Le 1er octobre Rajoy a perdu la première bataille contre le mouvement populaire indépendantiste. Il a affirmé que l’on ne verrait pas une seule urne ; il y en a eu. Il a affirmé que cela serait un divertimento (un théâtre) et cela a été un acte de désobéissance civile massif et pacifique. Il a cru à son propre mensonge : tout cela, à ses yeux, était l’œuvre d’une poignée de dirigeants politiques sécessionnistes qui manipulent la société. Il s’est retrouvé face à un mouvement social en voie de croissante auto-organisation. Il a réduit anti-démocratiquement la démocratie à ce qui est légal et l’exercice de cette dernière à l’espace confiné des salons des institutions. Il s’est retrouvé face à la rue créant une nouvelle légitimité source d’une légalité à venir.
Rajoy a puisé dans la violence policière et judiciaire [1], ce qui n’a servi à rien face à la volonté de voter en faveur d’une République catalane. Il a affirmé que l’indépendantisme ne bénéficiait pas d’un écho international et il s’est retrouvé devant une communauté internationale touchée par les agissements de la police qui convoquent les images de Rentería [2] ou, plus éloigné, celles du franquisme tardif [3]. Il a affirmé qu’il n’y aurait pas de référendum et il s’est tenu – dans des conditions très difficiles et c’est le Oui qui l’a emporté.
La tactique du Parti populaire (PP) a consisté à esquiver les aspirations démocratiques, à considérer la question dans une perspective d’ordre public, à limiter et à cerner le mouvement par une attaque de la périphérie vers le centre : calomnier, mentir, manipuler, menacer la population si elle collaborait au procés, imputer des maires, perquisitionner des imprimeries, séquestrer des urnes, frapper des gens, poursuivre en justice le chef des Mossos d’Escuadra, Josep Lluis Trapero, ou ceux des organisations de la société civile. Nous ne doutons toutefois pas du fait que l’objectif est d’en finir avec la souveraineté catalane, à la racine, et, pour cela, le PP n’hésitera pas à poursuivre la répression : contre les moyens de communication, les dirigeants politiques et en mettant un terme à l’autonomie.
La ligne de fracture la plus profonde du régime de 1978 a été la décision du mouvement populaire catalan. Le régime de 1978 est un artefact qui est parvenu à amnistier (à vie ?) le franquisme, qui est le produit d’une combinaison toxique – un accord des principaux partis de gauche [PSOE et PC recyclé] avec les anciens franquistes sous les menaces de l’armée – et qui a frustré les espoirs en une démocratie républicaine non limitée permettant de décider du modèle économique et social ainsi qu’autorisant l’autodétermination des nations. Rajoy n’est pas parvenu à arrêter le « perturbateur » catalan.
Rajoy en tant que dirigeant d’une droite héritière du franquisme n’explique pas ; il conspire, réglemente et se dissimule. Il semble, au dire de certains de ses vieux camarades proches de José Maria Aznar [président du gouvernement de 1996 à 2004 et président d’honneur du PP de 2004 à 2016], que cette attitude lâche est illustrative de son action au sein du parti. En dehors de ce dernier, nous avons été témoin de cette couardise lorsqu’il s’est exprimé sur les « hilillos » du Prestige [4]. Il a désormais fait tout son possible pour éviter son érosion dans l’incendie catalan avant et après le 1er octobre. Il a impulsé à cette fin des changements législatifs ad-gentem [concernant la nation] pensés par et pour une nation : la Catalogne. Des changements qui ont pour résultat un instrument diabolique qui donne aux procureurs et aux juges un pouvoir politique exorbitant et incontrôlable qui ne leur reviendrait pas dans une conception démocratique du gouvernement de la société. Au même titre où il avait posé des pièges malveillants pour liquider l’Estatut catalan, en mobilisant les ressources du Tribunal constitutionnel, institution ultraconservatrice, manipulée et superflue. Obtenant grâce aux juges ce qu’il n’avait pas obtenu par les votes.
Rajoy a toutefois gagné des batailles. Je ne me réfère pas ici à celles dont nous avons rendu compte dans nos articles en ce qui concerne son œuvre contre les classes laborieuses et populaires de l’Etat espagnol : contre-réformes de la législation du travail, réductions salariales, loi muselière, perte des droits sociaux, privatisations de biens publics, vol du trésor public par son parti-famille mafieux, destruction systématique de l’enseignement et du système de soins publics ou encore abandon des personnes dépendantes. Je fais référence à des batailles en lien avec la situation actuelle.
Au cours de la semaine passée, tout l’effort rajoyien a visé à se faire accompagner par le PSOE pour intervenir contre le droit à décider. Il faut, malheureusement, constater que cela a été un succès. Le parti de Pedro Sánchez a fait la démonstration d’être un parti dirigé par PRISA [5] et Felipe González [6], bénéficiant de l’aide inestimable de bandits comme Alfonso Guerra [7] ou de défenseurs du régime de 1978 comme Susana Díaz [présidente de la Junte d’Andalousie, artisane du « coup interne » contre Pedro Sánchez] et Fernández Vara [président de la Junte d’Estrémadure depuis 2015]. Il est parvenu à subordonner son parti au PP, alors qu’il se prétendait en être l’alternative. Le Parti socialiste en payera toutefois le prix, à commencer par une nouvelle crise et la distanciation du PSC [Parti socialiste catalan, en chute libre depuis plusieurs mois] ou des Jeunesses socialistes et, espérons-le, cela conduira à se réveiller ceux et celles qui faisaient confiance dans la rénovation et la régénération de ce parti suite, aux élections primaires qui aboutirent à la victoire de Pedro Sanchez.
Ce qui est pire et qui devrait nous préoccuper et occuper nos réflexions : le PP a remporté la bataille en faisant resurgir le nationalisme excluant espagnoliste dans l’ensemble de la société d’Espagne sans aboutir, pour l’instant, à une mobilisation correspondante dans les rues. Prenons garde : pour l’instant.
En disant « pour l’instant », je pense à deux choses. D’un côté, l’effet espagnolisant est limité et nous ne devons pas considérer que soit perdue la possibilité de construire un discours qui permette à des millions de personnes de s’éloigner des idées excluantes du PP et d’une partie importante du PSOE, sans parler de celles du parti de la vengeance, Ciudadanos. Cela afin que nombreux soient ceux et celles qui pourront se diriger vers une orientation démocratique. Mais, de l’autre, ne concluons pas que la faible mobilisation de droite actuelle aurait atteint son plafond. Ce d’autant plus lorsque la polarisation va s’accroître dans les prochains jours et mois. Tout dépendra de la configuration des alliances sociales et politiques ainsi que du monde des idées et propositions qui s’élaborent dans tout l’Etat espagnol.
Rajoy, et lorsque je dis Rajoy je fais référence au PP dans son ensemble, a préparé depuis des années, d’une manière constante et patiente, la haine anticatalane. Pour mémoire et de façon résumée : préjudices budgétaires inventés, boycott du cava [le « champagne » catalan], récolte de signatures contre l’Estatut, appel de Wert [8] à espagnoliser les enfants catalans par l’usage du castillan.
Au cours de ces derniers jours, avec la collaboration et le contrôle des principaux moyens de communication, le PP a imposé un discours et un récit visant à culpabiliser l’indépendantisme, recourant de manière mythique à l’histoire et occultant les griefs que la répression a provoqués en Catalogne (et, de manière évidente pas uniquement en Catalogne). Deux exemples suffisent : la langue par excellence c’est le castillan et le mythe des 500 ans en paix de la nation espagnole [9].
Ce deuxième aspect est passé dans de nombreux secteurs de la population, mais il fera rougir toute personne informée et, bien sûr, les professionnels de l’histoire. Durant des siècles, il y a eu ce que l’on pourrait appeler une coalition de royaumes – des proto-Etats en devenir – dont les monarques durent également faire face à des conflits, des résistances populaires et territoriales, en particulier à partir de Charles V [10]. Ce n’est que plusieurs siècles plus tard que s’est opéré ce que l’on pourrait qualifier communément d’unification/uniformisation avec les Bourbons au cours des premières décennies du XVIIIe siècle qui, après trois siècles, mirent un terme aux constitutions propres en Catalogne et au Pays de Valence (outre d’autres lois des royaumes existants [mais pas au Pays basque et en Navarre, qui purent conserver leurs « foros », car ces régions avaient pris le parti des Bourbons lors de la Guerre de Succession d’Espagne].
La main exécutrice fut l’ancêtre de Felipe VI, Philippe V [roi d’Espagne entre 1700 et 1746, de manière incontestée en 1716 après la victoire française lors de la guerre de Succession], dont le portrait est fixé à l’envers au musée L’Almodi de Xátiva, en punition pour son attitude brutale contre la ville [du Pays valencien, brûlée en 1707] [11].
Ils ont avivé l’esprit « expéditionnaire » au sein de la Police nationale et de la Guardia Civil, l’esprit conquistador/occupant. Pour nombre de leurs membres, il en fallait déjà peu pour cela étant entendu que la « nature » de ces corps répressifs favorise une telle conception et du fait que l’extrême droite a pris soin d’y manifester son influence. Mais si des doutes et des fissures n’apparaissent pas, les difficultés pour l’impulsion d’un mouvement démocratique dans les conditions actuelles seront encore plus grandes. Cela signifie de nouveaux défis et de nouvelles tâches pour ceux qui souhaitent éliminer les obstacles qui s’opposent à l’ouverture de nouveaux processus constituants qui nous libèrent des fléaux et des poids du passé.
Pour les libertés et la démocratie, le front constitutionnel hégémonisé par le PP est un obstacle. Il peut favoriser la fermeture de la crise du régime de 1978 sur un mode conservateur et restaurationniste. Pour cela, il est important de faire échouer la consolidation de ce bloc conservateur au moyen de l’impulsion d’initiatives, de mobilisations et de la création d’espaces de rencontre pour ceux qui, pour des raisons différentes, déçus par le PSOE et qui s’affrontent au PP, ont des comptes en souffrance face à un régime qui prétend attacher et bien attacher (à nouveau – la formule d’origine est de Franco) un modèle politique, territorial, économique et social inspiré du mensonge de la nation espagnole, du néolibéralisme et de la restriction des libertés.
Suite au 1er octobre, un nouveau pas a été franchi. Pour préparer la société avant d’adopter de nouvelles mesures répressives. Celles déployées le 1er octobre ont été un échec. La police nationale et la Guardia civil apparaissent comme une troupe d’occupation et non comme les garants théoriques des libertés ; sur twitter, la police utilisait le slogan #Estamos por ti, nous sommes là pour toi, ce qui n’a eu aucun impact. Une autre mesure peut être l’application de l’article 155 ou 116 de la Constitution, à laquelle a fait allusion Felipe de Borbón [12]. Son discours au soir du 3 octobre relevait d’un manuel d’autoritarisme espagnoliste. Il a fait sienne la narration du PP suite à l’accord coupable du PSOE. Le roi a uni son avenir à celui du PP comme rempart et défense du régime de 1978. Les lamentations de bien-pensants sont donc ridicules lorsqu’ils regrettent le rôle d’arbitre et de modérateur qu’aurait dû avoir le discours du roi ; ou encore lorsqu’ils pensent qu’il aurait dû adopter une attitude réceptive respectueuse du mouvement catalan ou en faveur d’une issue politique négociée [13]. Le Bourbon a fait le Bourbon. Le Bourbon a utilisé ses prérogatives constitutionnelles. Il a rempli son rôle.
Paradoxalement, le roi a, par ses propos, rendu évident le fait que la monarchie est un danger pour la démocratie et il a mis à l’ordre du jour la nécessité de lutter pour une nouvelle Constitution, qui serait le résultat d’un/de processus qui mettent fin aux liens [entre monarchie et constitution]. Une Constitution qui aujourd’hui, sous la forme d’une boucle, empêche sa modification dans une direction de démocratisation. C’est la Constitution même qui nous place sur le sentier de la nécessité d’une rupture afin de modifier le cadre légal.
Il est temps. Nous avons une Constitution vieille, votée il y a 40 ans par ceux qui alors, eu égard au fait que l’âge légal pour voter, avaient plus de 21 ans. Si l’on se base sur les données de la population de l’Institut national de la statistique et des pourcentages de participation au référendum de 1978 [ratifié le 6 décembre par 87,78% des électeurs et une participation de 67,11% – avec toutefois diverses irrégularités], aujourd’hui vivent quelque chose comme 3’300’000 personnes qui participèrent au vote et, sur ce nombre, 2,9 millions votèrent oui.
Dès lors, l’immense majorité du pays de 2017 n’a pas pris la décision constitutionnelle ; il est donc ridicule de faire allusion à la « Grande charte dont nous nous sommes tous dotés ». Pour des raisons politiques (pour nombre d’entre nous) et même générationnelles (ce qui n’est pas mon cas, mais celui de la majorité), il convient de déclarer : cette Constitution ne nous représente pas. Ce n’est pas la nôtre.
Manuel Garí