Alber Saber lors de son procès pour « insulte à la religion », décembre 2012.
Via centerforinquiry.net.
N. tente de nouer son niqab pour dissimuler son visage. Ses gestes sont hésitants, le bout de tissu retombe sur son front et lui bande les yeux. Elle éclate d’un rire franc. « J’ai oublié comment faire ! Ça fait huit ans que je n’en ai pas porté. Je ne peux plus respirer », poursuit-elle. D’ordinaire, N. vit cheveux au vent, dans sa petite maison de vacances. Mais il y a encore quelques mois, quand elle devait se rendre en ville, il lui arrivait de remettre son niqab, emprunté à sa belle-fille. « Avec une robe noire, longue et des lunettes de soleil, pour que personne ne me reconnaisse ». Car N. a trop parlé : elle est venue dire sur un plateau télé qu’elle ne croyait pas au caractère sacré du Coran. Un crime aux yeux de la loi égyptienne, qui punit le blasphème.
Plus que la justice, N. craint les siens. Ses fils, salafistes, ont un temps cessé de lui parler. « Les amis de mon benjamin lui ont dit : “ta mère, on va l’attendre devant chez sa mère, on va la tuer” », explique-t-elle, ses grands yeux noisette embués. « Mais moi je ne veux pas finir comme Farag Fouda », murmure-t-elle, en référence à l’écrivain égyptien assassiné en juin 1992 par deux membres de la Gamaa islamiya, une organisation qui a participé au meurtre d’Anouar Al-Sadate en 1981. Esprit libre, Farag Fouda défendait l’émergence d’un État séculaire en Égypte, séparé de la religion [1]. Quelques jours avant sa mort, la plus haute institution musulmane égyptienne, Al-Azhar, avait prononcé une fatwa à son encontre [2]. Lors de son procès, l’un de ses meurtriers a admis être illettré : il n’avait donc jamais lu Fouda, mais était persuadé que l’écrivain était un mécréant, puisque condamné par l’institution religieuse. Libéré en 2012, sous la présidence du Frère musulman Mohamed Morsi, Abou Ala Abd El-Rabbou a justifié son acte sur la chaîne de télévision saoudienne Al Arabiya [3] : « La punition pour un apostat est la mort, même s’il se repent ».
Des menaces de ce type, N. en reçoit encore presque quotidiennement, via Internet notamment. Elle vérifie ce qu’elle publie sur les réseaux sociaux, garde secrètes la plupart des informations qui pourraient la trahir, faire fuiter son adresse ou celle des siens. Derrière les rires gênés qui ponctuent son récit, la voix de la quinquagénaire souriante se casse au détour d’un souvenir, d’une phrase qui bouscule ses pensées. « Après l’émission, tout le monde a arrêté de me parler, hormis ma mère et mon père. Même mes amis qui se disaient libéraux ont disparu de la circulation. J’étais seule ». Une solitude qui lui pèse encore.
« J’AI CRU QUE J’ÉTAIS FOLLE »
N. a grandi dans une famille conservatrice de la classe moyenne ; une enfance heureuse, bercée par la religion. « Ma mère fait toutes les prières mais aussi des prières supplémentaires, tous les jours ». Elle a commencé à porter le voile à 14 ans, le niqab à 22. Après ses études de médecine, elle s’est mariée avec un homme très religieux, et a arrêté de travailler. « Toute ma journée était rythmée par la religion, les prières, les obligations… Je ne contrôlais rien de ma vie », se rappelle-t-elle, assise sur sa petite terrasse baignée de soleil. « Un jour, mon mari a levé la main sur moi. Je suis allée voir mon père pour me plaindre. Il m’a dit de ne plus y penser, que Dieu avait autorisé le mari à frapper sa femme. Je lisais le Coran tous les jours, mais je n’avais jamais remarqué ce passage. J’ai commencé à le lire différemment et à douter », raconte-t-elle. La femme pieuse qu’elle était a perdu pied. « Le Coran est rempli de fautes, d’approximations, de contradictions qui vont à l’encontre des découvertes scientifiques, de la logique, des droits humains », juge-t-elle.
Au début, elle se taisait : « Pendant longtemps, j’ai cru que j’étais folle parce que j’avais perdu la foi ». Au bout de près de cinq ans de doutes et de remises en question, le mensonge était devenu trop lourd. Elle s’est confiée à son mari, espérant l’amener à croire, comme elle, que le Coran est une création humaine. Il demande le divorce. Elle retire son voile. « C’était très difficile. J’ai dû trouver un toit, de quoi me nourrir, recommencer à zéro ».
Comme beaucoup de femmes en Égypte, N. n’avait jamais vécu seule. Elle était passée de la maison de ses parents à celle de son mari. Pour ne pas perdre ses fils, elle esquive la confrontation. Quand elle les retrouve le vendredi, chez sa mère, « on ne parle ni de politique, ni de religion ! » N. n’aime pas qu’on dise qu’elle est athée. « Dieu, ce n’est pas mon problème, je ne questionne pas Dieu. Ce dont je suis certaine en revanche, c’est que les Livres saints, comme la Bible et le Coran, sont l’œuvre des hommes. Il faut arrêter de les suivre comme s’ils révélaient une parole divine », souligne-t-elle. Une pensée inacceptable aux yeux de la société égyptienne contemporaine.
UNE CAMPAGNE ORCHESTRÉE PAR LE POUVOIR
En 2009, un sondage de l’institut américain Gallup [4] interrogeait les citoyens de cent quatorze pays sur l’importance de la religion dans leur vie quotidienne. L’Égypte arrivait très haut dans le classement, au même niveau que l’Afghanistan et avant l’Arabie saoudite. La religion définit à la fois le statut social et légal des Égyptiens. L’appartenance religieuse est inscrite sur la carte d’identité. Et les citoyens n’ont pas beaucoup le choix : ils naissent musulmans (c’est le cas de 95 % de la population), chrétiens ou juifs et ne peuvent que rarement modifier cette donne initiale. Les moulhid (athées) seraient deux millions en Égypte. En 2014, Dar Al-Ifta, une institution gouvernementale qui émet des édits religieux, en a elle décompté très exactement 866, mais ce chiffre est certainement fantaisiste.
C’est apparemment suffisant pour inquiéter le gouvernement qui a décidé de lancer une campagne contre eux. « Le problème, ce n’est pas leur petit nombre », explique Ahmed Turki, responsable de l’action au ministère des biens religieux. « L’athéisme divise les familles, la société ». Selon lui, la propagation de l’athéisme chez les jeunes est imputable aux Frères musulmans, que l’armée a chassés du pouvoir en 2013. « Ils ont instrumentalisé la religion pour faire de la politique. Les jeunes, voyant cela, se sont détournés de la religion. Notre but est contenir ce mouvement de rejet. » La campagne a été mise en place juste après le coup d’État, et beaucoup soupçonnent le gouvernement de vouloir se racheter une image religieuse à peu de frais, en faisant oublier la reprise en main autoritaire du pouvoir. Quand on aborde la question des actions concrètes menées jusque-là, le fonctionnaire reste évasif : « Nous avons sondé les jeunes afin de voir ce dont ils avaient besoin. Nous allons lancer la seconde phase du projet cette année, aller de lycées en universités pour leur expliquer ce qu’est la religion. Nous ne faisons pas de politique, juste de la prédication ». Pour cette campagne, le gouvernement s’est adjoint l’aide d’Al-Azhar et de l’Église copte.
La révolution de 2011 a eu raison du président Hosni Moubarak, mais pas de la structure du pouvoir égyptien, ni de son ancrage religieux. Ainsi, l’article 2 de la nouvelle Constitution égyptienne stipule : « la principale source de la loi est la charia » [5], reprenant une formulation introduite en 1980 par le président Anouar Al-Sadate [6]. Mais le « printemps arabe » et les revendications qui l’ont animée ont laissé des traces en Égypte. Les discussions autour de l’athéisme se sont étendues, des groupes se sont formés, sur les réseaux sociaux ou dans la société civile. Des sécularistes militent notamment pour une séparation de la religion et de l’État, et la reconnaissance d’une liberté de conscience au-delà du choix restreint entre les trois religions du Livre.
« UNE CROIX TATOUÉE QUE JE NE PEUX EFFACER »
Mais pour Alber Saber, militant athée exilé en Suisse, la répression des autorités est plus importante qu’avant : « Sous Moubarak, je ne me rappelle que d’un seul cas : celui de Kareem Amer », un jeune blogueur de 22 ans condamné en 2007 à trois ans de prison pour « insulte à la religion ». « Mais depuis l’arrivée du maréchal Sissi au pouvoir, c’est de pire en pire » [7]+, soupire-t-il. Rien que pour l’année 2014, il a relevé une quinzaine de cas d’atteinte aux droits humains envers les athées en Égypte. Saber a lui été condamné à trois ans de prison pour blasphème en décembre 2012, alors que les Frères musulmans étaient au pouvoir. Le jeune homme de 30 ans tenait un blog où il critiquait la religion. En septembre 2012, il publie une vidéo, censée être la bande-annonce d’un film violemment islamophobe intitulé L’innocence des musulmans. La fuite du clip quelques heures plus tôt a provoqué de virulentes manifestations de protestation dans le monde musulman, qui entraînent notamment la mort d’un ambassadeur américain en Libye. L’ambassade américaine au Caire est elle aussi attaquée. Le lendemain, une foule en colère attend Alber Saber devant chez lui [8]. Il est exfiltré par la police mais, une fois au commissariat, il est frappé et mis en examen pour blasphème. « Ils ont pris mon ordinateur, mon portable, fouillé dans toutes mes affaires, et sont tombés sur des articles critiquant la religion que j’avais publié sur Internet », raconte-t-il. Quelques jours avant son procès en appel, il réussit à fuir en Suisse, où il est désormais réfugié politique.
Issu d’une famille chrétienne, il commence à réfléchir au sens de son appartenance religieuse lors de sa première année de philosophie à la fac : « Je me suis mis à lire les journaux, à être exposé à d’autres idées. J’ai réalisé que j’étais chrétien parce que mes parents sont chrétiens. Mais si mes parents avaient été musulmans, j’aurais été musulman. J’étais chrétien par défaut. J’ai donc décidé que je devais choisir, par moi-même, ce que je voulais croire », explique-t-il dans son appartement de Neuchâtel. Alber Saber s’est mis à étudier les textes sacrés, le Coran, la Bible, la Torah. Il y cherchait une réponse rationnelle, scientifique, aux doutes qui s’accumulaient dans sa tête, au fur et à mesure de ses lectures ; il n’a rien trouvé de tel. « Je ne savais même pas que l’athéisme existait. Mais au bout de quatre ans, j’ai réalisé que les religions n’étaient que des histoires inventées », poursuit-il. Quand Saber agite ses mains pour appuyer son propos, on distingue, dans le creux de son poignet, une croix tatouée, insigne que portent de nombreux coptes égyptiens. « Je n’arrive pas à l’effacer », précise-t-il en haussant les épaules. « Ça ne veut plus rien dire pour moi ».
Malgré les risques, certains refusent de se taire. Les émissions de télévision, de plus en plus friandes de ce genre de débats, invitent volontiers des athées à venir discuter avec des religieux. L’approche est souvent caricaturale et déséquilibrée. Ahmed Harqan a participé à plusieurs de ces programmes. Il a même récemment quitté un plateau, sous les insultes de la présentatrice qui criait ne pas vouloir « d’hérétiques chez eux » [9]. Lui continue de militer en produisant sa propre émission sur une chaîne de webTV, FreemindTV [10]. « Si notre région va si mal, c’est la faute de la religion », explique-t-il. « Le but de notre chaîne est d’apporter un nouveau point de vue dans le paysage médiatique au Moyen-Orient. Les médias s’adaptent toujours à ce que pense la majorité. Il y a des chaînes inféodées au pouvoir, qui utilisent la religion pour contrôler le peuple et les autres sont commerciales, donc elles suivent l’avis de la majorité. Nous essayons de faire autre chose. »
Ahmed Harqan est le fils d’un islamiste radical. « Avant, moi aussi j’étais salafiste », reconnait-il, mimant une barbe imaginaire avec sa main et fronçant les sourcils, au-dessus de ses yeux malicieux. « La transformation a pris du temps, même encore maintenant, je sens que ce n’est pas terminé. La religion a tellement influencé ma vie que je n’en sortirai jamais complètement », juge-t-il. Sa femme, elle, se dit soulagée. « J’ai toujours douté, j’étais pleine de culpabilité. À présent, je sens que je peux dire et faire ce que je veux, sans craindre d’être jugée par une force imaginaire qui me surveille d’en haut, sans avoir peur de finir en enfer », souligne-t-elle. Sa famille, musulmane, ne lui parle plus depuis qu’elle leur a annoncé qu’elle enlevait son voile parce qu’elle ne croit plus en Dieu.
« LA POLICE EST GARANTE DE LA PROSPÉRITÉ MORALE »
Tous deux ont payé cher le prix de leur engagement. En octobre 2014, Harqan participe à une émission sur la chaîne privée Al-Kahera wal nas [11]. Le jeune homme y explique notamment qu’à ses yeux, l’organisation État islamique ne fait qu’imiter ce que Mohammed et ses compagnons faisaient à l’époque de la conquête de l’islam. Une semaine après la diffusion de l’émission, Harqan et sa femme sont tabassés en pleine rue, à Alexandrie. Ils se réfugient au poste de police le plus proche. Un officier les interroge sur la religion. La jeune femme refuse de répondre. Le policier se met alors à la frapper. Enceinte, elle perd son bébé quelques jours plus tard.
« Ce genre d’affaires, c’est l’occasion pour la police de montrer qu’elle agit dans l’intérêt du peuple. Les gens condamnent l’athéisme, donc quand ils voient la police agir sévèrement à l’égard des non croyants, ils se disent : “Ah oui, la police est garante de la prospérité morale” », constate Fatma Serrag, avocate spécialisée dans la défense de la liberté d’expression. Son association compte une trentaine de militants. Difficile pour eux de recenser tous les cas d’abus commis à l’encontre des athées. Souvent, ce sont les familles ou les proches qui dénoncent les leurs. Les peines les plus lourdes prononcées contre des athées prévoient trois ans de rétention — l’article 98 du Code pénal égyptien autorise jusqu’à cinq ans de prison pour « insulte à la religion ». Cette « loi du blasphème » n’est d’ailleurs pas uniquement utilisée contre les athées, remarque Serrag, mais souvent contre des musulmans chiites ou des bahaïs, des minorités religieuses non reconnues par l’État égyptien [12].
Parfois, l’accusation d’athéisme sert une vengeance personnelle ou la répression gouvernementale des opposants au régime militaire. Ainsi, en décembre 2014, la police a organisé un raid et fait fermer un café dans le centre du Caire. L’établissement, présenté comme un « repaire d’athées » était en réalité fréquenté par des membres du Mouvement du 6-avril, qui a activement participé à la révolution de 2011 et est perçu par le gouvernement comme une menace. Si on présente les accusés comme des athées et non des opposants politiques, l’opinion est moins encline à les soutenir.
N. se jette à l’eau, dans un éclat de rire. « Avant, j’avais peur de me noyer avec le niqab, c’était compliqué de nager ! », s’exclame-t-elle. Quand on lui demande si elle regrette son combat, elle fait non de la tête. « C’était trop dur de vivre deux personnalités, on ne peut pas être heureux comme ça ». Combien sont-ils pourtant à taire leurs convictions, faute de pouvoir les exprimer sans peur dans la société égyptienne conservatrice ?
CLOTHILDE MRAFFKO