En fait, il apparaît tout à fait compréhensible que l’importante crise économique, sociale et politique qui secoue le Venezuela, amène les divers courants de la gauche à s’interroger et à prendre position sur les causes profondes qui peuvent en être à l’origine. Ce débat ne peut être que positif.
Alors que la grande majorité des pays du sous-continent applique des politiques d’austérité, supprime systématiquement les droits sociaux acquis par les luttes des années précédentes, voilà un gouvernement qui, sous la présidence d’Hugo Chávez et dès 1999, améliore substantiellement les conditions de vie des plus pauvres, en mettant en œuvre des mesures sociales et politiques allant à contre-courant du rouleau compresseur néolibéral planétaire.
Dans un tel contexte, il est logique que les classes dominantes locales appuyées en sous-main par les États-Unis, luttent pied à pied pour éviter que cette expérience politique ne fasse des émules. D’autant qu’une des particularités du Venezuela git dans l’existence d’une rente pétrolière qui a toujours suscité des appétits féroces et qui était jusqu’à présent totalement accaparée par les couches sociales les plus nanties. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un gouvernement qui effectue un transfert d’une partie de cette rente pour financer des programmes sociaux et impose un contrôle des comptes de PDVSA, jusque-là inexistant, ait pu vite leur devenir intolérable. Cela explique largement le coup d’État de 2002, la grève patronale et pétrolière de 2003 ainsi que la stratégie de tension récurrente menée par l’opposition de droite.
En fait ce transfert – via la rente pétrolière – de richesses vers les quartiers populaires a eu deux effets contradictoires.
Il a d’abord poussé la bourgeoisie à mener une lutte de guérilla permanente contre le gouvernement Chávez. C’est d’ailleurs le contraste vécu entre l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et la réaction « putschiste » de la bourgeoisie la plus conservatrice qui a provoqué la colère sociale et les mobilisations populaires qui, en avril 2002, ont ramené Chávez au pouvoir et l’ont poussé à accentuer les réformes entreprises. Cette période qui a débuté en 2002 fut celle de la mise en œuvre des missions et de la radicalisation du mouvement ouvrier (avec la multiplication d’occupations d’entreprises et de nationalisations imposées depuis le bas), mais aussi sur le plan syndical, celle de la création de l’UNT (Union nationale des travailleurs, autrefois UNETE) et plus tard de la constitution du PSUV (Parti socialiste uni du Venezuela), conçu par le pouvoir comme un parti de nature « socialiste ».
Mais ce transfert a eu aussi pour conséquences de favoriser la cristallisation progressive d’une couche sociale, principalement composée de dignitaires du régime et du PSUV, de cadres et dirigeants d’entreprises publiques, de hauts-fonctionnaires et de militaires de haut rang, qui ont cherché à profiter de leur situation au sein de ces institutions et entreprises et qui se sont enrichis grâce à la rente pétrolière. C’est ce qu’on a pris l’habitude d’appeler au Venezuela, la « bolibourgeoisie ». Or, la présence même de cette nouvelle fraction de la bourgeoisie, du fait de la place qu’elle occupe, des nouveaux privilèges qu’elle veut défendre et de son rapide développement, n’a pas été sans conséquences : elle a exacerbé les conflits et tensions tant avec la bourgeoisie « historique » qu’avec les classes populaires [2].
Retour sur la crise vénézuélienne actuelle
Depuis des années, notamment après l’échec de son coup d’État de 2002, la droite vénézuélienne était divisée entre deux courants aux stratégies opposées. Le premier estimait possible de renverser le régime par la voie électorale, en misant sur la lassitude de la population et en utilisant en sous-main le sabotage économique. Le deuxième courant considérait que seule une rupture brutale, avec à la clef un renversement du régime, était réalisable. Les deux courants s’entendaient cependant pour travailler à l’isolement politique et diplomatique du pays, en multipliant les condamnations du régime, via le soutien des grands médias internationaux et l’appui des puissances occidentales, en particulier celui des États-Unis dont on sait comment ils ont toujours voulu garder la main sur les pays du golfe du Mexique, considérés comme faisant partie de leur frontière Sud. Et cela d’autant plus que le Venezuela possède les plus grandes réserves mondiales de pétrole, ce qui lui confère une place stratégique dans le dispositif de domination nord-américain.
Or, ces deux courants ont fusionné « de facto » quand, malgré sa victoire aux élections législatives de 2015, la droite vénézuélienne a vite réalisé qu’elle ne pourrait pas imposer grand-chose à la présidence de Nicolas Maduro et que le régime continuerait à fonctionner sans tenir compte de ses desiderata. Dès lors, les manifestations violentes ont commencé, et ce bien avant la déclaration de Maduro appelant à élire une nouvelle Assemblée Constituante pour le 30 juillet 2017.
Mais cette dernière décision, comme le rappelle Edgardo Lander [3], ne représente qu’un chaînon de plus dans un long processus de dégénérescence du régime qui « oublie » ses propres institutions pour asseoir coûte que coûte son pouvoir. Bien que le gouvernement maduriste bénéficie encore d’un réel appui populaire, certes érodé mais hérité de l’époque Chávez, la coupure entre les intérêts des dirigeants et ceux de sa base sociale historique se révèle aux yeux de tous de plus en plus crûment.
Le scandale Odebrecht [4] est là pour le rappeler : ayant pris naissance au Brésil, il a aussi éclaboussé les dirigeants politiques vénézuéliens, notamment à travers les millions de dollars versés aussi bien à des dirigeants du PSUV que de la MUD (Table de l’unité démocratique, droite). Il fait ainsi bien apercevoir que si la lutte pour le pouvoir est implacable entre ces deux blocs politiques antagoniques, les intérêts de leurs dirigeants n’ont pas grand-chose à voir avec ceux des classes populaires vénézuéliennes. Ce que la bourgeoisie internationale a bien compris en arrosant tout le monde.
Derrière l’apparence des choses – celle d’un conflit gauche/droite – nous assistons en fait en arrière-plan à un conflit économique et donc politique entre deux fractions de la bourgeoisie. Avec d’un côté la bourgeoisie « historique » (dont un courant minoritaire reste cependant tenté par un accord avec le gouvernement), et de l’autre une nouvelle fraction dite « bolivarienne » qui, en pleine phase ascendante, s’est développée rapidement depuis la mort de Chávez et cherche à accroître « sa part du gâteau » [5]. Cette lutte produit des dégâts collatéraux dont les classes populaires vénézuéliennes font directement les frais : d’abord parce que la droite menace directement les acquis sociaux obtenus depuis 1999 ; ensuite parce que le régime de Nicolas Maduro avance masqué et fait appel à un soutien de type populaire pour défendre ses intérêts propres et particuliers, différents de ceux de la majorité du peuple vénézuélien [6].
Reste qu’au lendemain du 30 juillet 2017, l’avenir est sombre pour les classes populaires. D’un côté elles se trouvent aux prises avec une droite, dont l’aile la plus radicale, voire fascisante, a pris le dessus et cherche à détruire tous les acquis sociaux obtenus depuis 1999, n’hésitant pas au passage à endommager des établissements publics ou à assassiner [7]. De l’autre, ces mêmes classes populaires font face à un régime en perte de légitimité qui connaît une dérive autoritaire et sanglante, et utilise toutes les arguties juridiques possibles pour rester au pouvoir.
Entre les deux, prises entre le marteau et l’enclume, elles sont sommées de choisir.
C’est dans de telles conditions que certains militants, personnalités et groupes politiques et sociaux, souvent issus du chavisme critique, tentent d’ouvrir une autre voie : une sorte de chemin périlleux dans une période où la polarisation politique est à son comble, mais qui représente l’unique issue si l’on veut préparer l’avenir sur la base de la prise en compte des intérêts populaires.
Pourquoi la réaction populaire en 2017 est si différente de celle de 2002 ?
Dans les années qui ont suivi le coup d’État de 2002, le choix stratégique de Chávez a été d’accentuer la confrontation avec les classes possédantes en s’appuyant sur les classes populaires. Cette stratégie politique était révolutionnaire au sens où elle a chamboulé l’ordre néolibéral et s’est opposée frontalement aux intérêts d’une fraction de la bourgeoisie vénézuélienne. Dans ses premières années de pouvoir, le chavisme s’est ainsi appuyé sur les mobilisations sociales pour contrer la réaction de la bourgeoisie. Et il a pu le faire parce que les classes populaires étaient non seulement « rhétoriquement » prises en compte, mais expérimentaient « dans les faits » une réelle amélioration de leurs conditions de vie.
Et c’est ce qui explique, pour une bonne part, la différence avec la crise actuelle où l’on note surtout l’absence de réaction populaire de l’ampleur de celle de 2002 pour soutenir les politiques de Maduro. Car si la crise ne date pas de l’élection de Maduro, elle trouve ses racines dans les années antérieures. Depuis l’échec du référendum constitutionnel de 2007 et lors des élections suivantes, l’abstention dans les quartiers populaires a globalement fortement augmenté. Malgré le fait que la bourgeoisie menait déjà une véritable campagne de déstabilisation contre le régime d’Hugo Chavez, de nombreux électeurs chavistes se sont abstenus, voire se sont mis à voter pour la MUD ; la cause ultime résidant dans la stagnation des mesures sociales prises par le régime. Les statistiques gouvernementales de l’INE (Institut National de Statistique) montrent que la pauvreté est en quasi-stagnation depuis 2009 puis a fortement augmenté depuis 2013. Quant au taux de chômage il stagne depuis 2008. Parallèlement, s’ajoutent à cela – ainsi que les syndicats en ont fait maintes fois la critique – les retards dans la récupération de l’inflation via une trop faible augmentation des salaires, entérinant de fait une baisse du pouvoir d’achat des salariés [8].
La crise économique n’a pas eu les mêmes conséquences pour tous. En contrepoint de la précarisation des conditions de vie des classes populaires, de nouvelles fortunes ont subitement vues le jour, explosant littéralement ; fruits de la spéculation financière relancée après la crise bancaire de 2008 et de la mise en place des nouvelles règles de change du dollar. De nombreux dignitaires du régime en ont profité sans scrupules. Et le contraste entre l’enrichissement rapide de la « bolibourgeoisie » et la dégradation de la situation sociale des classes populaires a bien sûr été utilisé par l’opposition pour apparaître comme une alternative possible aux yeux d’une majorité de la population, participant sans aucun doute à donner, lors des élections législatives du 6 décembre 2015, la victoire à la MUD.
Condamnés à perdre ?
Bien sûr, certains observateurs diront que la situation actuelle est due d’abord et avant tout à l’offensive de l’impérialisme US. Pourtant, depuis le début le gouvernement des États-Unis a cherché à en finir avec Chavez, notamment en aidant la droite à préparer le coup d’État de 2002. Ces explications sont donc insuffisantes, et il est à espérer qu’un gouvernement qui se définit comme socialiste ne mise pas sur l’apathie de la droite et de l’impérialisme pour réussir, sinon il serait inéluctablement condamné à l’échec.
Ces mêmes observateurs expliquent aussi que la cause principale de la crise politique actuelle réside dans la chute des prix du pétrole et ses conséquences économiques désastreuses pour une économie rentière comme celle du Venezuela. Rappelons qu’en 2003, la crise était aussi passablement aigüe, avec une chute vertigineuse du PIB, mais que le soutien populaire à Chávez n’en a pas moins progressé. Car l’économie n’est pas une donnée en soi, elle répond à des choix stratégiques qui sont avant tout des choix politiques répondant à des intérêts dominants.
Or, quand de nombreux économistes, des militants, d’anciens dirigeants du PSUV, des leaders de mouvements sociaux et des syndicalistes appelaient à effectuer un virage économique et à ne pas utiliser la rente pétrolière comme source inépuisable de dollars, mais à créer des emplois et à développer l’activité productive (notamment en termes agricoles), le gouvernement n’en a eu cure. Il a choisi la facilité et a continué sur « sa ligne rentière », avec les effets que l’on constate aujourd’hui. Puis, quand des ministres – pourtant chavistes convaincus – ont dénoncé les détournements de fonds de la PDVSA, ils ont été limogés.
Aussi, si depuis l’élection de Maduro, l’opposition de droite gagne du terrain, elle ne le doit pas d’abord à elle-même, mais plutôt à cet ensemble de raisons que nous venons d’énumérer.
Pouvait-on l’éviter ? Oui, car la majorité de la population n’est ni patron, ni banquier, ni latifundiste. Elle est composée de salariés, de travailleurs et travailleuses du secteur informel, de petits paysans, de jeunes, de chômeurs et chômeuses. Cet ensemble de personnes n’a, majoritairement, que sa force de travail à vendre. Formule qui peut paraître dépassée, mais qui pourtant trace la frontière entre ceux qui possèdent les moyens de production et les autres qui n’y accèdent, quand ils le peuvent, que par leur force de travail.
Mais disposer d’une majorité sociale ne signifie pas disposer d’une majorité politique. Elle reste à gagner, et pour paraphraser Gramsci, elle doit devenir hégémonique. Au Venezuela, dans le sillage de la victoire de Chávez en 1998, le fait d’avoir gagné électoralement puis d’avoir pu s’installer durablement au sein des institutions étatiques, n’a pas été suivi d’une transformation radicale de la société. Car, au-delà des discours flamboyants sur le socialisme du XXIe siècle, il n’y a eu, dans les faits, ni révolution économique, ni révolution politique.
L’absence de politique anticapitaliste
Dès 1999, autour du débat sur la nouvelle Constitution, les règles étaient fixées. Priorité a été donnée à la stabilité en maintenant l’économie privée au cœur du développement économique. Même si quelques articles de la nouvelle Constitution font référence à l’économie mixte, sociale ou solidaire, celle-ci s’inscrit dans le cadre non contesté d’une économie capitaliste et n’a jamais pu se développer réellement. Pire, le gouvernement lui-même a tiré la sonnette d’alarme sur les fausses coopératives, créées souvent pour bénéficier de subventions publiques. Plus largement, il faisait le constat, pour celles qui subsistaient, de l’existence de rapports au travail « dégradés » ou « inégaux », d’autant plus que ces travailleurs ne pouvaient même pas s’appuyer sur la législation du travail pour se protéger, n’étant dans la plupart des cas pas salariés.
Le projet chaviste s’est défini comme « socialiste », ou tout au moins en marche « vers le socialisme », depuis au moins une dizaine d’années. Pourtant, trois éléments prouvent qu’il n’a jamais été question, ni d’exproprier la bourgeoisie, ni même, au sein des entreprises, de transférer le pouvoir aux salariés. Ainsi près de 19 ans après la victoire de Chávez, la part du secteur privé dans le PIB vénézuélien reste très largement majoritaire et identique à ce qu’elle était d’avant l’arrivée de Chávez au pouvoir en 1998 [9]. Et ce, malgré les « expropriations d’entreprises » largement popularisées pour des raisons il est vrai diamétralement opposées : d’un côté par les médias internationaux ; et de l’autre par les chavistes. Preuve s’il en est que la politique économique chaviste a clairement épargné la propriété privée des moyens de production.
Lorsque l’UNT – principale confédération syndicale créée à la suite du coup d’État de 2002 – a voté lors de son congrès de fondation la mise en place du contrôle ouvrier dans les entreprises et l’autogestion, le gouvernement a toujours refusé de la suivre. Plus grave il a organisé une scission pour créer une nouvelle confédération plus docile, la Central Bolivariana Socialista de Trabajadores y Trabajadoras (CBST).
Quant à la LOTT (le nouveau code du travail vénézuélien), s’il renforce les droits sociaux des salariés, il entérine aussi le pouvoir hiérarchique patronal au sein de l’entreprise de même que le droit patronal au licenciement et à la détermination du salaire. En fait il n’y a pas eu de changement de fond dans le domaine clef du fonctionnement de l’entreprise capitaliste, puisque l’exclusivité du pouvoir réel reste toujours aux mains du dirigeant d’entreprise. Le droit de propriété, parce qu’il reste globalement le même, pérennise le caractère capitaliste de l’entreprise et donc de la société dans son ensemble.
Qui plus est, la politique menée par les dirigeants des grandes entreprises publiques ne se différencie pas de celles de leurs coreligionnaires au sein des entreprises privées. Des grèves se sont multipliées ces dernières années, avec à la clef des accusations de corruption et d’incompétence, à l’encontre de ces dirigeants, protégés par le pouvoir politique, dans des secteurs comme le pétrole, l’électricité, la santé, la métallurgie, etc.
Plus grave, plusieurs élections syndicales ont été repoussées par crainte de l’élection de listes critiques du régime. Ainsi, non seulement la bourgeoisie traditionnelle contrôle l’économie privée, majoritaire, mais les couches dirigeantes des entreprises publiques adoptent des stratégies et pratiques identiques en direction des salariés.
Le pouvoir économique n’étant pas remis en cause, le pouvoir politique se trouve en état d’apesanteur, incapable de s’opposer efficacement à la bourgeoisie puisqu’il ne touche pas à son pouvoir réel. Et ce n’est pas là une erreur de jugement ou une simple divergence tactique concernant l’analyse des rapports de force en présence et la possibilité de les faire évoluer en sa faveur. Avec le développement de la « bolibourgeoisie » qui profite, comme on l’a vu précédemment, si bien du système, cela s’affirme comme un choix politique délibéré.
Le socialisme est-il compatible avec l’État bourgeois, même réformé ?
Comme le dit Jacques Rancière, dans son ouvrage En quel temps vivons-nous ?, « La démocratie n’est pas le choix des représentants, elle est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir ».
La gauche doit s’interroger sur l’expérience vénézuélienne comme elle doit le faire pour tous les échecs récents qu’elle a subis en Amérique latine, notamment là où elle a pu accéder au gouvernement.
Il existe à gauche un penchant historique dominant à défendre systématiquement ses dirigeants vis-à-vis des critiques émanant du peuple. Cette attitude reflète une acceptation, dans les faits, de l’organisation politique de la société telle que l’a modelée la bourgeoisie à l’échelle planétaire. Elle s’articule sur trois piliers fondamentaux : le monopole de la violence légitime (l’appareil d’État : armée, police, justice), la délégation de pouvoir par le système des élections « libres » (c’est-à-dire le transfert du pouvoir réel de décision à une minorité d’individus), et la concentration du pouvoir au sein d’un exécutif fort et tout puissant. Trois éléments qui méritent au moins un regard critique.
Le point aveugle de toutes ses expériences est l’absence d’analyse de ce qu’il en est véritablement de l’État ; cet État dont héritent les nouveaux élus, lorsqu’ils arrivent au gouvernement. En réduisant les transformations indispensables de l’État à de simples retouches institutionnelles, ces expériences portent en elles les germes de leurs échecs à venir. Le débat constitutionnel qui a traversé le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur, ne va pas au-delà de l’amélioration des institutions existantes et surtout ne remet pas en cause la toute-puissance du pouvoir exécutif. Affublée du nom de révolution « bolivarienne », « citoyenne » ou « plurinationale », ces constitutions ont certes donné des droits nouveaux. Et dans une période d’offensive mondiale contre les droits sociaux et humains, c’est un progrès notable. Mais cela ne suffit pas à renverser l’ordre des choses.
« L’existence sociale détermine la conscience », disait Marx. Et c’est ce qui se passe au sein des institutions étatiques et des entreprises publiques, y compris quand la gauche arrive au gouvernement. Le détachement de militants politiques placés dans les ministères, au Parlement, dans les mairies, dans les directions d’entreprises, finit par être un facteur puissant d’intégration au sein des hautes couches d’une société qui reste – envers et contre tout – capitaliste. Et les années passant, ce n’est pas faire preuve de « psychologisme réducteur » que de déduire que le pouvoir donne non seulement le vertige mais permet aussi d’accéder à des privilèges matériels. La généralisation des cas de corruption dans toutes les expériences passées ou actuelles de gouvernement de gauche le prouve abondamment. Outre les trois pays déjà mentionnés, il suffit d’évoquer à ce propos les cas en Amérique latine du sandinisme tristement récupéré par la famille Ortega au Nicaragua, ou de la corruption généralisée au sein du PT au Brésil, ou encore des poursuites pour blanchiment contre l’ex-président du Pérou Ollanta Humala, classé à gauche, etc.
Or, dans le cas des trois pays précédemment cités (Venezuela, Équateur, Bolivie), aucun processus de contrôle mené par la population sur les élus n’a été mis en place, ni le principe démocratique élémentaire de leur révocation à tout moment, ni non plus la limitation du nombre de leurs mandats, ou encore l’exigence du retour à leur emploi antérieur, ou la limitation de leur revenu au salaire moyen, etc. De même, dans aucune des nouvelles constitutions élaborées dans ces pays, il n’a existé de réel pouvoir populaire. Même avec l’expérience vénézuélienne, la plus avancée en ce domaine grâce à la législation sur le pouvoir communal, il n’existe pas de réel transfert de pouvoir vers la base, car le pouvoir communal n’est rien face au pouvoir central qui édicte les lois et décide pour tout le pays. Notamment, ce n’est pas le pouvoir communal qui, au Venezuela bolivarien, décide des subsides octroyés pour les actions que ce dernier aura à mener sur le terrain. D’ailleurs où se trouvait le pouvoir populaire vénézuélien quand il a été décidé d’élire une Assemblée nationale constituante, le 30 juillet 2017 ? En dernière instance, c’est toujours le pouvoir politique au plus haut niveau qui a la main, comme cela se confirme avec la décision de la présidence d’élire une Assemblée nationale constituante et de révoquer, dans les faits, l’Assemblée nationale élue.
Aussi les critiques justifiées d’une partie de la gauche critique vis-à-vis du chavisme ne sauraient-elles se limiter à la simple dénonciation du « caudillisme ». Il faut aller plus loin et reprendre le combat, trop souvent abandonné ou oublié, pour une transformation radicale de la démocratie et une remise en cause des institutions étatiques. Une telle démarche (aspirant d’abord à une démocratie réelle et non formelle) passe par une prise du pouvoir par le peuple, de bas en haut et de haut en bas, à tous les niveaux de la vie sociale et politique. Elle ne saurait se satisfaire d’une simple délégation de pouvoir ; pouvoir remis dans les mains d’une élite, aussi éclairée soit-elle par ailleurs.
La bataille pour gagner l’hégémonie politique ne peut s’effectuer sans lutte pour une démocratie réelle, elle-même combinée à une lutte radicale menée contre le pouvoir économique de ceux qui possèdent les moyens de production, notamment au sein des entreprises. Sinon, le retour de bâton sera brutal, semant son lot de désillusions et de rancœurs au sein d’une majorité sociale trop souvent défaite et trahie.
En faisant référence aux thèses de Gramsci, on pourrait avancer qu’une bonne partie de la gauche tend à commettre une erreur politique de fond, suite à une incompréhension de ce qu’est l’État : au sens intégral, comme le rappelle Gramsci, une dictature bardée d’hégémonie. Et au Venezuela, nous pouvons affirmer que le peuple n’exerce pas le pouvoir, mais que d’autres l’exercent pour leur propre compte, en son nom.
Penser une stratégie de transition
Dans un monde dominé par le néolibéralisme, toute variation de ligne qui permet d’améliorer substantiellement les conditions de vie de la grande majorité du peuple est ressentie comme un grand bol d’air frais. D’autant plus que les réactions de la bourgeoisie à l’échelle planétaire sont violentes et qu’elles renforcent encore plus ce ressenti, comme une sorte de transgression bénéfique et salutaire.
Plus près de nous mais en participant de la même logique, l’offensive de l’Union Européenne et du FMI contre la Grèce dirigée par Syriza va ainsi bien au-delà de la simple question du remboursement d’une dette. À travers elle, il s’agit d’écraser toute velléité de contestation de l’ordre néolibéral et de montrer aux autres peuples ce qui les attend s’ils décident d’imiter l’exemple grec.
Cette violence systématique des dominants doit être intégrée à toute stratégie de gauche qui se veut « radicale », c’est-à-dire, étymologiquement, qui veut « prendre les choses à la racine ». Et ce que montre aussi bien la situation au Venezuela que celle qui a cours dans d’autres pays comme l’Équateur ou la Bolivie, et plus crûment encore au Brésil, c’est qu’en l’absence d’une stratégie de transition vers une société non capitaliste, l’échec est assuré.
Désarmer la bourgeoisie, ce n’est pas se contenter par exemple de créer une police bolivarienne, c’est aussi et surtout lui ôter le pouvoir économique dont elle dispose, tout en remettant en cause les formes institutionnelles et politiques de la domination qu’elle exerce.
Plus largement, même si elle pourrait permettre d’accéder au pouvoir politique, il est dangereux de considérer qu’une stratégie populiste de gauche permettra de répondre à la situation d’exclusion politique et sociale de la majorité de la population. Au contraire, elle encourage les dérives de concentration du pouvoir et protège le fonctionnement de l’État et de ses institutions. Car pour se développer ce populisme a principalement besoin de calquer sa stratégie en entérinant la coupure existant entre le peuple et ses représentants pour la sublimer. D’abord parce qu’il exige comme point de départ l’existence d’un leader, d’un chef reconnu et omniscient. Ensuite, parce qu’il fonctionne directement sur le mode « bourgeois » de la délégation de pouvoir, avec des élus incontrôlés et des programmes directement issus du bon vouloir du ou des chefs, et que par ce fait même il tue tout débat démocratique dans l’œuf. Enfin, en prenant possession des institutions, même légèrement transformées par quelques modifications (référendum révocatoire, etc.), le populisme de gauche permet l’intrusion et la cristallisation progressive d’une nouvelle couche sociale, une nouvelle élite, au sein de l’État et des services publics, qui vaille que vaille, au fil du temps, va troquer ses convictions, même les plus radicales, contre son maintien à des postes qui lui procurent des avantages matériels ainsi qu’un pouvoir.
Et si nous revenons au Venezuela, mais aussi en Équateur avec Rafael Correa, le constat est sans appel. La fraction de la gauche qui a soutenu sans sourciller ces deux présidents (et Madero après la mort de Chávez) est incapable d’expliquer les dérives de ces deux régimes autrement qu’avec des discours complotistes [10] et disqualifie toute critique, même (et surtout ?) issue de la gauche elle-même.
Pourtant il n’y a pas d’échappatoire possible pour réaliser cette transformation sociale qui fait défaut. Elle doit marcher sur deux pieds. D’un côté une modification des rapports de production en prenant appui sur les mobilisations populaires qui portent une volonté de changement vers un régime « plus social ». Cette nouvelle économie ne peut se construire uniquement par une nouvelle répartition des richesses. Elle doit aussi renverser les rapports sociaux au sein des entreprises, notamment en instaurant le contrôle ouvrier et en révisant le droit de propriété. Mais l’autre pied qui doit permettre d’avancer repose sur une modification complète des rapports politiques. Définir et mettre en place un réel pouvoir populaire est une priorité. À défaut d’oublier l’un ou l’autre de ces deux aspects, la gauche radicale titubera pour échouer, soit face au pouvoir économique toujours dominant de la bourgeoisie, soit face au pouvoir politique qui réussira à s’autonomiser du « peuple » et à renforcer la nouvelle couche sociale aux affaires, soit face aux deux.
Avec l’expérience vénézuélienne qui dure depuis près de 19 ans, la plus radicale de ces dernières années, nous sommes en présence d’un laboratoire qui devrait permettre d’avancer sur ces questions. De même les désillusions semées par les échecs successifs des « gauches » au pouvoir en Amérique latine doivent être interrogées. Et si, on en conviendra facilement, ce n’est pas une mince affaire, n’est-ce pas pourtant, face à toutes les difficultés que connaît la gauche, à cette réflexion de fond qu’il faut aujourd’hui oser s’atteler ?
Patrick Guillaudat, 10 août 2017