C’est soit l’usine, soit l’école !, prévient Nicolas Barrot. Si elle n’est pas fermée cet été, on n’y mettra pas nos enfants à la rentrée. On s’organisera pour prendre trois ou quatre élèves chacun à la maison. » L’ultimatum est le cri de colère d’un père inquiet et excédé. Nicolas Barrot préside l’association Les Buttes à Morel, qui rassemble 600 riverains, dans le nord-ouest de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Depuis la terrasse de son appartement, il a une vue imprenable sur « l’usine verte », comme on l’appelle dans le quartier. Mais il ne peut pas toujours en profiter, à cause de l’odeur âcre qui se dégage de la bouche d’aération principale du site, qui crache du matin au soir, sous les fenêtres d’un centre d’accueil médicalisé pour autistes.
Posé à l’angle de la rue des Messiers et de celle des Guilands, en pleine zone résidentielle, cet entrepôt vétuste – un trou béant défigure la façade nord, juste au-dessous de l’extracteur – est à une cinquantaine de mètres à l’ouest du groupe scolaire Jules-Ferry : deux écoles élémentaires et une maternelle qui regroupent 700 élèves.
Pièces mécaniques d’avions
L’« usine verte » doit son sobriquet à la couleur de la tôle qui recouvre ses murs,et non au fait qu’elle est installée en bordure du parc des Guilands, classé en zone Natura 2000 avec sa friche propice à la reproduction des oiseaux. Ce qu’ignorent la plupart des habitants du quartier, c’est que « l’usine verte » est une installation classée pour la protection de l’environnement. En clair, elle peut présenter des dangers ou des inconvénients pour la santé ou la sécurité de son voisinage. L’entreprise qui l’exploite, la Société nouvelle d’eugénisation des métaux (SNEM), traite des pièces mécaniques d’avions contre la corrosion pour Airbus et Safran. Selon les données du Registre des émissions polluantes, elle a déclaré produire plus de 37 tonnes de « déchets dangereux » en 2015.
Les élèves de CM2 de Jules-Ferry ont en revanche tous remarqué qu’un de leur camarade manque à l’appel depuis plusieurs semaines. Le copain de classe du fils de M. Barrot, qui habite rue des Messiers, en face de l’école, est entré à l’hôpital Trousseau début juin. Les médecins ont diagnostiqué une leucémie aiguë myéloblastique promyélocytaire (LAM 3). Une leucémie rare chez les enfants, qui touche la moelle osseuse.
Il y a quinze ans, un autre petit garçon du quartier également scolarisé à Jules-Ferry avait eu une leucémie du type LAM. Et en 2010, un homme de 48 ans, résidant dans la même rue des Messiers, est mort un an après qu’on lui a diagnostiqué lui aussi une leucémie aiguë myéloïde.
« Même si on n’est pas en mesure de savoir si ces cas de leucémie sont supérieurs à la normale ou s’ils ont un lien avec l’usine, il est aberrant qu’une installation qui rejette des produits toxiques soit à moins de 100 mètres d’une école », témoigne Isabelle Borrel, le médecin qui avait suivi le patient décédé. Selon les statistiques de Santé publique France, les LAM sont des maladies très rares, dont l’incidence chez les moins de 14 ans est de 0,8 nouveau cas par an pour 100 000 enfants de cette tranche d’âge.
Le maire de Montreuil, Patrice Bessac (Parti communiste), a écrit au préfet, vendredi 30 juin, pour qu’il demande à l’Agence régionale de santé de diligenter une étude épidémiologique, indique au Monde le cabinet du maire. « Trois leucémies dans une portion de rue de 100 mètres… On est obligé d’avoir peur », dit M. Barrot. Surtout quand on sait qu’il y a dix ans, un rapport du service d’inspection des installations classées relevait que la SNEM utilisait « un bain de tétrachloroéthylène (perchloroéthylène) de 270 litres ». Or le perchloroéthylène, un solvant très volatil en cours d’interdiction dans les pressings, est classé cancérogène probable et il peut être à l’origine de leucémies.
Ce rapport de juillet 2007 souligne également que « les résultats de l’analyse de la DEA [Direction de l’eau et de l’assainissement] du 6/2/2007 sont catastrophiques ». En cause, notamment, un « fort dépassement » des teneurs autorisées en chrome total (21,6 mg/l au lieu de 3), en aluminium (714 mg/l au lieu de 5) et en métaux lourds (738,8 mg/l au lieu de 15).
Depuis plus de dix ans, M. Barrot multiplie les courriers à la préfecture, à la mairie ou au département pour alerter des dysfonctionnements répétés de la SNEM. « Quand on est arrivés en 2005, toutes les semaines, un camion se garait dans la rue. Il passait un gros tuyau par une petite trappe pour vider ses cuves. Et systématiquement, il en mettait partout sur le trottoir et dans le caniveau, avec les gamins qui jouaient au ballon en sortant de l’école. » Nicolas et ses voisins ont conservé des photos et des vidéos.
Excédé par le « silence » de la préfecture, qui répète que « tout est sous contrôle », il décide en 2011 avec quelques riverains de faire appel à un laboratoire indépendant (Analytika). Avec le père de l’enfant aujourd’hui malade, ils installent des capteurs dans les extracteurs qui donnent sur la rue et sur le parc, procèdent à des prélèvements de terre autour de l’usine et sur sa terrasse. « Tous les échantillons soumis à notre expertise sont fortement contaminés par de nombreux produits chimiques, toxiques à divers degrés », conclut le rapport analytique qui confirme la présence de tétrachloroéthylène mais aussi de « quantités très importantes d’acide chlorhydrique ».
La préfecture n’a pas donné suite à ce rapport estimant que les résultats étaient « peu exploitables », en raison notamment de l’absence de précision des mesures de concentration.La SNEM a tout de même dû installer, par la suite, des filtres sur son principal extracteur.
« Des produits moins nocifs »
En juillet 2012, elle a fait l’objet d’un arrêté préfectoral complémentaire portant sur « les rejets de substances dangereuses dans le milieu aquatique ». Seulement six établissements en Ile-de-France sont concernés par cet arrêté qui vise à réduire les substances dangereuses dans les rejets des installations classées. En novembre 2014, ce sont des salariés de la SNEM qui se plaignent de la sécurité auprès de leur employeur, déplorant des fuites d’eau quand il pleut. Plus récemment, Nicolas Barrot a de nouveau écrit à la préfecture pour signaler que les trappes de désenfumage, sur le toit, étaient ouvertes. Dans un courrier du 20 juin, la préfecture confirme que l’inspection, réalisée le 6 avril, a révélé « des écarts à des dispositions réglementaires ou des insuffisances ».
Sollicitée par Le Monde, la préfecture indique que« des inspections réactives à plusieurs plaintes de voisinage ont été menées par la Driee [Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie] en 2010, 2014, 2015, 2016 » et que « l’exploitant a répondu aux demandes formulées à l’issue de chaque visite ». Elle ajoute qu’« une visite approfondie sera réalisée cet été ».
Le Monde a pu entrer dans l’usine verte. Sur une porte rongée par la rouille, des affiches annoncent la couleur : matières toxiques, masque à gaz, protection obligatoire des pieds, de la vue… C’est Anissa Ladraa, « responsable ordonnancement et commercial », qui répond à nos questions. Elle connaît bien la SNEM, puisqu’elle y travaille depuis 1992. « Tous les six mois, quand un nouveau voisin arrive, il y a une nouvelle plainte. Mais ce n’est pas parce qu’on a vu un bidon avec une tête de mort que cela veut dire que c’est dangereux, dit-elle. Comme toutes les entreprises classées, nous sommes soumis à des contrôles réguliers de la part de la Drieede la Cramif [Caisse régionale d’assurance-maladie d’Ile-de-France]. A chaque fois que l’on nous demande des mises aux normes, nous le faisons. S’il y avait eu le moindre problème, il y a longtemps qu’on aurait fermé. »
Les rejets de perchloroéthylène ? Plus utilisé. Les odeurs âcres dont se plaignent les riverains depuis 2014 ? Pas toxique, un effet de la chaleur. « Aujourd’hui, on fait des avions verts en utilisant des produits moins nocifs, assure la responsable, qui précise cependant que la SNEM utilise « un seul bain d’acide chromique » pour les pièces de l’A320 et de l’A350, Airbus ayant demandé « une dérogation ».
Particulièrement prisé dans l’aéronautique pour ses qualités anticorrosives, l’acide chromique est classé cancérogène, mutagène et reprotoxique. « Nous, les salariés, nous sommes les premiers à ne pas vouloir mourir d’un cancer. Deux femmes enceintes ont travaillé ici. La Cramif a fait des tests sur les metteurs en bains. Il n’y a jamais eu de soucis. » Contactée, la direction des risques professionnels de la Cramif fait savoir que « juridiquement, elle ne pouvait pascommuniquer de données ».
« Regardez, on mange les cerises de notre jardin [qui jouxte l’entrepôt], poursuit Mme Ladraa. Mes enfants venaient jouer ici avec le petit voisin, Adam. » Adam est grand aujourd’hui. Mais il doit toujours faire un contrôle une fois par an à l’hôpital Necker. C’est lui qui a eu une leucémie en 2001, « à 5 ans et demi », précise son père, Pascal Sabas. « A l’époque, l’usine déversait des produits directement dans l’égout, mais on ne faisait pas de relation », dit M. Sabas, qui partage les inquiétudes de ses voisins.
Principe de précaution
« Montreuil a longtemps été une ville industrielle. On peut la fermer, cette usine, mais ça mettra encore des gens au chômage, déplore Mme Ladraa, qui rappelle que la SNEM emploie une quinzaine de salariés à Montreuil, contre une cinquantaine il y a vingt ans. Il faut savoir ce que l’on veut. »
Nicolas Barrot sait ce qu’il veut : faire jouer le principe de précaution et demander la fermeture de l’usine. Avec le responsable de la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles Jules-Ferry et Anne-Frank (la maternelle toute proche), il a convié samedi 1er juillet les habitants du quartier à une assemblée pour décider des actions à mener. Rompu aux méthodes des intermittents du spectacle, le parent d’élève est prêt à s’enchaîner aux portes de l’école à la rentrée si celles de « l’usine verte » ne sont pas fermées.
Stéphane Mandard