La crise catalane et le triomphe des nationalistes en Corse nourrissent la conviction que le temps est revenu de la vieille « question nationale » ou « nationalitaire ». Ce qui autorise chacun, de droite comme de gauche, à puiser dans l’arsenal des citations, des mots et des concepts d’hier pour apporter des réponses aux préoccupations d’aujourd’hui. C’est à mes yeux une redoutable erreur de perspective.
Nulle analyse ne peut ignorer l’épaisseur de l’histoire, de ses impasses passées et de ses conflits. Elle ne doit surtout pas contourner le fait majeur qui délimite tout champ du possible et de l’impossible. C’est celui d’une crise, qui ne naît pas d’aujourd’hui, mais qui se noue désormais en crise globale où s’imbriquent tous les domaines, crise de « régulation » sociale (après celle du soviétisme, puis de l’État-providence, celle de l’ultralibéralisme…), crise de la politique, crise de civilisation, crise de projet collectif.
La séparation contre la solidarité et la coopération
Penser que l’on peut aujourd’hui dissocier quelque forme territoriale que ce soit de la dynamique sociale qu’elle abrite fonctionne dès lors comme un piège. Le nationalisme et l’autonomisme – tout comme d’ailleurs l’européisme ou le mondialisme – sont les affirmations d’un plein illusoire face à un vide généré par la crise.
Au XIXe et au XXe siècle, la rigidité antidémocratique des empires a débouché sur l’idée que leur dislocation était le préalable à toute souveraineté. Mais force est de constater que la séparation qui en résulta n’a pas toujours débouché sur une souveraineté épanouie : le fascisme de l’entre-deux-guerres y a puisé en Europe une part de ses ressorts. Et on peut légitimement se demander, dans un monde où l’interdépendance des destins humains devient une réalité massive, si le préalable de la séparation est le meilleur moyen de travailler à la solidarité et à la coopération qui sont désormais des conditions de la survie.
Symptôme d’un vide, effet d’une carence de l’action publique, la dominante de l’option nationalitaire présente un double désavantage. En revalorisant la construction légale de nouvelles frontières, elle institutionnalise l’importance du « in » et du « out » et, ce faisant, elle clive les populations en légitimant la distinction, sur un territoire donné, entre les « nationaux » et ceux qui ne se reconnaîtraient pas comme tels. Elle accentue donc les coupures, dans un monde polarisé, déchiré par les inégalités et par les discriminations.
Par ailleurs, en faisant passer la distinction nationale avant le débat de société, elle fait courir le risque que le territoire légalement « émancipé » soit placé de facto sous la subordination d’une logique transnationale, celle qui relie aujourd’hui la concurrence, la gouvernance et l’obsession de l’identité-sécurité. Est-ce en se fragmentant que l’on échappera aux fourches caudines uniformisantes de la mondialisation ?
L’indépendantisme, antichambre de la soumission sociale ?
Aussitôt enregistrée la suprématie des nationalistes corses – en oubliant au passage qu’elle se construit sur l’abstention de la moitié des électeurs corses – s’amorcent les grandes manœuvres autour de la possibilité d’un pacte « girondin », parfaitement conséquent avec le « macronisme » de notre temps. On remplacerait donc deux siècles de bonapartisme par le grand retour au libéralisme de souche prétendument girondine. Il se dit que cela pourrait se faire avec la bénédiction d’une partie des héritiers des Jacobins. J’ai du mal à m’y résoudre.
L’indépendantisme n’est pas la clé de l’indépendance ; je redoute qu’il ne soit l’antichambre de la soumission sociale. Le droit à l’autodétermination est certes indivisible et imprescriptible ; aucune portion de l’espace ne peut a priori être exclue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Mais, en France comme ailleurs, il n’est pas bon de s’accoutumer à un exercice permanent de ce droit, aboutissant à l’émiettement des espaces de pouvoir, quand il faudrait que l’humanité apprenne à vivre ensemble au lieu de se séparer. En fait, mieux vaut expérimenter d’autres voies, qui concilient la cohérence de territoires assez vastes et la reconnaissance sans frilosité de toutes les particularités.
Il ne serait pas bon que l’arbre cache la forêt, que le cas paroxystique de la Corse masque le dysfonctionnement du cadre territorial global de la démocratie française. S’il faut penser des réponses corses spécifiques, le plus raisonnable est de le faire au sein d’une République et d’une décentralisation refondées. En cela, l’horizon d’une VIe République est le seul qui, dans un cadre solidaire, puisse satisfaire tout à la fois les grandes exigences communes, économiques, sociales et écologiques, et les besoins particuliers des collectivités.
Quels projets de recomposition ?
Dans les dernières années, dans la gauche de gauche, il n’a pas manqué de projets intéressants pour recomposer le cadre territorial d’une démocratie à la française. Ils n’ont jamais débouché sur de larges débats publics. Il est plus que temps de s’y atteler. Les lignes qui suivent ne visent pas à énoncer le détail des projets possibles, mais d’énoncer les principes généraux qui me paraissent devoir être à la base de toute ambition transformatrice.
1. Jusqu’à ce jour, la multitude de projets en matière de refonte territoriale ont reposé sur le démantèlement des responsabilités publiques et nationales et sur l’exigence réitérée des règles de la compétitivité. On peut penser au contraire que la coopération libre et volontaire des égaux devrait se substituer à la logique éradicatrice de la concurrence entre les territoires.
2. Trois objectifs de même importance mériteraient ainsi d’être poursuivis : assurer le droit pour les citoyens à gérer eux-mêmes leurs propres affaires, là où les questions se posent ; développer entre les territoires toutes les formes de solidarité qui fondent l’existence d’un espace commun ; garantir l’efficacité de gestions publiques et de services publics adaptés aux enjeux de notre époque.
Les principes de compétence générale et de subsidiarité sont en cela des repères utiles : une collectivité a la possibilité de prendre en charge toute activité demandée par la population qui réside sur son territoire ; une collectivité plus étendue ne prend en charge que les activités que la collectivité moins étendue ne peut assumer, ou celles qui lui sont attribuées par accord de partenariat.
3. La diversité du territoire français interdit tout modèle uniforme d’organisation, absolument identique pour l’Île-de-France, le Centre, les Hauts-de-France ou la Corse. Mais la prise en compte de la diversité ne peut s’accommoder, comme c’est le cas aujourd’hui, d’une croissance irrépressible des inégalités. Un cadre réglementaire national doit donc être défini, à l’issue d’un débat public sanctionné par la volonté directe des électeurs français. C’est dans ce cadre partagé que peut s’inscrire la reconnaissance légale de toute particularité, en Corse ou ailleurs.
4. Aucune autonomie d’action n’est possible sans moyens adéquats pour son exercice. Une décentralisation sans financements accrus est une parodie de démocratie. Le principe de l’autonomie financière des collectivités est en cela une piste intéressante : c’est aux instances démocratiques propres à chaque collectivité de faire l’inventaire des richesses disponibles et de l’utilisation des fonds recueillis. En revanche, le principe de l’autonomie fiscale n’est qu’une manière d’imposer la logique ultralibérale du « chacun pour soi » contre les règles de l’égalité et de la solidarité. Sans un cadre national de la fiscalité et sans mécanismes de péréquation, c’est la loi de la concurrence inégale qui prévaudrait entre les territoires.
La redéfinition des règles communes d’allocation des ressources est la seule manière de permettre aux collectivités d’assumer justement leurs missions et de parvenir à leurs objectifs démocratiquement décidés. Cela suppose à la fois d’améliorer les dotations de l’État, de réformer profondément la fiscalité locale et de réorienter les formes existantes de financement et de crédit. Un Fonds national de coopération, appuyé sur un pôle financier public (Caisse des dépôts et consignations, Caisses d’épargne, Poste) fait partie des hypothèses possibles pour soutenir cet effort. La mobilisation concertée des autres agents, banques mutualistes, réseaux de l’économie solidaire et banques privées elles-mêmes est une façon complémentaire d’y contribuer.
5. L’État demeure l’instrument de mise en œuvre de la volonté collective nationale. Sous le contrôle renforcé du Parlement, il a pour mission de veiller aux cohérences des politiques territoriales. Il a pour devoir de maintenir l’égalité de traitement entre chaque habitant de notre pays. La loi votée par le Parlement fixe donc les grandes orientations nationales en matière de développement et d’aménagement du territoire.
Dans le cadre de ces orientations, c’est aux collectivités territoriales qu’incombe localement la mise en œuvre de la volonté publique, avec l’aide de l’État central. Elles le font en tenant compte de la réalité de leurs territoires et en usant de compétences étendues, y compris sous forme de pouvoir d’adaptation négociée des textes réglementaires. Elles disposent de moyens financiers adéquats ; elles usent des ressources des administrations, dont les agents restent régis par le Statut de la Fonction publique.
6. Enfin, la République souffre de ce que, tout comme les citoyens, les collectivités territoriales ne sont pas associées de façon active à l’élaboration de la loi. Cette association devient nécessaire, dès l’instant où elle s’inscrit dans le respect de trois principes : la solidarité nationale, sans lequel la reconnaissance nécessaire de la singularité débouche sur les inégalités du « chacun pour soi » ; l’implication législative des citoyens, sans laquelle la démocratie se limite à la seule représentation ; le respect de la souveraineté nationale qui, à défaut de consulter le peuple tout entier, donne à ses représentants, c’est-à-dire au Parlement et à lui seul, la responsabilité en dernier ressort du vote de la loi.
Il est vrai que l’esprit républicain a trop souffert de la confusion établie entre l’égalité et l’uniformité, entre le « tous égaux » et le « tous pareils ». Il est vrai qu’elle a trop longtemps recouvert l’unification jacobine des habits du centralisme bonapartiste. Mais ce n’est pas parce que la piste du commun n’a pas été suivie qu’il faut se réfugier dans le culte de la différence. Ce n’est pas parce que l’égalité a marqué le pas qu’il faut se laisser aller aux vertiges de l’identité ou aux refuges illusoires des communautés de repli.
Refonder la République est une tâche tout autant mentale que matérielle et institutionnelle. Y parvenir suppose d’associer toutes les fractions du peuple ; certainement pas en cantonnant l’une d’entre elle dans la clôture de ses particularités.
Roger Martelli