L’onde de choc créée par la diffusion de la vidéo de CNN sur la « vente » de migrants en Libye, ne doit pas se perdre en indignations. Et il ne faut pas que les crimes révélés occultent un malheur encore plus vaste, celui de centaines de milliers de migrants africains qui vivent et travaillent depuis des décennies, en Libye et au Maghreb, dans des conditions extrêmes d’exploitation et d’atteinte à leur dignité. Par ailleurs, ces véritables crimes contre l’humanité ne sont, hélas, pas spécifiques de la Libye. A titre d’exemple, les bédouins égyptiens ou israéliens - supplétifs sécuritaires de leurs armées - ont précédé les milices libyennes dans ces pratiques qu’ils poursuivent toujours et qui ont été largement documentées.
Ces crimes contre l’humanité, en raison de leur caractère particulièrement abject, méritent d’être justement qualifiés. Il faut s’interroger si le qualificatif « esclavage », au-delà du juste opprobre dont il faut entourer ces pratiques, est le plus scientifiquement approprié pour comprendre et combattre ces pratiques d’autant que l’esclavage a été une réalité qui a structuré pendant un millénaire le rapport entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Il demeure le non-dit des inconscients culturels des sociétés de part et d’autre du Sahara, une sorte de « bombe à retardement ». « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » [1] disait Camus. Et la Libye est un condensé des malheurs du monde des migrations. Il faut donc les saisir par-delà le raccourci de l’émotion.
D’abord, ils ne sont nullement le produit du contexte actuel de chaos du pays, même si celui-ci les aggrave. Depuis des décennies, chercheurs et journalistes ont documenté la difficile condition des migrants en Libye qui, depuis les années 60, font tourner pour l’essentiel l’économie de ce pays rentier. Leur nombre a pu atteindre certaines années jusqu’à un million pour une population qui pouvait alors compter à peine cinq millions d’habitants. C’est dire leur importance dans le paysage économique et social de ce pays. Mais loin de favoriser leur intégration, l’importance de leur nombre a été conjurée par une précarisation systématique et violente comme l’illustrent les expulsions massives et violentes de migrants qui ont jalonné l’histoire du pays notamment en 1979, 1981, 1985, 1995, 2000 et 2007. Expulsions qui servaient tout à la fois à installer cette immigration dans une réversibilité mais aussi à pénaliser ou gratifier les pays dont ils sont originaires pour les vassaliser. Peut-être contraints, les dirigeants africains alors restaient sourds aux interpellations de leurs migrants pour ne pas contrarier la générosité du « guide » dont ils étaient les fidèles clients. Ils se tairont également quand, en 2000, Moussa Koussa, l’ancien responsable des services libyens, aujourd’hui luxueusement réfugié à Londres, a organisé un véritable pogrom où périrent 500 migrants africains assassinés dans des « émeutes populaires » instrumentalisées. Leur but était cyniquement de faire avaliser, par ricochet, la nouvelle orientation du régime favorable à la normalisation et l’ouverture à l’Europe et cela en attisant un sentiment anti-africain pour déstabiliser la partie de la vieille garde qui y était rétive. Cette normalisation, faite en partie sur le cadavre de migrants africains, se soldera par l’intronisation de Kadhafi comme gardien des frontières européennes. Les migrants interceptés et ceux que l’Italie refoule, en violation des lois européennes, sont emprisonnés, parfois dans les mêmes lieux aujourd’hui, et soumis aux mêmes traitements dégradants.
En 2006, ce n’était pas 260 migrants marocains qui croupissaient comme aujourd’hui dans les prisons libyennes, ceux dont la vidéo a ému l’opinion, mais 3 000 et dans des conditions tout aussi inhumaines. Kadhafi a signé toutes les conventions que les Européens ont voulues, sachant qu’il n’allait pas les appliquer. Mais lorsque le HCR a essayé de prendre langue avec le pouvoir libyen au sujet de la convention de Genève sur les réfugiés, Kadhafi ferma les bureaux du HCR et expulsa, en les humiliant, ses dirigeants le 9 juin 2010. Le même jour, débutait un nouveau round de négociations en vue d’un accord de partenariat entre la Libye et l’Union européenne et le lendemain, 10 juin, Kadhafi était accueilli en Italie. Une année plus tard, alors même que le CNT n’avait pas encore établi son autorité sur le pays et que Kadhafi et ses troupes continuaient à résister, le CNT a été contraint de signer avec l’Italie un accord sur les migrations dont un volet sur la réadmission des migrants transitant par son territoire. Hier, comme aujourd’hui, c’est à la demande expresse et explicite de l’UE que les autorités libyennes mènent une politique de répression et de rétention de migrants. Et peut-on ignorer qu’aujourd’hui traiter avec les pouvoirs libyens, notamment sur les questions sécuritaires, c’est traiter de fait avec des milices dont dépendent ces pouvoirs eux-mêmes pour leur propre sécurité ? Faut-il s’étonner après cela de voir des milices gérer des centres de rétention demandés par l’UE ?
Alors que peine à émerger une autorité centrale en Libye, les pays occidentaux n’ont pas cessé de multiplier les exigences à l’égard des fragiles centres d’un pouvoir balbutiant pour leur faire prendre en charge leur protection contre les migrations et le terrorisme au risque de les fragiliser comme l’a montré l’exemple des milices de Misrata. Acteur important de la réconciliation et de la lutte contre les extrémistes, elles ont été poussées, à Syrte, à combattre Daech quasiment seules. Elles en sont sorties exsangues, rongées par le doute et fragilisées face à leurs propres extrémistes. Les rackets, les kidnappings et le travail forcé pour ceux qui ne peuvent pas payer, sont aussi le lot des Libyens, notamment ceux appartenant au camp des vaincus, détenus dans ce que les Libyens nomment « prisons clandestines ». Libyens, mais plus souvent migrants qui ne peuvent payer, sont mis au travail forcé pour les propres besoins des miliciens en étant « loués » ponctuellement le temps d’une captivité qui dure de quelques semaines à quelques mois pour des sommes dérisoires.
Dans la vidéo de CNN, les sommes évoquées, autour de 400 dinars libyens, sont faussement traduites par les journalistes, selon le taux officiel fictif, en 400 dollars. En réalité, sur le marché réel, la valeur est dix fois inférieure, un dollar valant dix dinars libyens et un euro, douze. Faire transiter un homme, même sur la seule portion saharienne du territoire, rapporte 15 fois plus (500 euros) aux trafiquants et miliciens. C’est par défaut que les milices se rabattent sur l’exploitation, un temps, de migrants désargentés mais par ailleurs encombrants.
La scène filmée par CNN est abjecte et relève du crime contre l’humanité. Mais il s’agit de transactions sur du travail forcé et de corvées. Il ne s’agit pas de vente d’hommes. Ce n’est pas relativiser ou diminuer ce qui est un véritable crime contre l’humanité, mais il faut justement qualifier les objets. Il s’agit de pratiques criminelles de guerre et de banditisme qui exploitent les failles de politiques migratoires globales. On n’assiste pas à une résurgence de l’esclavage. Il ne faut pas démonétiser l’indignation et la vigilance en recourant rapidement aux catégories historiques qui mobilisent l’émotion. Celle-ci retombe toujours. Et pendant que le débat s’enflamme sur « l’esclavage », la même semaine, des centaines d’hommes « libres » sont morts, noyés en Méditerranée, s’ajoutant à des dizaines de milliers qui les avaient précédés.
Ali Bensaâd, Professeur à l’Institut français de géopolitique, Paris-VIII