Il est essentiel de prendre le temps d’analyser la politique mise en pratique par Varoufakis et le gouvernement Tsipras car, pour la première fois au 21e siècle, un gouvernement de gauche radicale a été élu en Europe. Comprendre les failles et tirer les leçons de la manière dont celui-ci a affronté les problèmes qu’il rencontrait sont de la plus haute importance si on veut avoir une chance de ne pas aboutir à un nouveau fiasco.
L’enjeu de la critique de la politique qui a été suivie par le gouvernement grec en 2015 ne consiste pas principalement à déterminer les responsabilités respectives de Tsipras ou de Varoufakis en tant qu’individus. Ce qui est fondamental, c’est de réaliser une analyse de l’orientation politico-économique qui a été mise en pratique afin de déterminer les causes de l’échec, de voir ce qui aurait pu être tenté à la place et d’en tirer des leçons sur ce qu’un gouvernement de gauche radicale peut faire dans un pays de la périphérie de la zone euro.
Dans cette partie, nous nous concentrerons sur les premiers jours du gouvernement Tsipras, durant lesquels Yanis Varoufakis s’est empressé de mettre en œuvre sa stratégie de négociation avec les créanciers européens. Nous verrons que cette stratégie était vouée à l’échec, car Varoufakis se refusait à entrer dans une confrontation avec la BCE, qui, elle, avait décidé d’asphyxier la Grèce dès le 4 février. Les propositions qu’ils faisaient allaient sur des points essentiels comme la dette, à l’encontre du programme de Syriza sans pour autant rencontrer le soutien des dirigeants européens.
Les débuts du nouveau gouvernement Tsipras
Le futur gouvernement dirigé par Syriza serait asphyxié financièrement par la Troïka
Varoufakis raconte qu’au cours des derniers jours de la campagne électorale, Alexis Tsipras a reçu un message envoyé par Jörg Asmussen [2], un conseiller de la direction du SPD, membre de la grande coalition dirigée par Angela Merkel. Il se proposait pour aider un futur gouvernement Syriza dans les prochaines négociations avec les institutions européennes. Il indiquait qu’il serait possible de prolonger le mémorandum en cours afin de donner au gouvernement le temps de poursuivre la voie des réformes prévues par le mémorandum de la Troïka et d’arriver à un nouvel accord.
Jörg Asmussen recommandait à Tsipras et à son équipe de chercher à collaborer avec Thomas Wieser (social-démocrate autrichien), qui jouait (et joue encore) un rôle clé dans l’Eurogroupe et pourrait constituer un allié du gouvernement grec lors des futures négociations. Le courriel de Jorg Asmussen comprenait une pièce jointe rédigée par Thomas Wieser. Tsipras et Varoufakis ont ainsi appris que, selon Thomas Wieser, la BCE ne comptait pas reverser à la Grèce les profits réalisés sur les titres grecs qu’elle détenait, et ce, en contradiction avec les promesses faites en 2012 [3]. Le montant auquel la Grèce avait droit et qu’elle ne recevrait pas s’élevait à un peu moins de 2 milliards €, ce qui constitue une somme considérable pour un pays de la taille de la Grèce. Cela correspondait à l’estimation du coût total des mesures humanitaires que Syriza avait promis de réaliser (voir l’encadré sur le Programme de Thessalonique). Ils apprenaient également de manière officieuse que la Troïka ne verserait aucune des sommes encore promises dans le cadre du 2e mémorandum qui arrivait à échéance le 28 février 2015. Il s’agissait de versements que le FMI et le FESF étaient censés réaliser avant la fin du 2e mémorandum [4]. L’avertissement était donc très clair : le futur gouvernement dirigé par Syriza serait asphyxié financièrement par la Troïka.
Dans ce document reçu avant les élections, Thomas Wieser présentait comme une occasion à saisir, le fait de prolonger le 2e mémorandum pendant une période à déterminer.
Varoufakis a envoyé une réponse en insistant pour que la somme due à la Grèce sous la forme des bénéfices réalisés par la BCE sur les titres grecs soit bel et bien versée.
Dans le même temps, selon Varoufakis, la perspective de prolonger le mémorandum au-delà du 28 février était une perspective à saisir.
Ensuite les évènements vont très vite. Les élections du 25 janvier sont remportées par Syriza. Le gouvernement Syriza - ANEL se met en place le 27 janvier.
Varoufakis ne prend pas la peine de décrire la composition du gouvernement. Il se concentre sur quelques points qui le concernent directement, Varoufakis indique qu’il a eu une première difficulté avec Alexis Tsipras. Varoufakis souhaitait que ses alliés, Euclide Tsakalotos [5] et George Stathakis [6], soient désignés aux deux postes ministériels directement reliés au ministère des Finances. Or Tsipras avait décidé de désigner à l’un de ces deux postes Panagiotis Lafazanis, dirigeant de la plateforme de gauche au sein de Syriza, partisan de la suspension unilatérale du remboursement de la dette et favorable à la préparation de la sortie de l’euro. Varoufakis écrit : « Lafazanis à la tête du ministère du Redressement productif. C’était une catastrophe ». Il poursuit : « Avec Lafazanis à la tête d’un ministère aussi important et Euclide - qui approuvait notre pacte - hors du gouvernement, ma stratégie de négociation était carrément mise à mal. » [7]. Selon Varoufakis, Tsipras a refusé de déboulonner Lafazanis en avançant l’argument suivant : « J’ai besoin de Lafazanis au gouvernement, à la tête d’un ministère économique, pour éviter qu’il nous emmerde de l’extérieur. Si je lui retire son poste alors qu’on prête serment demain, il sera encore plus remonté contre moi. La Plateforme de gauche sera vent debout contre nous. » [8]
Pour rappel, par la suite, Lafazanis s’est opposé à la capitulation de juillet 2015, a démissionné comme ministre, en tant que député a voté contre le 3e mémorandum, a quitté Syriza avec une vingtaine de députés et de nombreux militants pour constituer Unité populaire, une nouvelle organisation politique.
Finalement, Varoufakis a convaincu Tsipras de proposer à Tsakalotos le poste de vice-ministre des Affaires étrangères chargé des questions économiques, de manière à ce qu’il puisse participer aux négociations avec les créanciers et à tous les déplacements à Bruxelles.
Il met en évidence ce qu’il appelle le cabinet de guerre (il semble que ce soit le terme qui était utilisé aussi par Tsipras et ceux qui en faisaient partie), c’est-à-dire le cercle des ministres et des responsables directement relié à la stratégie de Tsipras. Voici ce que dit Varoufakis, de ce cabinet de guerre : « Lorsque ses membres se trouvaient en Grèce plutôt qu’à Bruxelles ou ailleurs, le cabinet de guerre se réunissait tous les jours. En faisaient partie Alexis Tsipras, le vice-Premier ministre Dragasakis, l’alter ego d’Alexis, Nikos Pappas, moi-même, Euclide Tsakalotos et Spyros Sagias, le secrétaire de cabinet. Se joignaient souvent à nous Chouliarakis, président du Conseil des économistes, et Gabriel Sakellaridis, le porte-parole du gouvernement » [9].
Les premiers jours de Varoufakis comme ministre
Varoufakis explique que dans les trois premiers jours de ses fonctions comme ministre, il s’est attelé à organiser la direction de son ministère, mettre au travail son équipe de collaborateurs, estimer les liquidités dont le gouvernement disposait pour le paiement de la dette et le fonctionnement de l’État (paiement des retraites et des salaires des fonctionnaires publics…). La réponse qu’on lui a fournie sur cette dernière question : entre 11 jours et 5 semaines.
Varoufakis explique également que son ministère avait été largement affaibli par la Troïka : trois services qui lui étaient reliés échappaient en partie au pouvoir du ministre : l’organisme qui était chargé de la recapitalisation des banques privées (le FHSF), l’organisme chargé de la privatisation (le TAIPED) et l’administration des recettes fiscales qui avait à sa tête une directrice provenant du privé.
Il ajoute qu’il s’est rendu compte le 30 janvier que Dragasakis et Tsipras avaient pris la décision d’affaiblir un peu plus son ministère en lui retirant toute compétence concernant les banques. Alors qu’il affirme dans son livre qu’il avait obtenu l’accord de Tsipras-Pappas et Dragasakis pour proposer aux créanciers européens de prendre possession des banques grecques [10], il accepte d’abandonner ce projet dès le début de ses fonctions. Voici comment il relate cet épisode : « Le dernier sujet de notre réunion nocturne était les banques grecques. Je leur ai demandé des idées pour préparer la confrontation qui aurait lieu le jour où je soumettrais ma proposition pour les » européaniser " en les rattachant à l’UE. Quand soudain Wassily [Kafouros] [11] m’a interrompu.
- Les carottes sont cuites, Yánis, dit-il en me tendant un arrêté arrivé dans la soirée. Il venait du bureau du vice-Premier ministre et était dûment cacheté par le secrétariat du cabinet. L’arrêté stipulait que la juridiction de tout ce qui concernait les banques avait été déplacée du ministère des Finances au bureau du vice-Premier ministre. – Ne me dis pas que je ne t’avais pas prévenu, m’a lancé Wassily. Dragasakis prend ses copains banquiers sous son aile pour les protéger des mecs comme toi. |
Il avait sans doute raison, hélas, mais je n’avais pas le choix, sinon d’accorder le bénéfice du doute à Dragasakis. " [12]
Comme je l’ai souligné très clairement dans la première partie de cette série, cette proposition de transfert des banques aux créanciers européens était inacceptable du point de vue des intérêts du peuple grec. Mais il est frappant de constater que Varoufakis, qui avait fait de cette question une des six conditions sine qua non pour accepter de devenir ministre des Finances, y a renoncé dès les premiers jours de son ministère.
C’est le début précoce d’une longue suite de renonciations de la part de Varoufakis.
Varoufakis explique qu’avec ses collaborateurs, il a planché sur plusieurs projets très concrets. Certains sont tout à fait intéressants : la possibilité de mettre en place un système parallèle de paiement en cas d’affrontement avec les créanciers, la remise en cause d’une décision du gouvernement antérieur de développer les jeux de hasard pour augmenter les recettes publiques, certains dispositifs pour lutter contre la grande fraude fiscale… D’autres projets étaient plus que douteux, voire tout à fait inadmissibles. Il s’agit notamment d’un projet d’amnistie fiscale que Varoufakis présente de la manière suivante : « Je devais également annoncer que dans les quinze jours à venir, le site du ministère des Finances ouvrirait un portail sur lequel tout citoyen pourrait officiellement enregistrer des revenus jamais déclarés jusqu’ici pour les années 2010-2014. Seuls 15 % de ces sommes seraient requises à titre d’arriérés fiscaux, payables par carte de crédit ou sur Internet. En échange, le payeur aurait un reçu électronique qui lui garantirait l’immunité contre toute poursuite pour fraude antérieure » [13]
Ou bien cette autre initiative plus que douteuse : « débusquer les centaines de milliers d’opérations de petites fraudes et infliger un traitement de choc à la société grecque pour corriger ses mœurs » [14].
L’image radicale de Varoufakis
Le 30 janvier, à Athènes, la conférence de presse qui a suivi la première rencontre de Varoufakis avec Jeroen Dijsselbloem, le ministre socialiste hollandais qui présidait l’Eurogroupe à l’époque, a largement contribué à donner une image très radicale de Varoufakis dans l’opinion grecque et étrangère. Toutes les télévisions du monde ont montré l’affrontement visuel entre Varoufakis et Dijsselbloem. Varoufakis rebelle face à Dijsselbloem arrogant et manifestement grossier dans son rapport à un ministre auquel il rendait visite.
Les médias dominants ont attaqué Varoufakis, mais le comportement des représentants de la Troïka est tellement celui de dignitaires étrangers se comportant comme en terrain conquis et incapables de supporter des signes de résistance que Varoufakis est apparu comme le symbole d’un gouvernement anticonformiste qui résiste à l’injustice des puissants. [15]
Varoufakis et le programme de gouvernement de Syriza
Le programme de Thessalonique, présenté en septembre 2014, promettait de mettre fin au second mémorandum et de le remplacer par un plan de reconstruction nationale, d’obtenir un effacement de la plus grande partie de la dette publique, de rompre avec l’austérité, de rendre au peuple grec la jouissance d’une série de droits sociaux, de rétablir largement les salaires et les retraites dans l’état préexistant au mémorandum de 2010, de mettre fin aux privatisations, de prendre le contrôle des banques, de créer une banque publique de développement, de réduire les dettes des ménages à bas revenus à l’égard de l’État et des banques privées, de créer 300 000 emplois, de faire revivre la démocratie (voir l’Encadré : Extraits du programme de Thessalonique ).
Varoufakis était opposé à ce programme et le déclare haut et fort dans son livre. Se rapportant à septembre 2014, il écrit : « Alexis avait présenté les grandes lignes de la politique économique de Syriza dans un discours à Thessalonique. Surpris, je me suis procuré le texte et je l’ai lu. Une vague de nausée et d’indignation m’a submergé. Je me suis tout de suite mis au boulot. Moins d’une demi-heure plus tard, j’avais un article que le Premier ministre Samaras utiliserait pour fustiger Syriza devant le Parlement : » Même Varoufakis, votre gourou économique, estime que vos promesses sont bidon. « Et elles l’étaient. (...) Le programme était tellement bancal que je n’ai même pas pris la peine de le critiquer point par point. » [16]
Il affirme avoir accepté le poste de ministre à la condition de pouvoir mettre en œuvre six mesures économiques prioritaires. Pour rappel [17], voici ses six priorités : « La restructuration de la dette vient en premier lieu (sans réduction du stock de la dette alors que le programme de Thessalonique affirme qu’il faut un effacement de la plus grande partie de la dette publique, NDLR). Deuxièmement, excédent primaire ne dépassant pas 1,5 % du revenu national et pas de nouvelles mesures d’austérité. Troisièmement, réductions d’ampleur des impôts des sociétés. Quatrièmement, privatisations stratégiques avec conditions préservant les droits du travail et relance des investissements. Cinquièmement, création d’une banque de développement qui utiliserait les actifs publics restant comme caution pour générer de l’investissement de l’intérieur, et dont les dividendes seraient canalisés dans les fonds de pension publics. Sixièmement, politique de transfert des actions et de la gestion des banques à l’UE (…). » [18]
Parmi ces six priorités, seules la deuxième et la cinquième coïncident avec le programme de Thessalonique. Or ces deux priorités ont été abandonnées dès l’accord du 20 février 2015 (voir plus loin).
Extraits du programme de Thessalonique présenté par Alexis Tsipras en septembre 2014 (13 septembre 2014) [19] " […] Nous demandons un mandat fort, soutenu par une large majorité parlementaire et un encore plus large consensus social, pour mener une négociation qui protège au mieux les intérêts de notre peuple en Europe. Nous demandons le recours immédiat au verdict populaire et un mandat de négociation qui vise à l’effacement de la plus grande partie de la dette nominale pour assurer sa viabilité [20]. Ce qui a été fait pour l’Allemagne en 1953 [21] doit se faire pour la Grèce en 2014. Nous revendiquons :
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Les propositions faites par Varoufakis à la Troïka
Contrairement à l’image caricaturale présentée par les médias dominants et par les gouvernements des pays créanciers, Varoufakis, comme négociateur principal, a fait des propositions très modérées à la Troïka, propositions qui étaient très clairement en retrait par rapport au programme de Thessalonique, certaines d’entre elles étaient clairement en contradiction avec le programme. Il a assuré à ses interlocuteurs que le gouvernement grec ne demandait pas une réduction du stock de la dette. Il proposait que les créances détenues par la Troïka sous différentes formes soient transformées en créances de plus longue durée permettant au gouvernement de réduire la part du budget consacrée au remboursement annuel. Il n’a pas remis en question la légitimité ou la légalité des créances réclamées à la Grèce. Ce qui est très grave.
Il n’a pas mis en avant le droit et la volonté du gouvernement grec de réaliser un audit des dettes de la Grèce. Dans son livre, il n’y a pas un mot sur la commission d’audit mise en place par la présidente du parlement grec. Pas un seul mot. S’il n’en parle pas, ce n’est pas que cette initiative soit passée inaperçue en Grèce, au contraire elle a fait beaucoup de bruit. Il a choisi de faire le silence complet sur cette importante initiative car cela ne rentrait pas du tout dans sa vision de la négociation.
Il a proposé à la Troïka d’aménager une partie du mémorandum en cours en le prolongeant et en adaptant certaines des mesures prévues. Il a affirmé de manière répétée que 70 % des mesures prévues par le mémorandum étaient acceptables. Il a ajouté que certaines mesures qui devaient encore être appliquées étaient positives mais que 30 % du mémorandum devaient être remplacées par d’autres mesures ayant un effet neutre sur le budget, c’est-à-dire que les mesures nouvelles et notamment celles qui seraient mises en œuvre pour faire face à la crise humanitaire, n’augmenteraient pas le déficit prévu par le gouvernement Samaras, car elles seraient contrebalancées par des revenus supplémentaires ou par des réductions de dépenses dans certains domaines.
Varoufakis a affirmé que le gouvernement qu’il représentait ne reviendrait pas sur les privatisations qui avaient été réalisées depuis 2010 et qu’en plus certaines privatisations supplémentaires étaient tout à fait envisageables du moment que le prix de vente soit suffisamment élevé et que les acquéreurs respectent les droits des travailleurs.
Varoufakis a également affirmé que le salut de la Grèce était conditionné par son maintien dans la zone euro.
Il s’est bien gardé de mettre en avant, face à ses interlocuteurs, la partie du programme de Syriza qui impliquait que l’État grec prenne le contrôle des banques privées grecques alors qu’il en était l’actionnaire principal.
Une des dimensions véritablement radicales dans le discours de Varoufakis, c’est qu’à plusieurs reprises au début de son mandat il a affirmé que la Troïka n’avait pas de légitimité démocratique et que le gouvernement ne collaborerait pas avec elle. Mais en lisant son livre, on se rend compte très vite qu’en pratique, il a accepté le maintien de la Troïka. Celle-ci n’a disparu qu’au niveau du discours officiel. La seule concession que la Troïka a faite a consisté à accepter qu’on fasse semblant qu’elle n’existait plus. En réalité, elle a continué à fonctionner et ce de manière implacable et palpable. Varoufakis montre qu’elle était présente à tous les moments clés de la négociation et des prises de décision. Elle n’a jamais cessé d’exister ou d’agir.
Pour la seule année 2015, la Grèce devait débourser 42,4 milliards d’euros pour sa dette
Varoufakis décrit bien à quel point la dette constituait un fardeau insupportable. Il écrit que, quelques jours avant les élections, il avait calculé le montant qu’il était prévu de rembourser au cours de l’année 2015. Je le cite : « J’ai découvert que pour la seule année 2015, l’État grec aurait besoin de 42,4 milliards d’euros pour » rouler « sa dette, soit 24 % du revenu national. Même en admettant que la troïka débourse ce que stipulait le second renflouement, il nous manquerait 12 milliards. Pour la Grèce, privée de la possibilité d’emprunter à des investisseurs privés, avec des caisses vides et une population exsangue, payer ses dettes se résumait à une chose : piller ce qui restait dans les réserves des fonds de pension, des municipalités, des hôpitaux et des établissements publics tout en mendiant à la troïka des emprunts colossaux, puis s’engager à pressuriser les retraités, les municipalités, les hôpitaux et les établissements publics encore un peu, tout ça pour rendre ses sous à la troïka. Seule une lobotomie aurait pu me persuader que cette solution était dans l’intérêt de notre peuple. » [49] Plus loin, il revient sur le sujet à l’occasion de sa première rencontre avec le président de l’Eurogroupe le 30 janvier à Athènes : « les remboursements prévus pour la seule année 2015 représentent 45 % de la totalité des impôts que le gouvernement espère percevoir ». [50]
En acceptant de poursuivre les remboursements, la situation ne pouvait être que pire
Le problème, c’est qu’en s’engageant le 20 février à poursuivre le remboursement intégral de la dette selon le calendrier prévu jusqu’au 30 juin 2015, il a accepté une situation pire que l’enfer décrit plus haut puisque les créanciers ne se sont pas engagés à réaliser le moindre versement. Or il fallait rembourser 7 milliards d’euros d’ici la fin juin 2015. Cette somme de 7 milliards est à comparer avec le coût estimé de l’ensemble des mesures humanitaires promises dans le programme de Thessalonique qui s’élevait à 2 milliards pour l’ensemble de l’année 2015. En réalité, à cause du paiement de la dette, selon mon estimation personnelle, le gouvernement de Tsipras n’a pas dépensé plus de 200 millions d’euros en matière de réponse à la crise humanitaire entre février et juin 2015, ce qui était tout à fait insuffisant. Cela indique très clairement, qu’en acceptant de poursuivre les remboursements sans avoir la garantie de recevoir de l’argent frais de la part des créanciers, la situation ne pouvait être que pire. Cela impliquait aussi que le deuxième mémorandum devrait être suivi par un troisième mémorandum afin que les créanciers accordent de nouveaux prêts qui serviraient à rembourser les anciens.
Varoufakis a beau affirmer qu’une autre issue était possible, celle-ci était tout à fait chimérique car basée sur le fait que les créanciers pourraient être convaincus, par la simple discussion, de permettre à la Grèce de mettre fin aux aspects les plus antisociaux des politiques d’austérité, de la libérer du carcan du mémorandum et de lui permettre de réduire fortement les montants à rembourser au cours de l’année 2015 (sans toucher au stock total). Cela ne tenait pas debout.
La stratégie de négociation adoptée par Varoufakis
La réunion du 30 janvier entre Varoufakis et le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, indiquait très clairement que celui-ci refusait de prendre en compte le mandat donné par le peuple grec au gouvernement de Tsipras. Il refusait de remplacer le mémorandum par un nouvel accord, il refusait même de modifier ce mémorandum. Il indiquait clairement que la Banque centrale européenne pourrait empêcher les banques grecques d’avoir accès normalement aux liquidités.
Afin de tenter de modifier la situation et de trouver des appuis, Varoufakis décide d’aller à la rencontre des dirigeants français et italiens (les deux gouvernements étaient « socialistes » et censés soutenir le gouvernement grec dans sa volonté de desserrer l’étau de l’austérité imposée par la Commission européenne), des dirigeants britanniques qui menaient à ce moment-là une politique de relance économique au prix d’un déficit fiscal grandissant. Ensuite, il se rendrait à Francfort pour rencontrer la direction de la BCE afin d’essayer de l’amadouer. Et enfin, il irait à Berlin.
Avant d’entamer son périple, il tient une rencontre avec le trio Tsipras-Pappas et Dragasakis. Il obtient le feu vert pour ne pas demander un effacement de dette aux dirigeants qu’il va rencontrer. Il obtient aussi leur accord pour ne pas invoquer de droit moral à un allègement de dette. Ce faisant, Varoufakis renonçait à un argument fondamental pour convaincre l’opinion publique internationale et mettre en difficulté les créanciers sur un de leurs principaux points faibles.
Varoufakis reconnaît que cet accord passé en secret avec le trio s’opposait à l’orientation officielle de Syriza : « la position de Syriza était très claire : le parti exigeait ni plus ni moins qu’un effacement inconditionnel de la dette. La moitié des membres voulaient toujours une décote unilatérale de la majeure partie de la dette, la plupart n’imaginaient même pas l’idée d’un échange de dettes, or seul un pacte verbal fragile me liait au trio dirigeant. » [51]
En adoptant cette position, Varoufakis allait à la fois à l’encontre du programme sur lequel Syriza avait été porté au gouvernement et à l’encontre des militants de Syriza.
A partir du 1er février 2015, six jours après le début du gouvernement, Varoufakis entame donc son premier tour d’Europe en tant que ministre. Il est accompagné d’Euclide Tsakalotos. Le dimanche 1er février, à Paris, Varoufakis a un agenda marathon : une réunion officielle avec Michel Sapin, ministre français des Finances, une autre avec Emmanuel Macron, ministre français de l’Économie, ainsi que quatre réunions officieuses avec Poul Thomsen, directeur adjoint du FMI chargé du département Europe, Pierre Moscovici, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, Benoît Cœuré, numéro deux de la BCE, et avec le chef du cabinet de François Hollande. Le lundi 2 février, à Londres, Varoufakis est reçu à Downing Street par George Osborne, le Premier ministre conservateur britannique, et ensuite il donne une conférence devant deux cents financiers invités par la Deutsche Bank. Mardi 3 février, Varoufakis, se rend à Rome, pour rencontrer le ministre des Finances italien, Pier Carlo Padoan. Enfin, le mercredi 4 février, il a rendez-vous à Francfort avec Mario Draghi et les membres du Conseil exécutif de la BCE.
Varoufakis présente chaque fois sa proposition concernant un échange de dettes sans effacement ou réduction du volume [52]. Il précise également aux représentants des milieux financiers que le gouvernement payera rubis sur ongle la dette due au secteur privé (environ 15 % de la dette grecque étaient détenus par des investisseurs privés - banquiers grecs ou étrangers, fonds d’investissements, fonds vautours, etc.).
Varoufakis montre l’hypocrisie d’une série de dirigeants qu’il rencontre. Michel Sapin semble remporter la palme de la duplicité : en privé, il se montre favorable à la proposition de Varoufakis, à l’échange de dettes, à un aménagement important du mémorandum, à la solidarité avec le gouvernement grec, par contre lors de la conférence de presse, il adopte une toute autre posture.
En privé : « Michel (Sapin) m’a répondu comme un vrai compagnon d’armes : - La réussite de votre gouvernement sera notre réussite. Il est important que nous changions l’Europe ensemble et que nous remplacions cette rigueur obsessionnelle par un agenda pro-croissance. La Grèce en a besoin. La France en a besoin. L’Europe en a besoin. J’en ai profité pour mettre en avant les points-clés de la Modeste Proposition. La BCE pouvait restructurer une partie de la dette de la zone euro sans décotes et sans demander à l’Allemagne de payer pour les autres ni de garantir la dette publique des pays de la périphérie. (…). Michel m’a écouté attentivement jusqu’au bout avant d’affirmer que c’était la bonne voie pour l’Europe. Nous avions retardé la mise en œuvre de ce type de politiques, affirma-t-il avec conviction. Il fallait qu’on refonde l’Europe main dans la main. Tout juste s’il ne nous a pas proposé de descendre prendre la Bastille en chantant la Marseillaise ! » [53].
Lors de la conférence de presse, changement de ton. Selon Michel Sapin, le gouvernement grec devait respecter ses obligations vis-à-vis des créanciers, Tsipras devait appliquer les accords signés par les gouvernements antérieurs.
Selon Varoufakis, lors de son contact privé avec le Commissaire Pierre Moscovici, celui-ci s’est comporté comme dans une discussion entre camarades disposés à unir leurs forces pour changer l’Europe [54]. Varoufakis constatera très vite qu’en réalité, Moscovici ne se comporte pas en allié du gouvernement grec.
Varoufakis ne manque pas, tout au long du livre, d’être élogieux à propos d’Emmanuel Macron, alors ministre français de l’Économie.
Le premier contact avec Benoît Cœuré, membre de la direction de la BCE, est tout à fait révélateur. Celui-ci a tout de suite demandé à Varoufakis si le gouvernement grec avait vraiment l’intention d’appliquer une décote sur les titres grecs que l’institution de Francfort détenait. Cette question pressante d’un dirigeant de la BCE montre que la direction de celle-ci craignait au plus haut point que la Grèce réduise la valeur des titres grecs qu’elle détenait. C’était parfaitement faisable et Varoufakis en avait parlé publiquement à plusieurs reprises avant de devenir ministre. Les titres grecs détenus par la BCE étaient toujours sous juridiction grecque car ils dataient des années 2010-2011. La BCE les avait achetés à environ 70 % de leur valeur et se faisait rembourser à 100 %, de même qu’elle faisait payer des taux d’intérêts tout à fait abusifs. Des titres équivalents détenus notamment par les fonds de pension publics grecs avaient subi un haircut de 53 % en mars 2012 tandis que la BCE avait refusé qu’on lui applique cette réduction. Le gouvernement grec aurait donc eu le droit moral et le droit tout court pleinement de son côté s’il avait appliqué une décote. On verra par la suite que, finalement, le gouvernement grec ne passera jamais à l’action sur ce dossier alors qu’il aurait dû le faire et qu’il aurait pu vaincre.
De manière répétée, le FMI a fait des déclarations qui servaient à enfumer le gouvernement grec et l’opinion publique
Au cours de la réunion entre Poul Thomsen et Varoufakis, le dirigeant du FMI pour l’Europe a expliqué qu’il était favorable à l’annulation de la dette de la Grèce à l’égard des quatorze États de la zone euro qui s’élevait à 53 milliards €. Alors que Varoufakis mettait en avant son projet d’échange de dettes sans effacement, Thomsen a déclaré : « Mais ce n’est pas assez. Il faut tout de suite annuler une partie de votre dette. Pas d’échanges, pas de dates limites. Vous retirez 53 milliards et vous les effacez. » [55] Il faut souligner que, de manière répétée, le FMI a fait des déclarations qui servaient à enfumer le gouvernement grec et l’opinion publique. Dire à Varoufakis qu’il fallait annuler 53 milliards de dettes bilatérales n’engageait en rien le FMI à concéder lui-même une réduction. C’était une diversion, qui a été utilisée à de nombreuses reprises. De toute manière, le FMI, indépendamment de ces déclarations, a toujours exigé de la Grèce la poursuite des réformes néolibérales brutales.
À Londres, devant un parterre de banquiers et de responsables de fonds d’investissement, Varoufakis explique que les créanciers privés n’ont rien à craindre. Il reprend la thèse de la faillite de l’État grec en 2010 (ce qui est faux comme je l’ai montré dans cet article) qui plaît beaucoup aux milieux financiers, car cela leur permet de concentrer l’attention sur la crise des finances publiques. Il explique à la City de Londres : « c’est vrai, notre gouvernement était divisé. Certains étaient en faveur du Grexit et ne voulaient pas négocier avec l’UE ni avec le FMI, convaincus qu’il n’en ressortirait rien. Mais il y avait les autres, nous, entourant le Premier ministre, dont le but était d’obtenir une solution négociée dans la zone euro. Attention, dis-je pour ajouter une note positive, cette division n’affecterait pas les négociations qui seraient menées par ma garde rapprochée. Nos collègues pro-Grexit ne nous barreraient pas la route, ils seraient patients, car nous étions déterminés à leur prouver qu’un accord viable était possible. À partir du moment où les créanciers officiels de la Grèce étaient prêts à signer un accord avantageux pour les deux parties, le monde de la finance n’avait rien à craindre de mes camarades de la Plateforme de gauche qui gouvernaient à mes côtés. » [56] À plusieurs reprises, Varoufakis a fait passer le message selon lequel la majorité du gouvernement adoptait une position tout à fait raisonnable, qui devait être soutenue car elle permettait de neutraliser, tant à l’intérieur du gouvernement que dans Syriza, ce qu’il considérait comme une extrême-gauche irresponsable. Varoufakis est absolument certain qu’il a convaincu son public : « Comme je l’avais fait remarquer aux financiers de la City (…), la gravité de la crise de l’euro se mesurait à ce paradoxe : c’était un gouvernement issu de la gauche radicale qui proposait des solutions libérales classiques pour résoudre cette crise. » [57]
Dans la soirée du 2 février, Varoufakis dîne avec deux de ses importants soutiens internationaux : le conservateur Lord Lamont et l’ex-spécialiste de la thérapie du choc, Jeffrey Sachs. « Au moment du café et des digestifs, je me disais que pour une fois j’avais peut-être réussi à faire passer le message. Financiers de Londres, politiciens Tory, journalistes d’influence, anciens membres du FMI, tous avaient l’air de comprendre mon point de vue. » [58] Il se félicite d’avoir rassuré les marchés car, le lendemain de son voyage à Londres : « Non seulement la bourse avait augmenté de 11,2 %, mais les actions des banques avaient augmenté de plus de 20 % » [59].
Lors de son passage à Rome où il a rencontré le ministre des Finances italien, celui-ci lui apprend qu’il a réussi à amadouer le gouvernement allemand et notamment Schaüble en faisant adopter une réforme du code du travail malgré les protestations sociales. " Autrement dit, diminuer les droits des salariés, et permettre aux entreprises d’en débaucher certains avec peu ou pas d’indemnités, et d’en embaucher d’autres avec des salaires plus bas et moins de protections sociales. Le jour où Pier Carlo Padoan avait réussi à faire voter la législation voulue au parlement, qui avait coûté cher au gouvernement Renzi, le ministre allemand était devenu beaucoup plus conciliant avec lui.
– Pourquoi est-ce que vous ne tenteriez pas le même genre de tactique ? me dit-il.
– Je vais y réfléchir. Je vous remercie pour le tuyau. " [60]
Finalement, c’est à cela que conduira la stratégie adoptée par Tsipras et Varoufakis. Dans la déclaration du ministre « socialiste » italien, il y a une profonde vérité. La logique suivie par les dirigeants européens consiste effectivement à infliger un recul profond des droits des travailleurs et une baisse des salaires de manière à ce que les produits européens soient plus compétitifs sur le marché mondial face à la Chine et aux autres grands exportateurs de produits manufacturés et de services. Le sort qui est infligé à la Grèce fait partie de cette stratégie et Varoufakis n’a pas voulu comprendre cela et s’y opposer radicalement. L’énorme dette grecque est fondamentalement l’arme utilisée par les créanciers publics pour faire de la Grèce un exemple de ce qu’il en coûte de prétendre résister au rouleau compresseur et, bien sûr, pour imposer aux travailleurs grecs une réduction brutale de leurs droits.
Dès le 4 février 2015, la BCE sort l’artillerie lourde contre le gouvernement grec
Le 4 février à Francfort, Varoufakis est reçu par des dirigeants de la BCE : Mario Draghi, président de l’institution, et trois membres du directoire - le Français Benoît Cœuré, l’Allemande Sabine Lautenschläger et le Belge Peter Praet. Varoufakis est toujours accompagné d’Euclide Tsakalotos.
Mario Draghi annonce que le conseil des gouverneurs de l’institution monétaire de la zone euro déciderait probablement dans l’après-midi de couper l’accès des banques grecques aux liquidités que la BCE leur octroie. Comme l’écrit Varoufakis : « Il s’agissait d’un acte d’agression explicite et parfaitement calculé. » [61].
Cela mérite une explication. La Banque centrale européenne fournit des liquidités aux banques de la zone euro. Pour avoir accès à ces liquidités, les banques (qu’elles soient publiques ou privées) doivent déposer des titres financiers qui constituent une garantie. C’est ce qu’on appelle des collatéraux. Elles peuvent déposer différents types de collatéraux : des titres de dettes publiques, des obligations d’entreprises privées, etc. La Banque centrale européenne peut estimer que les banques d’un pays membre de la zone euro ne présentent pas suffisamment de garanties car elles sont en très mauvaise santé ou parce que les titres qu’elles proposent en garantie ne sont pas d’assez bonne qualité. Dans ce cas, elle leur ferme l’accès au crédit. Cela provoque évidemment un sentiment d’insécurité et les déposants, pour se protéger, retirent de manière plus ou moins rapide leurs dépôts.
Il reste une bouée de sauvetage pour les banques du pays concerné : demander à la banque centrale de leur pays de leur donner accès aux liquidités d’urgence. C’est la seule solution, et elle est coûteuse : la banque centrale du pays n’est autorisée à octroyer des liquidités d’urgence qu’en faisant payer aux banques une prime de risque. De plus, le volume des liquidités d’urgence est limité et il est adapté chaque semaine. Lorsqu’une situation s’est dégradée d’une manière telle qu’un pays doit passer par les liquidités d’urgence pour se financer, la direction de la banque centrale du pays concerné se réunit chaque fin de semaine, le vendredi, et décide du volume de liquidités d’urgence qu’elle octroiera la semaine suivante aux banques sur la base d’une analyse de leur situation. Le volume est fixé en accord avec la Banque centrale européenne, qui a le pouvoir de limiter le volume autorisé. Plus grave : à tout moment, la Banque centrale européenne peut donner l’ordre à la banque centrale du pays d’arrêter d’octroyer les liquidités d’urgence. Dans ce cas, le gouvernement est amené à dire aux banques de fermer leurs portes. C’est ce qui est arrivé fin juin 2015 quand la BCE, afin d’influencer le vote des Grecs lors du référendum convoqué pour le 5 juillet, a décidé de mettre fin aux liquidités d’urgence. Cela a contraint le gouvernement grec à décider le dimanche 28 juin 2015 de ne pas ouvrir les portes des banques grecques le lundi 29 juin.
Il ne s’agit pas d’un chantage de la part de la BCE, mais d’un acte d’agression en bonne et due forme
Revenons au 4 février 2015. La décision de fermer l’accès des banques grecques aux liquidités octroyées par la BCE faisait clairement partie d’une stratégie très agressive et rapide de déstabilisation du gouvernement grec. Cette stratégie avait été engagée avant même que les élections n’aient lieu. En effet, fin décembre 2014, alors que le gouvernement grec convoque des élections anticipées pour le 25 janvier 2015, le directeur de la banque de Grèce, Stournaras, ex-ami de Varoufakis, tient délibérément des propos qui alimentent les inquiétudes des déposants grecs. Stournaras, en coordination avec Samaras, cherche ainsi à influencer le choix des Grecs afin qu’ils votent en faveur du maintien des conservateurs de Nouvelle Démocratie au gouvernement après le 25 janvier. En conséquence de cela, les retraits de dépôts s’accélèrent à un rythme rapide [62]. Samaras mène une campagne sur le thème : « si vous votez pour Syriza, les relations avec Bruxelles vont se dégrader, la BCE va couper les liquidités, le chaos est au coin de la rue ». Malgré ce chantage, les Grecs ont porté Syriza au gouvernement mais Stournaras est resté le directeur de la Banque de Grèce - il est le plénipotentiaire de Draghi en Grèce et des dirigeants européens opposés à Syriza [63]. Le gouvernement de Tsipras aurait dû remplacer le directeur de la Banque de Grèce - il ne l’a pas fait, et l’on verra plus loin que Varoufakis explique que c’est lui-même qui a convaincu Tsipras de laisser Stournaras en place [64].
Ainsi, la BCE décide le 4 février 2015 d’augmenter immédiatement la pression sur le gouvernement Tsipras en prenant des mesures extrêmes. Il ne s’agit pas d’une pression morale ou d’un chantage, mais d’un acte d’agression en bonne et due forme, comme le souligne Varoufakis dans le passage cité.
En effet les effets d’une telle décision sont immédiats. Premièrement, les banques grecques ont dû payer nettement plus cher l’accès au crédit de la banque centrale et donc leur santé financière s’est dégradée. Deuxièmement, le financement à court terme de l’État grec a été rendu plus difficile. En effet, avec les liquidités octroyées par la banque centrale, les banques grecques achetaient des titres à court terme (c’est-à-dire des titres à moins d’un an) émis par le Trésor public grec, ce qui permettait de financer le budget de l’État grec (vu que celui-ci, en vertu des traités européens et des statuts de la BCE, ne peut pas emprunter directement à la banque centrale). Or, puisque la BCE limitait l’accès aux liquidités pour les banques grecques, celles-ci achetaient moins de titres et exigeaient des rendements plus élevés, augmentant pour l’État le coût de ses emprunts.
Ainsi, en réduisant les liquidités des banques grecques et en rendant le coût de financement plus élevé, la BCE rendait plus difficile la tâche du Trésor grec de se financer auprès des banques grecques [65]. Or, le financement privé extérieur était coupé ou extrêmement difficile à obtenir, d’une part, et d’autre part, comme on l’a vu, la BCE avait fait savoir qu’elle ne reverserait pas les bénéfices qu’elle avait promis de reverser à la Grèce (il s’agissait de 2 milliards d’euros qui auraient dû être versé en 2015). Là aussi, il s’agissait d’une décision purement politique. En effet en 2014, la BCE avait reversé une partie des bénéfices au gouvernement Samaras malgré le fait que celui-ci était en retard dans l’application du 2e mémorandum. Avant même que le gouvernement Tsipras ne sorte des urnes, des émissaires de l’Eurogroupe et de la BCE avaient fait savoir que les 2 milliards promis pour 2015 ne seraient pas versés.
Enfin, puisque la banque centrale européenne considère que les titres publics perdent de leur qualité car la situation des banques comme de l’État s’aggrave, elle affirme que la situation se détériore, ce qui augmente les retraits de dépôts bancaires et ce qui rend encore plus difficile l’accès de l’État au financement.
En juin 2014, le bulletin de santé des banques grecques avait été volontairement surévalué par la BCE afin de venir en aide au gouvernement de Samaras
Ajoutons une preuve supplémentaire du caractère politique agressif de la décision de la BCE de couper les liquidités normales aux banques grecques. Comme indiqué plus haut, la BCE peut estimer que les banques d’un pays sont tellement en mauvais état qu’il convient de ne plus leur prêter de l’argent sous la forme de liquidités et qu’il faut mettre en place un plan de sauvetage, par exemple en injectant des capitaux (ce qui a été fait via les différents mémorandums). Le problème pour la BCE, c’est qu’en juin 2014, toutes les banques grecques avaient réussi le test auquel l’autorité européenne de régulation et la BCE les avaient soumis. Il est clair que le bulletin de santé des banques grecques avait été volontairement surévalué par la BCE afin de venir en aide au gouvernement de Samaras qui venait de perdre les élections européennes face à Syriza. Ce qui est certain, c’est que la santé des banques était très mauvaise, que ce soit en 2009, en 2014 ou en 2015. Mais il est tout aussi clair que la BCE n’a feint de s’en apercevoir que quelques jours après la mise en place du gouvernement de Tsipras. Il s’agissait de toute évidence d’un choix purement politique.
Le 4 février au matin, comment répond Varoufakis à l’annonce de la fermeture probable de l’accès aux liquidités normales qu’il présente dans son livre comme un acte d’agression parfaitement prémédité ? Il adopte un ton de grande modération. C’est surréaliste.
Voici ce qu’il dit : « J’ai répondu que je respectais profondément le combat qu’il livrait pour défendre l’euro, tout en suivant la charte et les règles de sa banque. C’était un exercice d’équilibre délicat, qui avait permis aux politiciens européens de se reprendre et de réagir à la crise avec clairvoyance, en surmontant les contraintes impossibles de la BCE. (...) - Malheureusement, dis-je, les politiciens n’ont pas su profiter du temps que vous leur avez offert, c’est bien ça ? (...) Vous avez accompli un travail impressionnant pour préserver à la fois la cohésion de la zone euro et la place de la Grèce au sein de cette zone, surtout l’été 2012. Si je suis ici aujourd’hui, c’est pour vous demander de continuer dans le même sens pendant quelques mois encore, afin que nous, politiciens, ayons un temps et un espace monétaire suffisants pour signer un accord viable entre la Grèce et l’Eurogroupe. » [66]
Pas un mot sur l’attitude brutale de la BCE depuis 2010. Rien sur les profits scandaleux réalisés par la BCE suite au rachat des titres grecs entre 2010 et 2012. Au contraire, Varoufakis félicite la direction de la BCE pour son travail impressionnant. Il poursuit en proposant son plan d’échange de titres qui permet d’éviter de réduire la valeur des titres grecs détenus par la BCE.
Draghi refuse cette proposition et ne se laisse pas amadouer par le discours de Varoufakis. Il lui reproche d’avoir évoqué, à plusieurs reprises, la possibilité d’une décote unilatérale des titres grecs détenus par la BCE (on a expliqué de quoi il retournait au début de cette partie). Varoufakis lui répond : « - Non seulement je n’imposerai pas de décote unilatérale à ces obligations, mais ça ne me viendrait même pas à l’idée - si vous ne fermez pas nos banques. » [67]
Comment Draghi pouvait-il interpréter cela ? Logiquement, il pouvait se dire la chose suivante : « je viens d’annoncer à Varoufakis que cet après-midi, on va retirer l’accès aux liquidités normales et celui-ci ne me menace pas d’une réaction. Il essaye de me convaincre de ne pas prendre cette mesure et me propose de prolonger la durée du mémorandum en cours afin de mettre au point un accord sur un échange de dettes et un aménagement du mémorandum. Je lui ai répondu que je n’en voulais pas. Et quand je lui dis que c’est regrettable qu’il ait déclaré à certaines occasions que la Grèce pourrait appliquer une décote unilatérale sur les titres grecs que je détiens (et desquels mon institution retire des profits très élevés), il me répond qu’il n’imagine en aucun cas appliquer une telle décote sauf si je fermais carrément les banques grecques. Conclusion : cet après-midi on peut prendre la décision de fermer l’accès des banques grecques aux liquidités normales sans risque d’une réaction forte du gouvernement grec. En prenant cette décision, je renforce la pression sur le gouvernement, je commence à l’asphyxier et j’augmente mes chances de l’acculer afin de le contraindre à faire des concessions. »
On peut également ajouter la critique suivante concernant la proposition de Varoufakis à la BCE. Alors qu’il a lui-même dénoncé à maintes reprises, avant de devenir ministre des Finances, le caractère inacceptable, abusif et pour tout dire scandaleux de l’opération de la BCE sur les titres grecs achetés pendant la période 2010-2012, il propose à Draghi une opération de « blanchiment ». On remplace ces titres anciens (qui sont pour le moins douteux) par de nouveaux titres qui portent la même valeur (mais à taux d’intérêt plus faible). Il faut bien se rendre compte qu’en faisant cela, Varoufakis rend l’application d’un plan B quasiment impossible (qui incluait sa proposition de décote unilatérale) : en cas d’échec des négociations, il serait ensuite compliqué d’expliquer aux journalistes et à l’opinion publique que le gouvernement grec a le droit d’appliquer une décote unilatérale. En effet, si la Grèce était prête à échanger les titres de sa dette détenus par la BCE contre des titres d’une même valeur, pourquoi trouve-t-elle juste ensuite d’y appliquer une décote ? Il faut une cohérence dans l’argumentation si l’on veut convaincre. Il fallait, en tant que gouvernement, dire haut et fort la vérité sur le scandale que représentaient les titres grecs achetés entre 2010 et 2012. Cette cohérence manquait dans le raisonnement de Varoufakis.
De plus, il est très clair que cette proposition de Varoufakis n’avait strictement aucune chance d’aboutir parce qu’elle aurait constitué un précédent inacceptable pour les tenants de l’austérité. Le problème n’est pas technique : la proposition de Varoufakis ne posait pas de véritable problème technique. L’obstacle était et est encore politique : les dirigeants européens sont totalement opposés à l’idée de permettre aux États européens (qu’ils soient dans la zone euro ou non) de mutualiser leurs dettes car cela enlèverait une arme de pression pour poursuivre l’offensive néolibérale. La proposition de Varoufakis allait totalement à contre-courant de la logique des traités européens les plus récents. Elle n’avait aucune chance d’aboutir et il ne fallait pas fonder la stratégie de la négociation sur cette chimère.
Il fallait avancer la demande contenue dans le programme de Thessalonique : l’effacement de la plus grande partie de la dette en expliquant qu’elle était illégitime, odieuse, illégale et insoutenable. Bien sûr, les dirigeants européens ne pouvaient pas accepter cette demande mais le gouvernement grec pouvait développer une campagne internationale d’explication afin d’obtenir un large soutien dans l’opinion publique. Il pouvait lancer un processus d’audit et déclarer un moratoire le temps que l’audit soit terminé.
Il était fondamental de ne pas mettre le doigt dans l’engrenage des remboursements. Il fallait utiliser le droit international qui permet à un État de déclarer un moratoire des paiements vu l’état de nécessité dans lequel il se trouve [68]. L’existence d’une crise humanitaire constituait la preuve incontestable de l’état de nécessité. Il fallait développer le raisonnement suivant : « Nous lançons un audit (à participation citoyenne) car il s’agit d’analyser pourquoi on en est arrivé à un tel niveau d’endettement - l’opinion publique nationale et internationale doivent savoir. Nous ne préjugeons pas des résultats de l’audit mais il est normal que, pendant sa réalisation, les paiements soient gelés. Donc nous suspendons les remboursements durant la réalisation de l’audit, sauf en ce qui concerne la dette à court terme. Nous avons été élus pour remplacer le mémorandum par un nouveau plan de reconstruction. Donnons du temps à la négociation et, pendant que celle-ci se déroule, souffrez que nous suspendions les paiements prévus sur la dette à long terme. » S’il lançait l’audit, le gouvernement grec pour renforcer sa position face à la Troïka aurait dû dire « J’applique le paragraphe 9 de l’article 7 du règlement 472 adopté par le parlement européen le 21 mai 2013 [69] enjoignant aux Etats membres de l’UE soumis à un plan d’ajustement structurel de réaliser un audit intégral de leur dette afin d’expliquer pourquoi la dette a atteint un niveau insoutenable et afin de déceler des irrégularités éventuelles ».
La suspension de paiement devait être décrétée de manière urgente, par exemple le 12 février 2015. En effet, entre le 12 février et le 30 juin 2015, la Grèce devait rembourser 5 milliards € au FMI (voir tableau).
Échéances des titres détenus par le FMI
12 février 2015 | 747 695 915 € | Prêt lié au premier plan de sauvetage du FMI pour la Grèce, en 2010 |
6 mars 2015 | 299 084 589 € | Prêt lié au premier plan de sauvetage du FMI pour la Grèce, en 2010 |
13 mars 2015 | 336 470 163 € | Prêt lié au premier plan de sauvetage du FMI pour la Grèce, en 2010 |
16 mars 2015 | 560 783 604 € | Prêt lié au premier plan de sauvetage du FMI pour la Grèce, en 2010 |
20 mars 2015 | 336 470 163 € | Prêt lié au premier plan de sauvetage du FMI pour la Grèce, en 2010 |
9 avril 2015 | 448 626 883 € | Prêt lié au premier plan de sauvetage du FMI pour la Grèce, en 2010 |
12 mai 2015 | 747 695 915 € | Prêt lié au premier plan de sauvetage du FMI pour la Grèce, en 2010 |
30 juin 2015 | 1 532 808 519 € | Prêt lié au premier plan de sauvetage du FMI pour la Grèce, en 2010 |
Si l’on prend en compte les autres versements à réaliser en 2015 au FMI, il faut ajouter 3 milliards € supplémentaires. Quant à la BCE, elle réclamait le remboursement de plus de 6,5 milliards € à réaliser en juillet - août 2015.
Échéances des titres détenus par la BCE et la BEI (Banque Européenne D’Investissement)
20 juillet 2015 | 2 095 880 000 € | Titres détenus par la BCE non inclus dans le défaut de paiement de 2012 | 3,70 % |
20 juillet 2015 | 1 360 500 000 € | Titres détenus par la BCE non inclus dans le défaut de paiement de 2012 | 3,70 % |
20 juillet 2015 | 25 000 000 € | Titres détenus par la BEI non inclus dans le défaut de paiement de 2012 | 3,70 % |
20 août 2015 | 3 020 300 000 € | Titres détenus par la BCE non inclus dans le défaut de paiement de 2012 | 6,10 % |
20 août 2015 | 168 000 000 € | Titres détenus par la BCE non inclus dans le défaut de paiement de 2012 | 6,10 % |
Il fallait aussi agir sur les banques. Dans la mesure où la BCE, prenait l’initiative d’aiguiser la crise bancaire grecque, il fallait agir également à ce niveau et appliquer le programme de Thessalonique qui annonçait : « Avec Syriza au gouvernement, le secteur public reprend le contrôle du Fonds hellénique de stabilité financière (FHSF - en anglais HFSF) et exerce tous ses droits sur les banques recapitalisées. Cela signifie qu’il prend les décisions concernant leur administration. » Il faut savoir que l’Etat grec via le Fonds hellénique de stabilité financière était en 2015 l’actionnaire principal des 4 principales banques du pays qui représentaient plus de 85 % de tout le secteur bancaire grec. Le problème, c’est qu’à cause des politiques menées par les gouvernements précédents ses actions n’avaient aucun poids réel dans les décisions des banques car elles ne donnaient pas droit au vote. Il fallait dès lors que le parlement conformément aux engagements de Syriza transforme les actions dites préférentielles (qui ne donnent pas de droit de vote) détenues par les pouvoirs publics en actions ordinaires donnant le droit au vote. Ensuite de manière parfaitement normale et légale, l’Etat aurait pu exercer ses responsabilités et apporter une solution à la crise bancaire.
Enfin il fallait encore prendre deux mesures importantes. Primo, pour faire face à la crise bancaire et financière aiguisée par les déclarations de Stournaras depuis décembre et la décision de la BCE du 4 février, le gouvernement aurait dû décréter un contrôle des mouvements de capitaux afin de mettre fin à leur fuite vers l’étranger. Secundo, il aurait dû mettre en place un système de paiement parallèle. Varoufakis affirme qu’il avait une proposition concrète à ce niveau mais il n’a pas proposé de la mettre en œuvre suite à l’agression de la BCE du 4 février.
Nous reviendrons sur la stratégie alternative à adopter par rapport à la dette et à la crise bancaire plus loin dans la série.
Quant à Varoufakis, dans la soirée du 4 février, après avoir reçu un appel téléphonique de Mario Draghi qui lui confirmait l’arrêt de l’octroi des liquidités normales, il publie un communiqué de presse qui commence de la manière suivante : « La BCE tâche de s’en tenir à ses règles en nous encourageant, nous et nos partenaires, à arriver rapidement à un accord technique et politique, tout en protégeant les liquidités des banques grecques. » [70]. Il caractérise lui-même son communiqué de la manière suivante : « maquiller un choc en non-événement » [71].
Conclusion :
Varoufakis s’est engagé dans une démarche qui va le conduire avec le cercle étroit de Tsipras à imposer au reste du gouvernement, à Syriza et au peuple grec un accord funeste le 20 février 2015, moins d’un mois après la victoire électorale. Bien sûr, les premiers responsables du contenu destructeur de cet accord sont les membres de la Troïka et nous les avons constamment dénoncés mais Varoufakis-Tsipras auraient pu refuser de signer un accord aussi funeste. Dans le prochain article, nous analyserons le chemin suivi vers la première capitulation devant les créanciers et nous préciserons sur quel chemin alternatif il aurait fallu s’engager de manière ferme.
Eric Toussaint
Remerciements : Je remercie Marie-Laure Coulmin-Koutsaftis, Nathan Legrand et Claude Quémar pour leur relecture attentive et leurs conseils. Je remercie également Pierre Gottiniaux pour la recherche d’illustrations et la réalisation des tableaux.