Comme beaucoup d’autres, notre ami se laisse emporter par la critique du « eux et nous » parfois à juste titre, et parfois à tort. Comme lui je laisse de côté les considérations « anthropologico/psychanalytiques » quant à l’ancrage de la chose dans « la nature humaine »… Et il va de soi que si on cherche à constituer un « nous », il vaut mieux ne pas se tromper de cible. Que ce « nous » soit (ou puisse être) constitué contre « l’étranger », on en voit bien le danger. Et la proximité des références à Carl Schmitt n’est pas pour rassurer sur ce point précis, puisqu’en l’occurrence la réponse à « qui est nous » peut effectivement être celle-là. Mais il n’empêche : toute lutte un peu sérieuse prend bien la forme d’un « eux » et d’un « nous ». Pierre en convient (« la désignation de l’adversaire est une condition du combat politique »). Mais avec d’autres, Pierre s’en émeut aussi, en particulier parce qu’on passerait à côté de la possibilité (de la nécessité) de la division possible du « eux ». Sauf que, du point de vue de Laclau, comme de celui de Iglesias ou de Monedero, le « nous » n’est pas un donné, et d’une certaine façon, tient déjà compte de la division d’un « eux » potentiel. C’est même l’extension de cette division qui peut devenir problématique, quand, au-delà de l’assimilation gauche/PS dont il est si difficile de se défaire, on prétend vraiment réconcilier gauche et droite, comme Errejon.
Pour exemplifier la chose prenons un schéma « de classe » (qui n’est donc pas celui des populistes). Soit une société avec un prolétariat, une paysannerie nombreuse, une bourgeoisie notable et beaucoup de couches intermédiaires. Constituer un « nous » peut très bien être conçu non seulement sur la base d’une alliance des classes subalternes, mais aussi avec la recherche d’une cassure (et donc d’une alliance partielle avec) des secteurs de la bourgeoisie qui pourtant, en principe, devraient être en bloc dans le « eux ». C’est même recommandé, tant le combat est difficile. Mais on est là dans le processus de construction du « nous ». Et au final, il y a bien un « eux » et un « nous », même si leur contenu n’est pas directement déduit des racines de classe. A l’exact contraire de ce que leur reproche Pierre, les populistes, par définition, vont bien plus loin en refusant ce qu’ils nomment « essentialisation » et affirment que, au final, le « nous » peut être à peu près n’importe quoi. Le « nous » dont ils parlent contient déjà la cassure du « eux » potentiel des marxistes. Et même parfois…de trop.
Voilà comment la célèbre féministe nord américaine, Nancy Frazer, présente la question [2]. « Sanders (est) ce que j’appellerais pour ma part le populisme progressiste ou le populisme de gauche. Pour Sanders, l’idée était de mélanger une « politique de la reconnaissance », antiraciste, antisexiste et en faveur des immigrés, et une « politique distributive » anti-Wall Street et favorable à la classe laborieuse… le langage qui a surgi du mouvement Occupy, que le féminisme tente désormais d’adapter, est celui des 99% contre les 1%. Il s’agit là clairement d’une rhétorique populiste. Les 99%, c’est évocateur, et la fonction principale de cette expression est de suggérer que les travailleurs blancs victimes de la désindustrialisation et les afro-américains incarcérés et expropriés font potentiellement partie d’une même alliance. Et d’indiquer qu’il y a un groupe oligarchique, appelons-le capital financier global ou quoi que ce soit, qui constitue l’ennemi commun ».
Elle a raison sur ce point, entièrement : la division entre un « nous » à la hauteur de 99% et un « eux » à celui de 1%, c’est entièrement compatible avec l’approche populiste de gauche. Peut-être une surprise pour celles et ceux qui lisent ces lignes, mais incontestable pourtant. C’est un point que je reprends ci-dessous : les postmarxistes n’imaginent pas en général à quel point ils ont une proximité avec des thèses centrales du populisme (pas toutes j’en conviens si on discute plus spécialement des positions de Laclau et Mouffe). Or une fois divisés ainsi, 99 contre 1, faudrait-il encore chercher à « diviser » le 1% ? C’est d’ailleurs, comme l’indique Pierre pour le coup, ce qui ne va pas dans l’entourloupe du passage chez Mouffe de l’antagonisme à « l’agonisme ». Les partisans de la manif pour tous, pétris de haine homophobe, on s’y oppose de manière déterminée, voire paroxystique, sans que, effectivement, on quitte le terrain d’un combat « démocratique » où ce sont les idées et politiques de l’adversaire qui sont en cause, pas lui en tant que groupe social. Et on peut toujours espérer qu’un membre éminent des 1% vienne, par un cheminement personnel, rejoindre Occupy, ce n’est pas une question de personne. Mais l’objectif est bien pour le coup de détruire la base sociale, antagonique, qui donne sa force aux 1%, laquelle, dans la démocratie future à bâtir, n’aurait plus sa place.
De là on peut passer à une discussion plus profonde encore. Pour Laclau, tout « essentialisme » social éliminé, rien, a priori, ne pousse vraiment les divers secteurs que cite Frazer à se regrouper. En cela la référence de cette dernière au « populisme » est presque un contre sens s’il s’agit de celui de Laclau. Le postmarxisme de celui-ci est un idéalisme au sens strict (en rupture avec l’approche du matérialisme historique, que Marx pose de la manière la plus ramassée dans ses thèses sur Feuerbach). Pour Laclau, seule une construction discursive peut conduire à ce regroupement. Et comme ce processus est tout sauf évident, alors il y faut souvent au final une unification surplombante, celle du « leader » en tant qu’incarnation. Comme le dit l’Evangile de Jean, « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Il est vrai que Chantal Mouffe est discrète sur ce point, mais au moins chez Laclau on a ainsi une possibilité concrète de construction du « nous », impossible même à imaginer sinon.
Mais voilà. Le problème de la convergence impossible est exactement le même dans les textes de Pierre Khalfa., de Philippe Corcuff, de Thomas Coutrot et de tant d’autres, même si évidemment et heureusement, ils rejettent la « solution par le leader ». Par quel miracle des groupes sociaux par nature et définitivement hétérogènes pourraient-ils converger ? Sauf à faire entrer par la fenêtre l’essentialisme qu’on aurait chassé par la porte, les groupes étant alors « par essence » convergents de fait (c’est l’hypothèse, tellement répandue, de Frazer). Une fois mis le marxisme de côté, Laclau donne sa réponse : une construction linguistique, probablement incarnée au final dans une personne. Mais il en donne une ! C’est qu’il n’y a pas de possibilité d’échapper à ce choix théorique. Soit le « nous » est construit spontanément (donc miraculeusement), soit il l’est de l’extérieur du champ de chaque groupe pris isolément. Gramsci est du deuxième côté. Le « bloc social » qu’il préconise, visant à une contre hégémonie, doit être « construit » non par un pur discours, mais sur la base concrète des différents groupes saisis dans des rapports sociaux donnés , et par un intellectuel collectif (« le parti » pour lui, mais cette forme peut se discuter) regroupé autour de l’élaboration constante d’un projet, d’une visée. Lesquels ne sortent pas de n’importe où (et encore moins du seul « Verbe »), mais de l’histoire concrète d’une formation sociale donnée, enserrée dans des rapports sociaux de production (le mode de production capitalisme donc pour nous), constituée de groupes divers porteurs par ailleurs de leur propre dynamique . Aucun essentialisme là dedans, c’est bien dans le cadre des luttes que le processus devient pensable (« se construit »). Mais sans l’intellectuel collectif, pas de possibilité d’aboutir. Si on exclue à jamais ce « bloc historique » concret, fait d’histoires et de luttes, alors il reste l’affirmation de Pierre, « il est impossible de réduire tous les antagonismes qui traversent la société à un antagonisme majeur ». Qu’il faut prendre là non au sens de la description, juste en tant que telle (par exemple l’oppression des femmes ne se subsume jamais, ni avant ni après une révolution sociale, dans d’autres déterminations), mais du rejet général de la possibilité que les combats convergent vraiment. Ou alors par miracle.
La preuve par le mouvement altermondialiste. Aussi puissant qu’il ait été (et qu’il redeviendra peut-être, il faut l’espérer), il s’est révélé impossible de passer de « Un autre monde est possible » à un accord global sur la nature de ce nouveau monde et encore moins sur les moyens d’y parvenir. Sur cette base, mon ami Daniel Bensaïd pensait inévitable que « la question stratégique » reprenne le devant de la scène : quel bloc social, pour quel projet, avec quels moyens de mise en œuvre ? il semble qu’il ait été, une fois encore, par trop optimiste. Pierre nous dit, avec raison, que certaines des approches « populistes » s’attachent à répondre à ce qui fait effectivement problème. Et celui là en est un, majeur. Mais pour s’y mettre de notre côté, encore faut-il rejeter une manière de poser les problèmes qui les rend définitivement impossibles à résoudre. Et, pour ce qui se discute ici, l’illusion d’une convergence spontanée, sans travail « stratégique » et sans combat politique global sur cette base, en autonomie relative par rapport à chaque mouvement pris en tant que tel en est, à mes yeux, certainement une.
Samy Johsua