Jobs Act, qui a précarisé les conditions de travail, pour l’abolition de la réforme des retraites (réforme Fornero) qui augmente l’âge de la retraite, et contre la Buona Scuola, qui, à travers l’alternance entre école et travail introduit un travail forcé et gratuit des étudiant·e·s. Nous voulons rendre les services publics accessibles à tou·te·s et garantir les ressources nécessaires à leur développement.
Car l’argent est bien là, contrairement à ce qu’affirme la rhétorique politicienne. Il a même augmenté durant ces dix années de crise. Le problème est qu’il a fini dans les poches d’un nombre toujours plus restreint de personnes. Les chiffres montrent que si d’un côté la pauvreté a augmenté, de l’autre la concentration des richesses aussi : 1% des italiens détiennent 25% des richesses nationales. Cet argent ne tombe pas du ciel, il est le produit du travail que certain·e·s s’approprient de différentes manières : par le versement d’un salaire injuste, par des taxes inéquitables, etc. Si nous voulons construire une société plus juste et sauver ce pays, il s’agit donc avant tout d’aller prendre cette masse de capitaux et les redistribuer vers le bas.
Par exemple, les politiques des gouvernements Matteo Renzi et Paolo Gentiloni n’ont fait qu’offrir des cadeaux aux entreprises : plus de 40 milliards au cours des trois dernières années. Cet argent n’a pas été utilisé pour le développement du pays, encore moins pour garantir une stabilité aux travailleurs·euses. Il a fini dans les poches déjà pleines des employeurs. Et c’est sans parler de l’argent offert aux banques. Tout cet argent pourrait être utilisé pour créer un travail stable et garanti, pour sécuriser les territoires et les infrastructures, pour investir dans les services publics, une nécessité brûlante pour l’Italie dont le service public est quantitativement et qualitativement inférieur à celui de la plupart des pays européens.
L’immigration est un autre thème central sur lequel nous travaillons depuis des années et qui va dominer le prochain mois de campagne électorale. Nous sommes convaincus que chacun·e est citoyen·ne de l’endroit dans lequel, librement, il a décidé de s’établir. C’est un concept que nous essayons de mettre en pratique tous les jours. Affirmer l’idée d’une citoyenneté universelle, c’est inverser les règles d’accueil des migrant·e·s, c’est approuver le droit du sol, briser le lien entre le travail et le droit de séjour, bref, c’est abroger tous les choix politiques en matière d’immigration qui ont été faits par les derniers gouvernements.
Pour pouvoir réellement parler de citoyenneté universelle, il faut également détruire tout le business d’arrière-fond, souvent criminel, qui s’est créé autour de la privatisation de la gestion de l’immigration. La gestion actuelle des « Centres d’accueil extraordinaires » (« Centri di accoglienza straordinaria », CAS) est absurde. Il s’agit de véritables ghettos revisités sur le mode du business : qui parvient à en créer un, peut facilement accéder à des financements à hauteur de plusieurs millions. Lors de nos activités de contrôle populaire sur ces centres, nous avons pu constater l’existence de réclusions pures et simples, parfois à la limite de l’esclavage. Il faut rejeter cette situation ainsi que les lois qui la rendent possible, pour affirmer au contraire l’idée d’une citoyenneté issue de la liberté, reconnue pour tou·te·s, de pouvoir construire un futur meilleur. Les lois promulguées par les derniers gouvernements n’ont pas répondu à l’« urgence », mais l’ont au contraire aggravée, s’enfonçant dans un cercle vicieux qui génère seulement une péjoration des conditions de vie des migrant.e.s, avec tous les coûts sociaux et humains que cela comporte.
L’UE sera un point chaud de toute la campagne électorale. On veut nous mettre dans la marmite des listes « No euro » mais la question est plus compliquée que ça. Quand nous disons qu’il faut rompre avec les traités européens, nous disons qu’il faut reconsidérer la forme qu’a prise l’Union européenne. En premier lieu : le « fiscal compact », qui contraint les Pays européens à l’équilibre budgétaire, qui les oblige à respecter un certain rapport entre déficit et PIB ou encore à coordonner l’émission de la dette publique avec le Conseil de l’Europe. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Cela ne signifie pas seulement accepter les mesures d’austérité, qui ont étouffé toute possibilité d’intervenir avec des mesures de soutien en faveur des classes populaires, mais aussi obliger une collectivité publique dans son ensemble à payer une dette qui est désormais contractée auprès de banques privées. Nous pouvons le dire encore plus simplement : le « fiscal compact », c’est l’obligation de soustraire des ressources publiques pour les redistribuer aux spéculateurs privés. Comment ne pas penser qu’il s’agit de la première chose à abroger, que ce sont les premières règles à rediscuter lorsqu’on parle d’Union européenne ?
Quels sont vos liens avec les regroupements politiques, les associations, les mouvements sociaux qui soutiennent cette expérience ?
Les assemblées régionales ont été organisées par différents sujets sociaux et politiques actifs dans les régions, en plus des personnes à titre individuel. Il s’agit de centres sociaux, des secteurs de syndicats de base (Cobas, USB) [2], de représentant.e.s du monde associatif, de regroupements politiques (Rifondazione Comunista, Parti Communiste italien, Sinistra Anticapitalista, Rete dei Comunisti, Eurostop) [3]. Bref, pour le moment PaP a réussi à réunir, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des formes organisées du monde des luttes sociales et politiques de ce pays. Nous sommes fiers de pouvoir compter sur la participation des No Tav [4], avec la candidature de Nicoletta Dosio, des No Tap [5] dans le Salento (Pouilles), des No Muos [6] en Sicile, ainsi que d’autres comités régionaux qui se battent pour la défense de leur territoire. De plus, cela témoigne du fait que notre parcours a au moins eu le mérite de trouver les points communs entre ces luttes qui jusqu’à présent avaient de la peine à se rassembler et à travailler à la construction d’un horizon politique général.
Les réponses de la part des centres sociaux ont été multiples. Il y a par exemple des camarades qui en sont partie prenante et protagonistes de PaP. D’autres, même s’ils ont témoigné publiquement leur respect pour le projet, ont déclaré ne pas partager certains des présupposés de notre expérience et ont donc préféré ne pas y participer. L’exemple principal est sans doute celui d’Infoaut [7], qui a publié un joli éditorial, se montrant capable d’entrer en résonance dialectiquement avec notre expérience, tout en insistant sur le fait qu’ils ne la partagent pas. Enfin, il y a aussi évidemment ceux qui ont condamné avec mépris ce que nous essayons de mettre sur pied, même si heureusement ils ne sont pas nombreux.
Ces connexions, nées il y a un peu plus de deux mois, ont permis de construire une infrastructure de base qui couvre toute la péninsule, y compris les îles. L’intense récolte de signatures pour pouvoir présenter PaP dans tout le territoire italien témoigne de cet enracinement. C’est un succès énorme, vu que nous avons réussi à récolter quelques 52’000 signatures (il n’en fallait que 25’000) dans toutes les circonscriptions électorales. Cette présence capillaire doit être durablement renforcée. Notre objectif est d’utiliser cette campagne électorale pour construire l’organisation partout où cela est possible. Ces avant-postes ne sont pas de simples comités électoraux. Ce sont des noyaux organisationnels qui auront pour tâche de continuer à travailler après le 4 mars, quel que soit le résultat des élections. Car c’est bien là que se situe l’objectif principal de PaP : donner vie à un mouvement populaire qui a pour ambition de perdurer et de grandir. On ne s’arrêtera pas tant qu’on n’aura pas gagné. Pour nous, la victoire n’est pas d’obtenir 3% lors d’une élection. Pour nous, la victoire signifie le pouvoir au peuple.
Les jeunes se sont éloignés de la politique « traditionnelle » durant ces vingt dernières années. Quel type de dialogue PaP a-t-il avec les jeunes ? Comment le mouvement pense-t-il la politique ?
Premièrement, nous sommes des jeunes précaires ayant subi le plus les effets de la crise. Il y a quelques jours, une recherche du Fonds monétaire international a mis en évidence le fait que les jeunes courent les plus grands risques de pauvreté, des risques liés aux développement de la précarité sur le marché du travail et aux modèles choisis pour réformer les systèmes de protection sociale, pour consolider les comptes publics. De plus, ces tendances font que nous sommes traditionnellement exclus de la politique.
Comme cela s’est passé aussi dans d’autres pays, cette exclusion est due à plusieurs facteurs. Certes, les termes utilisés à notre encontre par plusieurs ministres qui se sont succédé ces dernières années, nous traitant de « grands bébés », d’« enfants gâtés » ou de « ratés », n’encouragent guère la participation. Dernier exemple : les déclarations de l’actuel ministre du travail, Giuliano Poletti, affirmant en se référant à ceux-celles qui sont contraints d’émigrer que « certains, il vaut mieux ne pas les avoir dans les pattes ». Les jeunes sont stigmatisés comme étant coupables de leur propre situation d’exclusion et de crise.
En outre, la politique traditionnelle utilise des registres linguistiques et des instruments de communication désormais obsolètes et absolument incapables de nous parler. Au contraire, PaP, grâce au travail de ces dernières années mené par tant de structures de base qui font partie du projet, parle la même langue que de nombreux jeunes ; nous utilisons les mêmes moyens, et plus particulièrement les réseaux sociaux. Et nous ne renonçons pas aux moments ludiques, qui nous permettent de construire sociabilité et communion. Parce que, quoiqu’on en dise, nous sommes tous à la recherche de lieux – physiques, mais pas uniquement – qui permettent la construction d’identité et d’appartenance.
Contre une politique déclassée au rang de pure activité administrative, nous revendiquons autre chose : la possibilité de tout subvertir, de « rêver », de construire des horizons radicalement différents de ceux que l’on nous propose.
Nous, les jeunes, sommes paradoxalement celles et ceux ayant le plus à donner, précisément parce que en tant qu’exclus nous savons ce que cela veut dire d’inclure. Notre programme en parle. Il y a un besoin de rupture et de renouvellement, de se débarrasser de l’aspect « mortifère » de ce pays. Ce n’est pas facile, et ce n’est qu’un début. Nous devons encore impliquer des milliers de personnes, pour faire en sorte que la politique redevienne un instrument et non une saleté, une possibilité de transformer et de se réapproprier sa propre vie.
A Naples, l’expérience même de l’Ex OPG – Je so’ Pazzo nous montre qu’il est possible d’impliquer les jeunes dans l’activité politique et sociale, en renversant dans un certain sens le rapport entre militant politique et masses populaires. En fait, par notre activité sociale dans les divers aspects du travail, de l’immigration, du sport populaire, de la garderie populaire, des activités postscolaires, des actions contre la pauvreté, etc., il ne s’agit pas de reproduire l’approche classique du militant qui explique et enseigne au travailleur.euse ses conditions et ses problèmes. Avec le mutualisme et le contrôle populaire, nous sommes capables d’inverser cette tendance et de construire des parcours communs d’apprentissage, de formation politique, d’auto-organisation et d’autogouvernement. Ainsi, nous donnons une réponse concrète aux besoins quotidiens des masses populaires, mais en même temps nous créons des moments de lutte et de solidarité qui nous ont permis, sur un petit aspect, de vaincre. Et ces petites victoires nous donnent l’élan pour faire des pas supplémentaires, pour impliquer toujours plus de personnes et pour donner une perspective politique plus large à nos activités. Nous pensons que cette méthode enracinée dans le social est la route à suivre pour élargir la participation des masses populaires à la politique.
Comment comprendre et expliquer l’extraordinaire développement d’une alternative à gauche, née au sud de la péninsule ?
Cette question donne lieu à de multiples réflexions, et on peut y répondre de manière tout aussi diverse : on peut citer l’expérience administrative napolitaine de ces dernières années, qui a d’une certaine manière ouvert un canal avec les mouvements sociaux de la ville et pourquoi pas l’expérience de l’Ex OPG – Je so’ pazzo, qui a eu, en tant qu’espace social, une résonance nationale importante.
Mais ces réponses sont partielles et au fond tiennent compte seulement de Naples, pas de tout le sud. Il faut chercher la vérité ailleurs : le paradigme historique d’un nord de l’Italie axé sur la lutte ouvrière et d’un sud arriéré, peuplé de paysans liés aux exigences du patron de service est faux. Nous ne nions pas l’existence en Italie d’une question méridionale ; elle a existé et existe toujours. Aujourd’hui, l’économie du sud présente des caractéristiques très différentes de celles des régions centrales et septentrionales du pays. Il suffit de penser au fait que, dans plusieurs régions méridionales, la source majeure de profit a résidé dans la sous-traitance de « l’urgence » migratoire.
Toutefois, et cela ne doit pas nous étonner, une situation aussi critique, faite d’émigration, de chômage, d’un manque de structures et de services peut devenir une véritable poudrière. Il n’est pas surprenant que nous ayons trouvé des associations et des groupes ayant déjà l’exigence de pratiquer ces expériences de mutualisme, et qui ont trouvé dans l’expérience de l’Ex OPG un mégaphone et – nous aimons à le penser – un point de référence. Aujourd’hui, ces expériences représentent l’épine dorsale de PaP et rencontrent un bon accueil dans toute l’Italie, et pas seulement.
À gauche – ou ce qui est considéré comme tel -, on murmure que PaP divise les votes qui auraient pu aller à Liberi e Uguali (LeU), vu par certains comme une alternative de gauche. Que répondez-vous à cette critique ?
Nous ne partageons pas cette critique, surtout parce que nous sommes ambitieux et que nous regardons au-delà. PaP n’est pas simplement une alternative à LeU : nous sommes une alternative à toutes les listes existantes.
Nous croyons qu’on ne peut pas changer les choses avec ceux qui font partie intégrante du système. Liberi e Ugali, c’est un Parti démocrate n°2 (PD2) : on y trouve Massimo D’Alema, Pier Luigi Bersani, tous ceux qui ont géré le pouvoir durant ces vingt dernières années, qui ont voté en faveur des gouvernements de Mario Monti et de Matteo Renzi, et qui ont soutenu les pires saloperies, de la participation aux guerres à la libéralisation des horaires de travail, du Fiscal Compact à la réforme Fornero, du Jobs Act à Sblocca Italia [8], sans parler de la Buona Scuola… Quant à Pietro Grasso [leader de LeU] il s’est entendu jusqu’à la fin avec Renzi, sans jamais s’opposer à son action. Quelle crédibilité aurions-nous pour changer les choses si nous nous associons à ces individus ? Quelle alternative pourrions-nous jamais incarner ?
Par notre âge, notre genre, notre appartenance sociale, nous sommes autre chose. Par ses contenus et ses méthodes politiques, Liberi e Uguali représente la continuité avec tout un monde qui a mené des politiques antipopulaires. Nous ne voulons pas unir la classe politique de la “gauche historique”, dont il y a peu ou rien à sauver. Nous voulons unir les personnes, à la base, les associations, les collectifs, les comités territoriaux et environnementaux, les réseaux de solidarité, les expériences de lutte sur les places de travail et dans le secteur social. Notre problème prioritaire n’est pas tant d’élire quelqu’un, mais de faire participer les gens, de reconstruire une communauté, un sentiment d’appartenance, d’être du même côté de la barricade. Etre utiles à notre peuple, diffuser les pratiques qui fonctionnent, mettre en lien les compétences et les mettre à la disposition de ceux qui en ont besoin pour améliorer leur vie.
Ce travail n’a pas commencé maintenant, il a énormément augmenté durant la crise. A présent, il s’agit seulement de le faire voir à des millions de personnes et de l’organiser toujours mieux. Tout cela pourrait permettre aussi d’élire des parlementaires qui soient l’expression d’un mouvement vraiment du côté du peuple. Mais nous n’avons pas de peur d’une contre-performance : même si cela devait se produire – et cela serait compréhensible parce que nous n’avons que deux mois d’existence, que les gens sont très désillusionnés, que nos moyens pour les atteindre sont faibles, et que nous n’avons pas d’argent ou de noms connus –, ce ne serait pas décisif pour les objectifs de notre projet, parce qu’après le 4 mars nous continuerons à fédérer, à croître, à être présents sur le terrain et dans les rues. Et quand les gens verront que nous n’étions pas un cartel électoral, mais une communauté et un idéal de société, ils ne pourront que participer, contribuer et faire grandir PaP. Et les résultats, y compris sur le plan de la présence dans les institutions, ne tarderont pas à suivre.
PaP a eu rapidement un grand impact à l’extérieur (en Grande-Bretagne, mais pas seulement). Comment l’expliques-tu ? Quels sont vos liens avec les mouvements « frères » en Europe et aux Etats-Unis ?
Le fait que PaP ait eu un grand impact à l’extérieur, nous l’expliquons d’une manière très simple : il y a un énorme espace vide à remplir partout. Aujourd’hui quiconque se situe non seulement à gauche, mais pense que le communisme peut être effectivement une alternative à construire, peut occuper cet espace. D’autres avant nous l’ont prouvé : par exemple, les réseaux de mutualisme en Grèce – dont Syriza a tiré sa force – ont représenté pour nous un exemple extrêmement positif. Tout comme la tentative de Podemos, c’est vers eux que notre regard s’est tourné ces dernières années. Nous savons que l’histoire de Tsipras n’a pas connu un heureux dénouement, nous en voyons les limites, mais du point de vue de la mobilisation populaire et de la reprise d’une politique de masse, ce moment, indépendamment de son résultat, a servi et reste un signal.
Du point de vue des contacts, nous avons réussi à établir un dialogue avec Momentum en Angleterre et aussi avec la Candidatura d’unitat popular (CUP) en Catalogne. En ce moment, la relation la plus étroite est celle que nous avons établie avec La France insoumise. Nous avons réussi à rencontrer Mélenchon, et nous croyons que cette relation peut être constructive. Mais nous regardons aussi au-delà du cadre européen. Nous observons, nous étudions et nous nous confrontons à des expériences très vivantes en Amérique Latine, par exemple.
Pourtant, au-delà de l’inventaire ci-dessus ou de la résonance que nous avons eue dans les revues européennes et américaines, nous croyons qu’une organisation comme la nôtre doit toujours se poser dans une optique internationaliste. Raison pour laquelle nous sommes en train d’organiser et nous avons organisé de nombreuses assemblées et groupes travaillant à l’extérieur, où nous avons maintenant plus de contacts. Ce sont des moments précieux de confrontation, parce qu’ils nous permettent de comprendre à quel point les problèmes des peuples européens sont inter-reliés. Nous avons toujours refusé d’analyser les choses seulement du point de vue de comment elles arrivaient chez nous ; nous nous sommes toujours posés dans l’optique de réfléchir sur un plan plus vaste. Aujourd’hui, c’est plus vrai que jamais : la globalisation et l’imbrication des relations européennes (si instables qu’elles puissent être) nous imposent de récupérer un terrain important pour rassembler de la manière la plus large possible les intérêts des masses populaires – qui sont les mêmes en Italie, en Grèce, en Angleterre, en Espagne, en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Tisser des relations et des liens avec les mouvements partageant les mêmes buts est fondamental. Aussi parce que si nous nous limitons à jouer dans notre surface de réparation, alors que l’adversaire occupe tout le terrain, le maximum que nous pouvons obtenir serait un équilibre ou une défaite honorable. Si nous voulons vaincre – et c’est notre objectif ultime –, nous devons nous préparer à occuper tout le terrain. C’est-à-dire le monde entier.
Quelles sont vos prévisions non seulement par rapport aux élections, mais plus fondamentalement pour reconstruire une véritable alternative à gauche ? Comment vois-tu votre développement après le 4 mars ?
On change un pays avant tout en étant présent dans tous les aspects de la société. Si l’on sait répondre aux besoins matériels, mais aussi construire un imaginaire, faire de la musique, du théâtre, du cinéma. Si l’on sait développer des pratiques modifiant le fonctionnement des institutions. Nous avancerons parce qu’une élection ne suffit pas pour faire tout cela, mais c’est un travail à mener pendant des années. Les élections sont un passage qui nous permet de faire « masse », de commencer à nous compter, d’en sortir renforcés. Et ensuite de continuer sur le terrain à construire un « parti social ».
Ici, le mutualisme a une importance fondamentale. Si l’État n’est pas en mesure de résoudre nos problèmes, parce qu’il est l’otage d’une minorité et structurellement pensé pour défendre les intérêts de celle-ci, nous commençons à agir tout de suite avec une méthode d’intervention qui part des besoins du peuple et qui, avec le peuple, développe la conscience et la participation. Mettre sur pied des activités postscolaires sociales, un guichet contre le travail au noir, une salle de sport te permet de faire tant de choses : enquêter sur la réalité, approcher des sujets non politisés, ne pas leur fournir seulement un service mais leur expliquer les motifs, apprendre d’eux et lutter ensemble, développer donc ces embryons de conscience et d’autogouvernement sans lesquels la démocratie n’existe pas. Nous ne faisons pas un travail d’assistance, mais d’engagement. Le mutualisme et le contrôle populaire nous permettent de sortir de cette rhétorique terrible d’éternels vaincus dont nous sommes fatigué·e·s : ils nous montrent qu’en agissant de manière intelligente et créative on peut vaincre et démontrer matériellement que les institutions ne font pas assez et peuvent donc être remplacées par le peuple qui s’organise, surveille et propose. Qui mieux que celui qui vit les conditions de travail, utilise un service, habite un territoire peut dire comment intervenir et comment améliorer ce service ?
Ces pratiques ne sont pas seulement utiles, mais aussi très amusantes. Elles extraient le meilleur des personnes. Elles les poussent à réfléchir et à faire communauté. En conclusion, nous pouvons dire que notre principale différence avec tout l’échiquier politique est celle-ci : même si nous sommes exclus, pauvres et encore faibles, nous savons nous divertir, nous réjouir, rire, penser et rêver.
Propos recueillis pour solidaritéS (Suisse) par Stéfanie Prezioso.