Le Venezuela est un pays comme tel qui n’a pas connu de dictature de sécurité nationale, ni de véritables guerres de basse intensité comme tant d’autres formations sociales latino-américaines au cours des années 1970 et 1980. Et c’est un pays qui, fort des ressources du pétrole et d’un vieil accord politique de gouvernabilité entre forces politiques de gauche et de droite (le pacte de Punto Fijo signé en 1958), paraissait une sorte d’îlot de stabilité, apparemment à l’abri de bien des tensions et drames de cette époque.
Mais cet arrangement politico-institutionnel si exceptionnel n’en était pas moins éminemment fragile, partie prenante d’une conjoncture économique et pétrolière trop particulière que le redéploiement néolibéral des années 1980 rongera peu à peu, puis fera voler en éclats. Ainsi le revenu mensuel moyen des vénézuéliens s’effondrera en 1988 à 2 500 bolivars alors que le seuil de pauvreté est officiellement fixé à 9 000 bolivars. Résultats : en février 1989, alors que le président d’obédience social-démocrate Carlos Andres Pérez se lance brutalement dans une politique d’ajustement structurel néolibéral, prélude à une hausse des prix généralisée, la population de Caracas et des grandes villes du pays se révolte et descend dans les rues, pillant magasins et supermarchés et exigeant la fin de la corruption qui gangrène les institutions. La répression est implacable (entre 300 et 3 000 morts selon les estimations). C’est ce qu’on a appelé le Caracazo, un point tournant politiquement parlant, brisant le consensus passé et installant une rupture définitive entre gouvernants et peuple. C’est dans le sillage de cette rupture – et alors qu’à l’échelle du monde, le camp dit « socialiste » s’est définitivement effondré – qu’il faut situer toute la force de séduction de la candidature d’Hugo Chávez à l’élection présidentielle de 1998 ; élection qu’il gagnera finalement avec 56,2 % des voix. Tout en incarnant sur la gauche et avec passion cette volonté populaire de changement, il se gardera bien de se référer explicitement aux idéologies politiques traditionnelles de la gauche, cherchant plutôt très pragmatiquement et à tâtons de nouveaux chemins. D’où la généralité comme la radicalité de son premier programme électoral, La propuesta de Hugo Chávez para transformar Venezuela, qui veut tout à la fois en finir avec le régime en place (en donnant jour à une 5e République définie à travers une nouvelle Constitution), lutter contre la corruption et éradiquer la pauvreté par le biais d’une meilleure répartition des richesses.
La première phase (1999/2002) : un programme ad hoc pour répondre à l’urgence sociale
En termes de politiques sociales, les objectifs n’étaient pas minces puisque le candidat Chávez prétendait vouloir éradiquer la pauvreté, là où les taux de pauvreté avoisinaient au Venezuela en 1998 les 50 % et les taux d’indigence les 27 %. Mais comment y parvenir ? En fait ce sont le jeu des rapports de force sociopolitiques et les échéances de la lutte même – conjugués à l’absence de lignes programmatiques clairement préétablies – qui vont être déterminants. En début de mandat, les dossiers à traiter sont innombrables et Hugo Chávez va au plus pressé. Il se concentre sur le projet de la nouvelle Constitution adoptée le 15 décembre 1999 (avec entre autres la reconnaissance des droits des peuples autochtones et une réforme de la Sécurité sociale), puis sur la réforme syndicale et surtout sur celle de la gestion de la production pétrolière. Chaque fois, il s’agit de réformes d’envergure soulevant passions enthousiastes, mais aussi oppositions grandissantes.
Cependant, dès la première année le pouvoir chaviste se trouve confronté à une situation économique et sociale difficile. La chute des cours du pétrole, la fuite des capitaux sont autant d’éléments qui concourent à détériorer les conditions de vie de larges secteurs de la population vénézuélienne. D’où le premier plan social lancé par le gouvernement Chávez le 27 février 1999 : le Plan Bolivar 2000 ; un programme d’intervention sociale mené conjointement par les institutions civiles et militaires dans les quartiers populaires. Il s’agit avant tout d’un programme d’assistance sociale (distribution de repas, aide médicale, etc.), conçu comme une réponse provisoire (et passablement improvisée) à l’urgence sociale, ne s’inscrivant nullement dans la durée. Ces premières mesures ont néanmoins un impact positif sur la population puisque le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté passe de 50,4 % fin 1998 à 45,4 % fin 2001[1]. Mais elles restent limitées car elles ne s’attaquent ni à la distribution des revenus, ni à la structure de l’emploi qui ne connait pas de modifications tant en termes de maintien de hauts taux de chômage que de stagnation de l’emploi public[2].
Telle est la première phase (1999-2002) des politiques sociales chavistes. On est loin ici d’une approche planifiée touchant à toutes les dimensions du social (santé, éducation, sécurité sociale, services sociaux, etc.), encore moins d’une quelconque approche socialiste. Il n’y a pas eu non plus d’expropriation, ni de nationalisation, ni de suspension du paiement de la dette. La politique macroéconomique du gouvernement a strictement respecté les équilibres hérités des périodes précédentes. Mais en même temps, Chávez s’attaque à quelque chose d’essentiel : à la façon dont les revenus pétroliers – pourtant formellement nationalisés – étaient détournés, accaparés puis dilapidés par une petite minorité de privilégiés[3]. Et cela avec l’objectif de récupérer les profits de la rente pétrolière pour satisfaire les besoins sociaux les plus urgents. Il n’en faudra pas plus pour que se noue contre lui une vaste conjuration des classes dominantes : une conjuration qui prendra la forme d’un coup d’État, le 11 avril 2002, que seules la mobilisation populaire et la fidélité d’une partie de l’armée aux idéaux chavistes et bolivariens permettront de faire échouer.
La deuxième phase (2003/2007) : le formidable élan des missions
Et c’est sous le fouet de cette contre-révolution que l’on va entrer dans la seconde phase de la révolution bolivarienne (2003-2007) au cours de laquelle non seulement on assiste à une nette radicalisation du processus, mais encore on voit se dessiner dès le début de l’année 2003 une réorientation des politiques sociales du Venezuela bolivarien. C’est que le coup d’État raté ainsi que les immenses mobilisations populaires qui se sont efforcées de le contrer ont eu pour effet de stimuler partout des aspirations au changement. Et l’idée des missions, que l’on doit au départ au maire de Caracas Freddy Bernal, est à l’image de ce nouvel élan : elle participe au renforcement de la mobilisation sociale et populaire aux côtés du régime chaviste, en mettant en place des solutions novatrices améliorant concrètement les conditions de vie des couches populaires, tant en termes de santé que d’éducation et de meilleur accès à l’alimentation. De quoi en retour renforcer l’adhésion populaire au nouveau régime !
La première mission, créée le 16 avril 2003, prend le nom de la misión Barrio Adentro. Grâce à une collaboration ad hoc (médecins contre pétrole) dans le cadre d’un accord de coopération intégrale avec Cuba, elle va donner naissance à un système de soins de santé communautaires, de première ligne et gratuits, destinés aux habitants des barrios ; eux qui n’en avaient jamais connu auparavant et qui découvrent soudain qu’un État peut s’occuper d’eux, et pas simplement sur le mode clientéliste, en les appelant à devenir les agents actifs de leur propre santé. Une véritable révolution ! Dans la même perspective, viennent ensuite les missions favorisant l’accès à l’éducation, comme la misión Robinson I, créée le 1er juillet 2003, autour de l’alphabétisation, ou les missions Robinson II, Ribas et Sucre intervenant au niveau de l’éducation primaire, secondaire et universitaire. La misión Mercal, créée le 10 janvier 2004, a pour objectif quant à elle de mettre en place des magasins de produits de base à prix subventionnés dans les quartiers populaires. Puis, bien d’autres missions – œuvrant par exemple au niveau de la culture, des logements, etc. – verront le jour, surtout jusqu’en 2006[4]. Les résultats sont réellement spectaculaires, particulièrement en termes de santé et d’éducation. Ainsi la misión Barrio Adentro a réalisé plus de 780 millions de consultations entre 2003 et 2013. De son côté, l’Unesco déclarait, le 28 octobre 2005, le Venezuela comme « territoire sans analphabétisme ».
Il faut dire que ces missions sont en tous points originales. Elles reposent sur le principe du contournement de l’appareil institutionnel gouvernemental dont le personnel et les fonctionnaires sont souvent proches de l’opposition et représentent autant de freins à la mise en œuvre de la politique sociale chaviste. Aussi le gouvernement Chávez, tout en capitalisant sur ses victoires électorales d’alors (celle du référendum révocatoire de 2004, des élections législatives de 2005 et présidentielles de 2006), et en radicalisant son discours autour de l’idée d’un « socialisme du XXIe siècle », va développer une véritable stratégie extra-institutionnelle, en créant des structures indépendantes pilotées par du personnel dévoué et acquis à la révolution bolivarienne. En même temps, à la base, des volontaires issus des communautés populaires et souvent déjà organisés dans des cercles bolivariens ou des comités de terre urbaines (CTU)[5] sont mobilisés pour organiser la mise en œuvre des missions dans leurs quartiers respectifs. Indéniablement, c’est cette stratégie – combinant volontarisme politique extra-institutionnel et mobilisation populaire sur le terrain – qui est à l’origine du formidable succès des missions. Cependant, cette période de radicalisation et d’euphorie va peu à peu s’épuiser, ralentie puis paralysée qu’elle sera par les choix politiques effectués au sommet par Hugo Chávez et sa garde rapprochée, ainsi que par les échéances électorales ou politiques qui s’ensuivent, notamment au moment du référendum perdu de 2007, ou lors de la formation du PSUV[6]. En ce sens, l’année 2007 est une année charnière qui ouvre à une troisième période des politiques sociales chavistes : celles de leur « verrouillage par le haut » et de leur stagnation.
La troisième phase (2007/2014) : le temps du surplace et des blocages
Alors que paradoxalement cette troisième phase semble se caractériser par une radicalisation du discours politique (affirmant le caractère socialiste de la République bolivarienne, voulant établir l’État communal, etc.), il faut reconnaître qu’en termes de transformations sociales effectives la révolution bolivarienne fera durant cette période littéralement du surplace. Certes, la priorité donnée aux secteurs appauvris de la population a permis de sortir de larges secteurs du peuple vénézuélien du dénuement. Le taux de pauvreté passe ainsi de 50,0 % au premier semestre 1999 à 32,1 % au deuxième semestre 2013[7] et celui d’indigence tombe à 7 %. Mais en regardant plus précisément les données chiffrées, on note qu’il y a quasi stagnation du taux de pauvreté entre le premier semestre 2007 (33,1 %) et la fin 2013. Ce qui corrobore le fait que si les missions ont permis dans un premier temps de lutter efficacement contre la grande pauvreté présente dans les quartiers populaires, elles ont aussi atteint – sous la forme qu’elles avaient prise – leurs propres limites[8]. Limites qui trouvent leur écho en termes électoraux dans les forts taux d’abstention au référendum de 2007 chez les traditionnels partisans du chavisme, ainsi que dans la lente mais nette progression de l’opposition.
Ainsi, malgré la hausse continue des cours du pétrole et donc des profits liés à la rente pétrolière[9], l’essentiel des mesures sociales prises par le gouvernement s’est concentré dans la période 2003 à 2006[10]. En 2009, le président Chávez lui-même reconnaissait que sur près de 8 000 modules de Barrio Adentro, seuls 900 fonctionnaient. Le seul domaine qui semble échapper à cet essoufflement est celui du l’habitat avec la construction de plus de 600 000 logements depuis 2011 dans le cadre de la Gran Misión Vivienda Venezuela. Son développement dans un contexte électoral l’éloigne de l’ambition participative de la période précédente. Qu’est-ce qui par la suite n’a pas permis d’aller plus loin ? La nouvelle Constitution en avait fixé le cadre au tout début : tout en refusant de s’attaquer frontalement à la propriété privée des moyens de production[11], elle avait cependant privilégié le développement d’une économie mixte au sein de laquelle existerait un fort secteur public. Et en 2004, le gouvernement avait même fait un pas de plus en se lançant dans ce qui veut être un nouveau modèle économique et social : celui des coopératives. Pourtant si le nombre de ces dernières explose de 2003 à 2007, passant de 21 290 en 2003 à 225 051 en 2007[12], la quantité d’associés quant à elle progresse peu, et surtout l’expérience – parce que trop improvisée et mal encadrée – se révèle vite d’un succès très mitigé. Le bilan tiré par le MINEP (Ministerio de la Economía Popular) est à cet égard sans appel : corruption et détournements de fonds se conjuguent trop souvent à l’inefficience économique.
Devant cet échec relatif c’est désormais autour de l’État communal et de son renforcement institutionnel que les chavistes centreront leurs efforts, tentant ainsi de s’appuyer sur l’expérience prometteuse des conseils communaux (il y en avait déjà 35 549 en novembre 2007). Toutefois, ils le feront en se refusant trop souvent d’élargir les espaces démocratiques de la mobilisation populaire au-delà des rangs du PSUV lui-même. Et ils n’iront guère plus loin en termes de mesures économiques et sociales structurelles[13]. Ils ne s’attaqueront pas non plus directement à ce qui ne cesse de miner les conditions de vie des secteurs populaires : l’inflation et les pénuries récurrentes. Or, ces dernières sont certes dépendantes des indéniables tentatives de déstabilisation de l’opposition, mais aussi et surtout des lois mêmes du marché capitaliste néolibéral.
Au Venezuela une grande partie du secteur bancaire reste privée, et qui plus est adepte de la spéculation[14]. Quant à l’ensemble du secteur privé vénézuélien, comme l’a judicieusement rappelé l’économiste Victor Álvarez, ancien ministre de Chávez, il ne s’est jamais trouvé en danger sous le chavisme, occupant autant de place (en termes de parts de PIB) en 2008 qu’en 1998 avant la victoire ce Chávez[15]. En actualisant les données, la remarque vaut même pour 2014, puisque la part du PIB produite par le secteur public est passée de 34,76 % en 1998 à 34,61 % en 2013[16]. Le secteur privé reste donc largement dominant (près de 66 % du PIB total) et avec lui continue à agir, sur la base de ses propres intérêts, une classe d’entrepreneurs capitalistes extrêmement puissante. Certains de ces membres n’hésiteront pas par exemple à s’en prendre aux produits destinés aux mercales populaires, organisant en sous main boycott ou pénuries artificielles[17]. D’autres continueront à imposer des conditions de travail difficiles et des salaires rognés par l’inflation et contestés par les salariés ; causes d’un grand nombre de luttes sociales actuelles, d’autant plus dures que sont souvent impliqués des membres proches du régime, en particulier dans les entreprises publiques.
Aussi seize ans après l’élection de Chávez, si les couches populaires vénézuéliennes ont connu une véritable amélioration de leurs conditions de vie[18], on doit bien admettre que cette amélioration est éminemment fragile, perpétuellement grugée par les logiques mêmes de l’économie capitaliste. Sans parler du fait que se maintiennent côte à côte, de manière juxtaposée et souvent contre-productive, structures du passé et institutions nouvelles, ces dernières ne prenant jamais définitivement le pas sur les autres, notamment dans les services publics essentiels. L’exemple[19] du secteur de la santé est à cet égard emblématique, puisqu’on y trouve d’un côté la mission Barrio Adentro avec sa philosophie de santé communautaire et populaire, et de l’autre un secteur de santé privé florissant entrant chaque fois davantage en concurrence avec un système public hospitalier désuet et nettement déficient.
Des différences marquées avec le reste de l’Amérique latine
Ce bilan partagé – donnant l’impression d’une révolution qui s’est enlisée au milieu du gué – a amené plusieurs observateurs à se demander si l’expérience vénézuélienne était grandement différente de ce qui se passait ailleurs en Amérique latine en termes de politiques sociales, et notamment au Brésil.
Car vouloir améliorer – au début des années 2000 – les politiques sociales en vigueur n’a pas été le propre de la seule révolution bolivarienne. Depuis quelques années déjà, à la lumière des risques de contestation sociale engendrés par les effets désastreux de leurs politiques néolibérales passées, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement ont mis en l’avant le concept de « transfert conditionnel de revenus »[20], moyen qu’elles ont privilégié pour lutter contre la pauvreté. Mais dans ce cas de figure, l’assistance sociale proposée à la population est monétarisée et comprend un volet contractuel conditionnel. Les aides sont en effet apportées « sous conditions » et aboutissent à un tri que l’on doit effectuer parmi d’éventuels destinataires. Des sanctions sont même prévues en cas de non accomplissement du contrat (suspension de l’aide, etc.). Par exemple, les aides alimentaires sont distribuées à des familles choisies par des agents locaux ad hoc qui vont contrôler leur utilisation et l’accomplissement des contreparties exigées (par exemple la scolarisation des enfants)[21].
Au Brésil, le programme Bolsa Familia mis en place à partir de 2004, établit à certaines conditions, un transfert de revenus sous forme monétaire effectué depuis le budget de l’Etat en direction des familles et dont le montant est fixé en fonction des revenus de ces dernières. Mais dans tous ces cas, il ne s’agit que de « faciliter » l’accès à des services déjà existants. La conception politique sous-jacente à ces programmes de transferts conditionnés (PTC) est donc totalement différente de celle des missions. Il ne s’agit pas de transformer les services publics, pour les élargir, les améliorer et les rendre de ce fait plus accessibles, mais de fournir des revenus complémentaires permettant simplement d’accéder aux services déjà mis en œuvre[22]. On est loin de tout cela au Venezuela bolivarien, malgré toutes les contradictions présentes et les nombreux blocages relevés. La politique des missions participe à une amélioration et une transformation substantielles de certains services publics tels qu’ils existaient jusqu’alors. Elle participe aussi directement au développement de l’engagement social et de l’implication politique des populations des quartiers populaires. Car il s’agit de mettre en place d’autres services publics (de les dépasser ?), différents de ceux hérités de l’histoire récente, et de le faire avec – au moins pendant les premières années – la participation active de la population. D’ailleurs, cette politique crée en retour d’autres besoins (besoins de transparence, de démocratie) et noue d’autres volontés (celles de défendre collectivement des acquis sociaux contre toute velléité de retour en arrière). Elle pousse aussi à la contestation du pouvoir institutionnel actuel toujours structuré autour des logiques d’une démocratie représentative dont les élus, y compris locaux, se considèrent comme inamovibles et décideurs de la gestion des politiques sociales.
En ce sens l’expérience bolivarienne – à travers ses contradictions mêmes – reste d’une grande richesse, lourde encore de promesses potentielles. Ne serait-ce que par les effets indirects que ces politiques sociales ont fini par produire dans de multiples domaines. Dans sa conférence de presse mensuelle de novembre 2014, Elias Eljuri, président de l’INE (Institut national de statistiques), résume ainsi les avancées réalisées en matière d’emploi. Le taux de chômage est tombé à 6,7 % de la population active en juillet 2014 contre 14,7 % en juillet 1999. Le taux d’emploi formel est passé de 49,3 % en juillet 1999 à 59,5 % en juillet 2014. Ce n’est donc pas négligeable, pas plus que l’octroi de nouveaux droits sociaux qui à terme finissent toujours par avoir des impacts marquants.
L’exemple des retraites le montre bien[23]. Alors que dans tous les pays du monde, les gouvernements tirent prétexte de l’allongement de l’espérance de vie pour baisser le montant des retraites et reculer l’âge de départ, c’est l’inverse qui s’est passé au Venezuela : après la réforme des retraites des fonctionnaires en 2006, l’âge de départ à la retraite est de 60 ans pour les hommes et 55 ans pour les femmes avec 25 annuités, ou à un âge inférieur avec 35 annuités, pendant que les pensions de réversion et de vieillesse ne peuvent pas être inférieures au salaire minimum par réforme de la Ley de reforma Parcial del Decreto n° 6266 le 24 mai 2010. La pension de réversion est donc portée depuis cette date à 100 % du salaire du conjoint[24]. Il n’est pas étonnant dès lors que le Venezuela ait pu connaître une très forte augmentation de son IDH (Indice de développement humain), passant de 0,662 en 2000 à 0,748 en 2012 selon le PNUD[25] ou de 0,699 en 2000 à 0,771 en 2012 selon l’INE[26]. Parce qu’à la différence d’autres indicateurs plus classiques comme le PIB ou le revenu par habitant, l’IDH prend en compte l’accès aux soins et à l’éducation, il permet – selon les calculs du PNUD – de classer le Venezuela parmi les pays de l’Amérique du sud en 4e position, juste derrière l’Uruguay, le Chili et l’Argentine. Il existe aussi un autre indicateur – mesurant cette fois les inégalités de revenus au sein d’un pays donné – qui permet d’évaluer partiellement la situation sociale d’un pays : le coefficient de Gini. Et il se trouve que le Venezuela possède, avec l’Uruguay, le coefficient de Gini le moins inégalitaire de toute l’Amérique latine[27]. Mais ombre au tableau, il n’a pas connu d’évolution positive substantielle depuis une dizaine d’années, autre preuve de cette stagnation évoquée plus haut.
En guise de conclusion
À travers la description de ses politique sociales, l’expérience bolivarienne se révèle être beaucoup moins simple qu’il n’y paraît : révolution restée au milieu du gué, si elle est aujourd’hui paralysée elle reste en même temps riche de toutes les promesses que font miroiter ses indéniables acquis sociaux. Cependant, si depuis la mort d’Hugo Chávez en mars 2013 et l’élection à l’arraché de Nicolas Maduro le 14 avril 2013 (avec 50,7 % des suffrages), la révolution bolivarienne n’a cessé de connaître des difficultés grandissantes, il ne faut pas seulement en chercher la cause dans la disparition de son leader historique ou dans les possibles erreurs ou absence de charisme de son actuel président. Le modèle chaviste – tout au moins celui qui s’est cristallisé après 2007 – se caractérisait par 2 manques chroniques : d’un côté, ses hésitations à poursuivre et approfondir des réformes structurelles ébauchées entre 2003 et 2006 (tant en termes institutionnels qu’économiques) ; de l’autre, sa répugnance à vouloir élargir les formes de pouvoir participatif et populaire. Et ce n’est qu’en s’attaquant à ces deux grands manques qu’il serait aujourd’hui possible de retrouver l’élan émancipateur si caractéristique des premières années de la révolution. Or, les mesures récentes prises par le gouvernement Maduro à propos des nouvelles règles de change ainsi que celles découlant des tables rondes mises en place entre le pouvoir et les « acteurs économiques » sur le thème de Construir la Páz ne vont nullement dans ce sens.
Tout au contraire, elles tendent à maintenir le statu quo, voire à préparer un retour en arrière. Bien des indices tendent malheureusement à le confirmer. À commencer par l’accroissement et le durcissement de la répression envers les mouvements sociaux, face aux ouvriers de SIDOR notamment, et la multiplication des exclusions de militants de base du PSUV critiquant les dérives gouvernementales. Sans parler du maintien d’une politique économique rentière, nourrissant une « bolibourgeoisie » profitant plus que jamais de sa proximité avec le pouvoir.
Rien ne semble donc indiquer un changement de cap, un retour à l’élan des années 2003/2006. C’est pourtant à cette condition, et seulement à cette condition, que pourraient perdurer et s’élargir les conquêtes sociales de la révolution bolivarienne.
Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde
Notes
[1] Sources : Instituto Nacional de Estatisticas, INE.
[2] Patrick Guillaudat, Pierre Mouterde, Hugo Chávez et la révolution bolivarienne, Promesses et défis d’un de changement social, Mont-Royal, M éditeur, 2012, pp. 102-104.
[3] Hugo Chavez s’attaquait ainsi à la source principale des revenus et des avantages acquis par toute une partie des élites sociales et politiques d’alors qui avaient la main haute sur le gouvernement vénézuélien et ses politiques. C’est ce qui explique par exemple le soutien direct de la direction de la CTV (Centrale des Travailleurs du Venezuela) au coup d’État mené par la FEDECAMARAS, le Medef local.
[4] Fin juillet 2014, sont recensées 30 missions dont la dernière, créée en juin 2014, la misión Hogares de la Patría prend en charge la protection des femmes et enfants contre les violences et plus largement la protection des personnes vulnérables.
[5] Les CTU, créés par décret 1666 du 4 février 2002, sont chargés du relevé cadastral des quartiers les plus pauvres, et de permettre l’accès à des titres de propriété pour les familles. Les cercles bolivariens, créés en 2002, regroupent les militants diffusant les idées de la révolution bolivarienne.
[6] C’est à ce moment là qu’apparaissent clairement les premiers signes de tendances personnalistes et autoritaires au sein du régime, s’exprimant notamment dans le projet de réformes constitutionnelles de 2007 (renforcement des pouvoirs présidentiels déjà forts importants), et dans le mode de constitution du PSUV (où le droit de tendances y est interdit et où la direction doit être formée majoritairement de membres du gouvernement). De quoi réduire d’autant les espaces démocratiques ouverts précédemment.
[7] Les chiffres de la pauvreté sont ceux de la BCV (Banco Central de Venezuela).
[8] « Les missions, qui sont pour moi stratégiques, doivent être un moyen, une nouvelle forme de l’Etat social, du nouvel État ». Cette citation de Chávez rend bien compte des ambiguïtés véhiculées par les missions telles qu’elles se sont cristallisées à partir de 2007. Pour lui en effet les missions seraient l’expression du nouvel État, alors qu’elles ne sont qu’une forme parallèle de redistribution de revenus dans un système qui n’a globalement pas changé.
[9] Entre janvier 1999 et juillet 2008, le cours du Brent en $ par baril passe de 11,12 $ à 133,19 (bourse de Londres). Il va baisser ensuite et se rétablir début 2011 pour connaitre une période relativement stable malgré la forte baisse de la fin d’année 2014.
[10] À l’exception notable de la réforme du code du travail promulguée par décret n°8938 le 30 avril 2012 ainsi que des améliorations apportées aux régimes de retraite.
[11] Cette proposition est reprise dans la Constitution de 1999.
[12] Chiffres donnés par le SUNACOOP (Superintendencia Nacional de Cooperativas).
[13] Ce qui nous amène à conclure que l’évolution positive des marqueurs du progrès social au Venezuela entre 1998 et 2014 dépend beaucoup moins d’une restructuration de l’appareil productif que d’une utilisation des profits de la rente pétrolière.
[14] Notons que la fuite des capitaux, facilitée par la privatisation du secteur bancaire et la multiplication des taux de change du dollar, s’est accentuée ces dernières années.
[15] Victor Álvarez, « La transformación del modelo productivo venezolano : balance de diez años de gobierno », Comuna, n°0, juin 2009, pp. 37-57.
[16] Données de la Banque Centrale du Venezuela.
[17] D’autres secteurs se sont au contraire renforcés en se rapprochant des cercles du pouvoir chaviste. C’est ce que certains observateurs ont appelé la « bolibourgeoisie ».
[18] À tel point que l’opposition de droite, très marquée par un programme ultralibéral, a été obligée, lors de l’élection de Chávez en 2012, d’insister dans les médias sur sa volonté de conserver les missions, tout en se disant prête à « améliorer leur efficience ».
[19] Mais on pourrait prendre aussi, dans un domaine connexe au social, l’exemple des hauts taux de criminalité qui n’ont cessé d’augmenter sous le régime chaviste jusqu’en 2007 où le taux moyen d’homicide était de 48 homicides pour 100 000 habitants, le plus haut de toute l’Amérique latine, (taux quasi stable depuis cette date), alors que pendant le même temps baissaient nettement les taux de pauvreté. Car la délinquance dépend non seulement des hauts niveaux de pauvreté, mais aussi de facteurs structurels comme le maintien du chômage et de l’informalité, ou encore de l’absence d’emplois salariés permanents. Toutes choses qui n’ont pas été profondément modifiées par le régime chaviste. Elle dépend aussi des institutions chargées de prévenir ou de combattre la délinquance. Or à ce niveau, le régime chaviste a mis très longtemps à réagir. Comme pour le reste de sa politique, il a tenté de contourner les institutions en place et en l’occurence les 123 corps policiers que compte le Venezuela et dont bon nombre étaient mal formés, mal payés et fortement corrompus. Et ce n’est qu’au début 2010 qu’ont commencé à être mis en place les premiers contingents d’une force policière entièrement renouvelée, la Police nationale bolivarienne, sans que par ailleurs on puisse encore noter de claires avancées en ce domaine.
[20] Marco Ceballos, Bruno Lautier, « Les politiques sociales en Amérique latine : « ciblage large » ou émergence d’un droit à l’assistance ? » in Amérique latine 2007, les surprises de la démocratie, pp. 61-74.
[21] Simone Cecchini, Programas de trasferencias condicionadas : balance de la experiencia reciente en América Latina y el Caribe, CEPAL, 2011.
[22] Notons qu’outre Cuba, le Venezuela et le Nicaragua sont les seuls pays à ne pas appliquer les PTC.
[23] On pourrait prendre aussi l’exemple des peuples autochtones dont le sort a été amélioré.
[24] Parallèlement, en Colombie voisine, cet âge de départ a été porté de 60 à 62 ans pour les hommes et de 55 à 57 ans pour les femmes à partir du 1er janvier 2014.
[25] PNUD (programme des nations unies pour le développement) : Informe sobre Desarrollo Humano 2013.
[26] Statistiques de l’INE.
[27] Statistiques de l’ONU.