Kim Il-sung ou Kim Jong-un ? Le « président pour l’éternité » ou le jeune « maréchal », son petit-fils, aujourd’hui à la tête de la République populaire démocratique de Corée (RPDC) ? On peut se méprendre en gravissant le monumental escalier de marbre gris du Musée de la victoire de la guerre pour la libération de la patrie – c’est-à-dire la guerre de Corée (1950-1953) : à mi-hauteur, se séparant en deux volées de marches, il enlace une statue en plâtre de cinq mètres de haut, représentant un jeune homme, tête nue et sourire éclatant, en grand uniforme de général, veste blanche sobrement galonnée et pantalon bleu. Devant la statue, l’épais tapis beige, frappé de l’étoile à cinq branches (sur lequel il ne faut pas marcher), ne laisse guère de doute : c’est Kim Il-sung, « le père de la nation ». La méprise est excusable.
La ressemblance du grand-père et du petit-fils – cultivée, certes, chez ce dernier – est frappante. Ce qui est plus curieux, c’est qu’elle va en s’accentuant… Non pas tant parce que le petit-fils ressemble davantage à son grand-père, mais parce que les nouvelles effigies de l’aïeul, qui incarne la lutte pour l’indépendance, accentuent une ressemblance jusqu’à la fusion.
Commémorations inlassablement reprises
En RPDC, la filiation entre le présent et un passé sublimé (la guérilla contre les Japonais, qui annexèrent la Corée de 1910 à 1945, puis la « guerre de libération ») est constante, nourrissant dans la population un nationalisme farouche, ethnique. L’héroïsme des partisans qui, dans les années 1930, luttèrent en Mandchourie contre les Japonais sous le commandement de Kim Il-sung, indique toujours la voie. La dramatique famine de la seconde moitié des années 1990 est ainsi désignée comme une nouvelle « marche forcée », en référence à celle de Kim Il-sung et de ses hommes qui, au début des années 1940, durent se replier de Chine en Sibérie, bravant intempéries et manque de nourriture. Quant à l’armée populaire, la date de sa fondation a été fixée à 1932 (alors que la RPDC le fut en 1948…) et une unité en uniforme de partisan ouvre systématiquement les grandes parades militaires rappelant l’origine de celle-ci.
C’est l’histoire de ce combat héroïque, de la guérilla antijaponaise à la guerre contre l’« impérialisme américain », qui est contée aux foules endimanchées de campagnards, le visage buriné, et aux groupes du Corps des jeunes pionniers (auquel tout petit Coréen de 9 à 14 ans doit appartenir), en pantalon bleu, chemise blanche et foulard rouge autour du cou, qui visitent l’impressionnant édifice de style néoclassique flamboyant, reconstruit en 2013 pour le 60e anniversaire de l’armistice de 1953.
Par les commémorations inlassablement reprises, les monuments, le cinéma, la littérature, jusqu’aux affiches de propagande dans les rues, la mémoire des souffrances d’une colonisation sans pitié et d’une guerre qui laissa un pays en ruine, conjuguée à la menace qui continue à planer sur le pays, entretiennent la population dans une mentalité d’assiégés permanents.
La ferveur nationaliste orchestrée par le régime explique la résilience de celui-ci aux turbulences de l’histoire : il a survécu à une guerre fratricide, à l’effondrement de l’URSS, aux mutations de la Chine, à la mort du père fondateur (1994), à une famine qui décima de 600 000 à un million de personnes (sur 25 millions d’habitants) et à deux successions dynastiques. Depuis, il résiste à l’isolement et aux sanctions internationales, défie la plus grande puissance du monde avec ses ambitions nucléaire et balistique, officiellement afin que « le pays n’ait plus jamais à connaître ce qu’il vécut en 1950-1953 ».
La doctrine « juche » : indépendance et autosuffisance
Occupée par les Soviétiques à la suite de la capitulation du Japon en 1945 et de la division de la péninsule coréenne par les grandes puissances, la partie nord du pays fut au départ une République socialiste peu différente de ses homologues européennes. Mais, dans un pays humilié par l’histoire (colonisation japonaise et division ressentie, au Nord comme au Sud, comme une injustice), le nationalisme constitua rapidement un puissant ferment de ralliement autour du dirigeant.
Pas plus que les Américains, les Soviétiques n’étaient préparés à l’occupation d’une Corée qu’ils ne connaissaient pas. Moscou misa d’abord sur une grande figure du nationalisme, le chrétien Cho Man-sik. Difficile à gérer, celui-ci fut rapidement éliminé. Se méfiant des communistes coréens entrés dans la clandestinité, qui avaient eu des démêlés avec le Komintern, ils reportèrent leur choix sur Kim Il-sung, qui venait de passer quatre ans aux environs de Khabarovsk et avait le grade de capitaine dans l’Armée rouge. Il leur semblait plus maniable. Ils devaient vite déchanter.
Modéré du temps de l’occupation soviétique, le nationalisme deviendra à partir du milieu des années 1950 le dogme de la RPDC avec la doctrine juche (indépendance et autosuffisance). Avec ce terme, courant en coréen, Kim Il-sung cherchait à marquer une rupture avec le « respect du puissant », qui avait été l’attitude traditionnelle de vassalité à l’égard de la Chine de la dynastie Yi (1392-1910). Le nationalisme atteindra en RPDC un degré inconnu ailleurs dans le monde communiste (dépassant de loin le « stalinisme national » à la roumaine). Il trouve son origine dans le patriotisme radical né en réaction à la colonisation japonaise dans la première moitié du XXe siècle : une revendication identitaire forgée par des historiens coréens qui firent de la nation, pensée en tant qu’ethnie (minjok), le sujet du grand récit national, que le régime reprit à son compte.
La RPDC est restée un Etat postcolonial
Fort de son passé (sublimé par la propagande) et ayant gommé de l’histoire nationale les autres mouvements nationalistes et indépendantistes (tels que le Mouvement du 1er mars 1919 contre le colonisateur japonais qualifié de « révolte bourgeoise » ou le gouvernement en exil mis en place par ceux qui avaient choisi la voie libérale), Kim Il-sung monopolisa la revendication identitaire au profit des seuls partisans.
Dans un pays passé du féodalisme des Yi au colonialisme puis au stalinisme sans intermède démocratique, les symboles nationalistes à opposer aux partisans de Kim Il-sung étaient quasiment inexistants. L’idée nationale, apparue dans l’élite à la fin du XIXe siècle, n’avait jamais réussi à se transformer en une force politique et, jusqu’en 1945, le nationalisme coréen avait été une expression de résistance aux ingérences étrangères plus qu’un mouvement visant la construction d’un Etat-nation. Il le resta en RPDC.
La division de la péninsule est un stigmate de la guerre froide, mais la RPDC est moins un avatar de celle-ci qu’un pays de l’ère postcoloniale combattant pour la libération nationale et la sauvegarde de sa souveraineté. La guerre de Corée de 1950 à 1953 fut une guerre civile sur laquelle se greffa l’antagonisme Est-Ouest. Une guerre qui ne fut pas provoquée ni même encouragée par Moscou (après bien des hésitations, Staline finit par donner son aval à l’offensive préparée par Kim Il-sung), selon l’historien Bruce Cumings, qui montre que l’origine du conflit est à chercher en amont de l’événement lui-même. Une analyse allant à l’encontre de la doxa sur une guerre pilotée par Moscou, désormais professée par la plupart des historiens.
Les deux côtés, le Nord et le Sud (qui, lui, était dans une situation quasi insurrectionnelle depuis 1948), voulaient en découdre et des affrontements répétés se succédaient sur la ligne de démarcation. Kim Il-sung passa des escarmouches à l’attaque. Après le conflit, la RPDC est restée un Etat postcolonial qui fait la preuve de son habileté et de sa résilience dans l’adversité.
Autocratie brutale, militarisation à outrance et nationalisme
Kim Il-sung sortit renforcé de la guerre : de primus inter pares, il devint l’unique figure du ralliement identitaire national. Fort de sa légitimité historique (la guérilla), il transforma la RPDC en un bastion assiégé reposant sur trois piliers : autocratie brutale, militarisation à outrance et nationalisme.
LA « VOIE CORÉENNE VERS LE SOCIALISME » FAIT DE LA NATION, ET NON PLUS DU PROLÉTARIAT, LE SUJET DE L’HISTOIRE
D’abord placée sur le même plan que le marxisme-léninisme, la doctrine juche allait supplanter celui-ci en instaurant une « voie coréenne vers le socialisme » qui fait de la nation, et non plus du prolétariat, le sujet de l’histoire. Ce nationalisme militant conduisit rapidement à une identification du dirigeant à la nation à laquelle il aurait rendu son honneur en résistant à deux impérialismes (japonais et américain). C’est ainsi que la RPDC est devenue, comme le veut la propagande, le « pays de Kim Il-sung ». La succession dynastique a renforcé l’identification de la nation à la lignée des Kim.
La dévotion au dirigeant a connu en RPDC une intensité supérieure au culte voué à Staline et à Mao.
« Ce que vous nommez “culte de la personnalité” a été le seul moyen pour notre pays de ne pas devenir le satellite de l’URSS ou de la Chine »,
nous disait un jour une haute personnalité du régime. Plaidoyer pro domo certes, mais qui reflète un sentiment partagé de l’élite pour laquelle l’indépendance nationale est une cause sacrée. Se doter d’une force de dissuasion est la poursuite de cette aspiration à garantir l’indépendance qui légitime le régime. Proclamer que désormais, grâce à sa force de dissuasion, la RPDC ne peut plus être attaquée est un message qui porte dans un pays entretenu dans l’idée que son existence même est menacée.
Le nationalisme nord-coréen est resté un nationalisme de résistance : il fut un moyen pour Kim Il-sung d’éliminer ses adversaires de l’intérieur (factions prosoviétique et prochinoise du Parti du travail en 1956), de résister à la déstalinisation mais aussi de se tenir à équidistance de ses deux mentors chinois et soviétique : par un habile jeu de bascule, la RPDC obtint ainsi garanties de sécurité et aide économique sans prendre parti dans leur querelle idéologique. Une « tyrannie du faible », selon l’expression de l’historien Charles Armstrong, que Pyongyang continue à pratiquer en jouant, cette fois, de l’antagonisme entre la Chine et les Etats-Unis pour poursuivre son objectif (se doter d’une force de dissuasion) en progressant sur la brèche : Pékin et Washington ont, certes, les moyens de renverser le régime mais hésitent en raison du coût en termes de vies humaines et de la déstabilisation de toute la région qu’entraînerait une intervention militaire.
Apparition d’une économie hybride
Le nationalisme est une puissante force d’intégration du régime souvent sous-estimée dans l’élaboration d’une stratégie à l’égard de la RPDC. Dans le climat actuel, il paraît peu probable qu’une force extérieure serait accueillie en libératrice (pas plus les Américains que les Chinois ou les Coréens du Sud). En cas d’effondrement du régime (implosion ou intervention militaire), la mise en place par Pékin d’une junte prochinoise semble difficile, compte tenu de ce nationalisme, en particulier dans l’armée. Même si c’était le cas, l’opposition pourrait être farouche, risquant de conduire à une guerre civile.
Le virulent nationalisme entretenu par le régime est favorisé par la fermeture du pays : la population est captive d’une histoire expurgée de toute référence autre que l’orthodoxie identifiant le régime des Kim et la nation. Mais ce facteur évolue : la fermeture du pays est entamée par l’apparition d’une économie hybride, imbriquant des activités du secteur public et des initiatives privées, qui se traduit par un moins grand isolement de la population. Les échanges avec la Chine (90 % du commerce extérieur) ne concernent pas que les marchandises mais aussi les personnes. Les informations circulent davantage : récits de ceux qui reviennent de Chine et arrivée clandestine – mais importante – d’images, musique ou phénomènes de mode chinois et sud-coréens. L’horizon s’entrouvre, suscitant des questionnements.
Outre le goût pour l’argent engendré par les mutations socio-économiques en cours, ce flux d’informations pourrait éroder l’idéologie monolithique dont le régime proclame qu’elle anime le pays. Jusqu’à quel point ? Le nationalisme, fruit de soixante-dix ans d’instrumentalisation politique et d’une histoire de souffrances et d’humiliation, conjugué à une mobilisation constante de la population pour faire face à la « menace étrangère », reste une puissante force de cohésion si le régime sonne le clairon de la patrie en danger.
Philippe Pons (Pyongyang, envoyé spécial)