Françoise Vergès vient de publier un livre dont l’ambition se révèle tout entière dans son titre : Le ventre des femmes, capitalisme, racialisation, féminisme [1]. On se précipite légitimement pour prendre connaissance d’une réflexion qui prétend prendre de la hauteur sur un sujet aussi vaste. Malheureusement on est vite déçu. Loin de concentrer les feux de sa critique sur la politique coloniale et néocoloniale de la France et d’autres impérialismes, F. Vergès instruit le procès du mouvement féministe des années 1970 en France qui aurait, par son silence, cautionné la politique antinataliste de l’État français dans les DOM [2]. Pire, elle salit la mémoire des combats anticolonialistes et féministes de Simone de Beauvoir et de Gisèle Halimi qui auraient assuré, selon elle, une défense « culturaliste » et non pas politique de la militante algérienne Djamila Boupacha [3]. Toutes ces féministes seraient coupables, selon l’auteure, de représenter « le féminisme blanc », typique du féminisme « occidental », le tout pris comme une entité homogène, et se seraient rendues complices de leur propre colonialisme et post colonialisme.
Loin de nous l’idée de nier les angles morts des analyses et pratiques féministes de l’époque ou l’apport qu’a pu constituer le « féminisme noir » aux USA et au-delà de ses frontières [4], mais encore faut-il avoir l’honnêteté de restituer le contexte historique dans lequel se sont engagées les différentes générations de militantes, sans chercher à travestir cette histoire dans le but d’alimenter un prêt à penser qui jette l’opprobre sur toute une génération de féministes. Une telle pratique est aujourd’hui particulièrement préjudiciable à la construction de « coalitions » unitaires les plus larges possibles entre féministes du monde entier.
La Réunion ou « L’Ile du Dr Moreau »
Dans son ouvrage, F. Vergès met en cause la politique coloniale de la France qui s’est traduite dans les départements d’outremer, par une politique antinataliste dans les années 1960 et 1970, censée interdire aux femmes « non-blanches » de ces départements d’avoir une progéniture nombreuse, en raison des théories dominantes portées par les différents impérialismes sur le plan international : la pauvreté serait le résultat d’un trop grand nombre d’enfants mis au monde par ces femmes « incapables » de contrôler leur sexualité. On voit d’ailleurs qu’Emmanuel Macron n’est pas encore sorti de cette idéologie qu’on aurait pu croire enterrée [5]. Cette politique antinataliste, comme on le sait, était radicalement opposée à celle préconisée en France où, jusqu’en 1967, la contraception était strictement interdite, comme l’avortement jusqu’en 1975.
Pour illustrer cette politique « racialiste », F. Vergès ouvre son livre par un chapitre intitulé « l’Ile du Dr Moreau ». Cette île, c’est celle de la Réunion où règne une « caste masculine blanche » selon les mots de Claude Angeli (Politique Hebdo du 18 février 1970) et où se sont enrichis des médecins en pratiquant des milliers d’avortements et de stérilisations forcés dans une clinique privée, la clinique Saint-Benoît dirigée par le Dr Moreau, avec la complicité des notables de l’île et de responsables locaux de la Sécurité sociale. Ce scandale donna lieu à des articles dans la presse locale, notamment dans le journal du Parti communiste réunionnais [6], Témoignages, entre décembre 1969 et décembre 1971 ou celui de l’Évêché et dans la presse nationale (dont plusieurs hebdomadaires comme le Nouvel Observateur, notamment). Les plaintes déposées par une trentaine de femmes réunionnaises de milieu populaire et par la CGT de la Réunion (CGTR) obligèrent la justice à enquêter et inculper un certain nombre de médecins. Le procès en appel s’ouvrit les 23 et 24 février 1971. Deux soignants écopèrent de quelques mois de prison ferme. Mais le principal responsable, le docteur Moreau, médecin, Maire, conseiller général etc. jugé civilement responsable, échappa à toute peine. Quant au dossier des détournements de fonds de la Sécurité sociale, il fut purement et simplement enterré selon F. Vergès. Elle conclut ainsi l’exposé de cette affaire qui tomba ensuite dans l’oubli : « les liens entre situation coloniale, racialisation, misogynie, mépris de classe et enrichissement personnel sont identifiés par de nombreux observateurs, dont les communistes réunionnais et des journalistes de l’Évêché » (p. 42) [7].
Simone De Beauvoir et Gisèle Halimi, des pionnières calomniées
C’est sur la question de l’« oubli » que F. Vergès s’interroge : pourquoi ne trouve-t-on rien dans l’histoire du mouvement féministe de la deuxième vague sur ce procès et plus largement, selon elle, sur la politique coloniale dans les DOM en matière de contrôle du corps des femmes ? Sa réponse est très simple : depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962, les féministes « françaises » comme toute la gauche et l’extrême gauche, se sont repliées sur « l’hexagone ». Il y a eu un véritable « refoulement » du passé colonial et néocolonial de la France. Ce « refoulement » s’accompagne, selon l’auteure d’une conception « universaliste » de l’oppression selon laquelle « toutes les femmes subiraient la même oppression » (p. 211). Sa critique va encore plus loin puisqu’elle incrimine le féminisme de la deuxième vague « d’avoir ouvert la voie à un féminisme réactionnaire ». Comment F. Vergès définit-elle ce féminisme « réactionnaire » : nous ne le saurons pas précisément. Le « MLF, poursuit-elle, a perpétué une cécité. En s’attaquant au capitalisme et au patriarcat, mais sans en comprendre la dimension racialiste, les féministes de la deuxième vague ne pouvaient qu’être indifférentes aux femmes » (p. 210) et aux peuples des terres anciennement colonisées par la France aux quatre coins du monde et maintenues, depuis, dans un état de dépendance, par différents moyens coercitifs.
Elle s’en étonne d’autant plus qu’elle constate que « Pour une génération de militantes du MLF, la guerre d’Algérie a joué le rôle d’éveilleuse face au colonialisme et à son racisme » (p. 170). Parmi ces femmes qui se sont engagées aux côtés du combat du peuple algérien pour son indépendance et contre le racisme et le colonialisme de l’État français, on trouve aux premiers rangs Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. Elles vont ensemble organiser la défense de Djamila Boupacha. Cette jeune algérienne arrêtée dans la nuit du 10 au 11 février 1960, en compagnie de son père et son beau-frère. Elle est soupçonnée d’avoir posé une bombe dans un café d’Alger en septembre 1959. La bombe a été désamorcée. Elle reste 33 jours entre les mains des militaires, dans deux centres de tortures secrets. Elle subit les supplices habituels des combattants algériens ; elle est aussi violée « à la bouteille ». Et elle finit par « avouer ». Elle risque la peine de mort. G. Halimi accepte de la défendre.
G. Halimi fait partie de cette poignée d’avocats engagés et courageux qui acceptent de faire un pont aérien depuis plusieurs années entre Paris et Alger pour la défense de ces militant.es. Pendant deux ans, G. Halimi défend pied à pied Djamila. Elle crée avec S. De Beauvoir un comité de soutien qui regroupe des personnalités prestigieuses. Elle obtient après quelques mois le transfert de Djamila à Paris, pour une contre expertise médicale et le transfert du dossier, du tribunal militaire d’Alger au profit du tribunal de Caen. Ce qui représente une étape décisive dans la défense de cette militante. Cette dernière, par l’entremise de G. Halimi, dépose plainte contre le ministre des armées P. Messmer et le général Ailleret, commandant supérieur des Forces armées en Algérie, pour recel de malfaiteurs et atteinte à la Constitution. Le procès a lieu en juin 1961. D. Boupacha reconnaît ses tortionnaires mais elle est condamnée à mort. Elle sort de prison en avril 1962, à la suite des Accords d’Évian.
Quand on lit F. Vergès, on est sidéré. Pas un mot sur le courage de G. Halimi et de S. de Beauvoir qui sont menacées par l’OAS mais par contre une dénonciation en règle de la stratégie de défense choisie par G. Halimi [8]. Pourquoi insiste-t-elle sur la virginité de Djamila ? F. Vergès soutient même qu’elle décrit de manière « pornographique » le viol subi par Djamila. Enfin, G. Halimi aurait mis en exergue le viol de Djamila au lieu de montrer en quoi il révélait une pratique courante comme « arme de guerre » contre le peuple algérien [9]. A lire F. Vergès on a le sentiment d’une véritable manipulation de cette jeune algérienne par Gisèle Halimi.
On peut se demander si F. Vergès a lu le livre de G. Halimi et de S. De Beauvoir sur D. Boupacha. Ce qui est indispensable, si l’on veut comprendre un minimum le contexte de cette affaire et le sens de l’engagement de ces deux intellectuelles. Ce livre s’ouvre par une préface de S. De Beauvoir dont les premières lignes constituent un démenti cinglant à l’affirmation de F. Vergès selon laquelle le sort réservé à D. Boupacha aurait été singularisé à outrance : « Une Algérienne de vingt-trois ans, agent de liaison du FLN, a été séquestrée, torturée, violée avec une bouteille par des militaires français ; c’est banal. Depuis 1954, nous sommes tous complices d’un génocide qui, sous le nom de répression, puis de pacification, a fait plus d’un millions de victimes : hommes, femmes, vieillards, enfants mitraillés au cours des ratissages, brûlés vifs dans leurs villages, abattus, égorgés, éventrés, martyrisés à mort » etc. Elle ajoute : « L’exceptionnel, dans l’affaire Boupacha, ce ne sont pas les faits : c’est leur dévoilement » (1962, p. 2 et 3).
Ce livre rassemble à la fois un récit personnel de G. Halimi de sa défense de Djamila, les déclarations de différentes personnalités scandalisées par cette affaire mais aussi un recueil de documents parmi lesquels le dossier de la contre expertise réalisée fin juillet 1960 et obtenue au terme de plusieurs mois de bataille juridique de l’avocate et dans lequel il est écrit : « Oui, Djamila a pu subir l’introduction d’un goulot de bouteille dans le vagin ». Ce n’est pas une description « pornographique » comme l’écrit F. Vergès, mais le moyen de confirmer les déclarations de Djamila Boupacha sur les tortures qu’elle a subies et d’insister sur les conditions dans lesquelles ses aveux ont été extorqués. La dernière expertise porte sur l’état « psychologique » de Djamila. G. Halimi résume cette partie du rapport : les cinq experts s’accordent pour penser que D. Boupacha souffre d’une névrose d’angoisse post traumatique. C’est dans ce rapport qu’il est fait référence au « puritanisme religieux » de sa famille, à l’attachement à la virginité etc. La psychologue conclut que Djamila Boupacha a bien « un psychisme correspondant à celui d’une vierge ». Aujourd’hui, on peut s’interroger sur cette formulation, c’est certain. Mais l’essentiel pour G. Halimi en 1961, c’est le constat fait par des « experts » que D. Boupacha a subi un traumatisme tel qu’il explique là encore ses aveux. N’oublions pas que cette militante risquait la peine de mort.
Contrairement à ce que laisse entendre F. Vergès, il ne s’agit pas de stigmatiser « l’archaïsme » d’une famille musulmane face aux normes de la « modernité occidentale » de l’époque. Mai 1968 n’a pas encore eu lieu, le « contrôle des naissances » est encore balbutiant en France et bon nombre de parents, croyants ou pas, cherchent à protéger la virginité de leur fille avant le mariage. En France, l’Église catholique, très influente, veille au grain. L’auteure fait preuve ici d’un anachronisme problématique qu’elle reproduit à plusieurs reprises dans son livre.
Il n’y a pas eu de « repli sur l’hexagone » des féministes des années 1970
Que se passe-t-il après les Accords d’Évian en 1962 ? Les « féministes » se sont-elles « repliées sur l’hexagone » comme l’écrit F. Vergès. A nouveau quelques précisions de vocabulaire : le nouveau mouvement féministe n’a pas encore émergé comme mouvement collectif [10]. Et quand des femmes luttent pour leurs droits comme celui de pouvoir contrôler leurs maternités, au sein du Planning familial notamment, créé en 1956, elles s’auto-désignent rarement comme des « féministes ». Elles devront attendre 1965 pour que le PCF assouplisse sa ligne concernant la contraception. Jusqu’alors, et ceci depuis 1935, le PCF était nataliste et assimilait en effet les militant.es favorables au « contrôle des naissances » à des partisan.es du néomalthusianisme [11] et les dénonçait comme les suppôts de l’impérialisme et des « vices » de la bourgeoisie [12]. On aurait aimé savoir comment le PC réunionnais s’était situé dans cette polémique et où il en était en 1969-1970 par rapport à cette question. F. Vergès ne nous en dit rien. Pourquoi ?
A la fin des années soixante mais avant 1968, un combat va particulièrement mobiliser les militant.es les plus radicalisé.es : c’est le soutien à la lutte du peuple vietnamien contre la domination impérialiste des USA qui ont pris la relève de la domination coloniale de la France. Le soutien aux combattants vietnamiens des deux sexes mobilisa toute une frange de la jeunesse, étudiante et lycéenne notamment, jusqu’au départ des américains en 1975, même si cette mobilisation fléchit après Mai 1968 et le début des négociations à Paris entre les belligérants. Cela ne correspondait en rien à ce repli frileux sur les frontières de l’État-nation décrit par F. Vergès. Cela a d’ailleurs débouché sur des campagnes de solidarité internationale et à la mise sur pied du Tribunal Russel-Sartre [13] qui fit le procès des crimes odieux perpétrés par l’armée nord américaine au Vietnam comme l’avait fait précédemment l’armée française en Indochine, puis en Algérie. A la veille de 1968, face à l’énorme puissance de feu qui s’abattait sur la résistance vietnamienne, toute une partie de la jeunesse mondiale considéra que le soutien à la résistance du peuple vietnamien était une priorité absolue. Cinquante ans plus tard cela me semble toujours juste même si l’impérialisme américain a continué de jouer les gendarmes du monde, notamment en Amérique Latine et s’il prétend encore le faire depuis 2001, que ce soit en Afghanistan ou au Moyen orient. Cette mobilisation internationale fut centrale pour la politisation de la jeunesse et fut une des racines de la mobilisation étudiante dans les campus du monde entier et du Mai 68 en France [14]. F. Vergès, quant à elle, n’en dit pas un mot. Pourquoi ?
Pour alimenter sa thèse de l’amnésie du colonialisme et du repli sur l’hexagone, F. Vergès analyse chacune des initiatives prises par le « MLF » au tout début des années 1970. Elle rappelle notamment cette action symbolique qui a marqué, pour la presse, la naissance du « Mouvement de libération de « la » femme », du « MLF » : le dépôt d’une gerbe de fleurs à la femme du soldat inconnu, en plein mois d’août 1970, sous l’Arc de triomphe. Par ce geste, cette poignée de féministes, se serait moulée, selon elle, dans l’esprit conquérant et viril du pouvoir français qui, jusqu’à tout récemment, n’avait jamais pris la peine de rappeler le sacrifice des soldats « indigènes » notamment au cours des deux grandes guerres mondiales ! Cette interprétation a posteriori pourrait faire rire si elle ne reflétait pas l’art de F. Vergès d’escamoter systématiquement le contexte historique dans lequel a eu lieu cette initiative.
Or, la question posée à ce petit groupe de féministes était très concrète : comment attirer l’attention de l’opinion publique dans la torpeur de l’été ? L’Arc de triomphe est chaque 14 juillet le lieu du spectacle du recueillement du Président de la République suivi de défilés militaires où sont exhibés sans scrupules avions et armes de combat vendus dans le monde entier par la France. La petite expédition organisée par ces féministes relevait de la dérision [15]. Avec cette initiative, elles faisaient coup double : dénonçant à la fois le militarisme et le sexisme de ce lieu officiel particulièrement surveillé. Rien à voir donc avec le respect de la « grandeur » de la France ! Tel est du moins le sens évident que prit pour moi cette action, moi qui militais déjà à l’extrême gauche mais qui n’étais pas encore féministe.
On peut se demander pourquoi F. Vergès n’a pas interrogé les féministes à l’origine de cet évènement et de bien d’autres. Ces derniers avaient tous le défaut fondamental, selon l’auteure, de passer sous silence les violences subies par les femmes « racisées » présentes dans les outremers. Cela aurait sans doute permis un dialogue intéressant. Mais F. Vergès ne l’a pas fait car elle aurait été contrainte dans ce cas de prendre en compte les réalités du mouvement féministe au début des années 1970 et elle n’aurait pas pu plaquer un discours aussi simpliste que le sien qui, loin de servir la réflexion postcoloniale, la dessert, tant elle est caricaturale.
Nous ne pensons pas, encore une fois, que les féministes des années 1970 se soient repliées sur l’hexagone. Pour preuve, toutes ces actions de solidarité avec des féministes du monde entier que ce soit avec E. Forest enfermée dans les geôles de Franco, avec les militantes latino-américaines qui fuyaient les dictatures brésilienne, chilienne, argentine etc. et qui s’étaient réfugiées en France ou plus tard avec les féministes du Maghreb, ou d’Europe de l’Est. Contrairement à ce que laisse entendre F. Vergès, Awa Thiam [16] n’a pas écrit son livre contre les féministes « blanches » mais pour faire connaître la réalité des obstacles rencontrée par les femmes africaines dans leur lutte contre la polygamie, l’excision et l’infibulation en particulier dont on ne parlait absolument pas en France jusqu’en 1979. A aucun moment les féministes « françaises » n’ont interdit à des féministes venues d’ailleurs de s’organiser dans leur propre coordination pour élaborer leurs propres analyses et revendications, comme le laisse entendre F. Vergès.
Cela ne nous empêche pas de reconnaître que la question de la politique gouvernementale dans les outremers et ses effets sur la population féminine dans les îles et en France était largement absente des analyses féministes des toutes premières années d’existence de ce mouvement. Comment l’expliquer ?
L’existence détermine la conscience
A ce point de notre réflexion il faut revenir sur la réalité des forces du mouvement féministe au milieu de l’année 1970. C’est une poignée de militantes dispersées et déjà divisées qui s’affirment comme féministes [17]. Je ne pense pas qu’il y ait eu à cette date, voire même dans les AG qui vont se tenir à l’Institut des Beaux Arts à Paris à partir de l’automne 1970 et s’élargir au fil des semaines, des militantes issues de l’outremer [18] susceptibles de peser suffisamment dans ces AG pour les contraindre à prendre en considération ce qui se passait à des milliers de kilomètres de Paris. Une autre question se pose alors : des groupes de féministes à la Réunion avaient-ils pris en mains ce scandale des avortements et des stérilisations forcées et demandaient-ils de l’aide à leurs camarades en France ? Rien ne l’indique. Pourquoi, dans ces conditions, le PCR n’a-t-il pas demandé au PCF (parti « frère » en principe) de l’aider à populariser ce scandale qui venait d’éclater à la Réunion ? Ou l’a-t-il fait sans avoir de réponse à la hauteur du problème. Sur toutes ces questions et sur les luttes des femmes à la Réunion, qu’elles se soient identifiées comme féministes ou non, F. Vergès ne nous apporte aucune réponse. Et c’est fort regrettable.
Comme le rappelle C. Delphy dans son article, le mouvement féministe au début des années 1970, n’était ni un parti, ni même une association. C’était un mouvement internationaliste mais certainement pas une internationale. Il n’avait pas de relais sous forme de groupes actifs sur l’ensemble du territoire en France et dans les outremers. C’était surtout un noyau de femmes entre vingt et trente ans, très diplômées pour la plupart et très peu implantées socialement dans les milieux populaires, du moins à ses débuts [19].
Malgré ces forces minuscules, des militantes du « MLF » et d’autres ont osé défier l’État français en publiant dans le Nouvel Observateur le 5 avril 1971, ce fameux manifeste des 343 femmes (dont certaines étaient très connues et d’autres anonymes) dans lequel elles déclaraient avoir avorté malgré la législation répressive en vigueur depuis la fin de la Grande guerre ! Ce fut un évènement majeur qui joua un rôle moteur pour la suite du mouvement. Mais comme ce sera le cas à d’autres occasions, il n’est pas fait mention, en effet, de la politique antinataliste du gouvernement dans certains territoires d’outremer comme à la Réunion où les femmes sont victimes de la stérilisation forcée etc.
Néanmoins en 1973, le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) a bel et bien dénoncé les avortements et les stérilisations forcés dans les DOM et TOM [20]. Cette dimension fera également partie de l’appel à une mobilisation internationale pour « le droit de choisir », en 1979 : lors de la première réunion de préparation de cette campagne appelée par le NAC (campagne nationale pour l’avortement, collectif national unitaire en Grande Bretagne), il a été décidé de retenir comme slogan central « Avortement-contraception-droits des femmes, non à la stérilisation forcée » pour tenir compte précisément des problèmes rencontrés par les femmes des « pays coloniaux » [21]. Comme on le voit donc, rien dans le féminisme « occidental » ne s’opposait par nature à cette prise en compte.
Une nouvelle étape dans la solidarité entre femmes des différents continents et de couleurs différentes a été franchie avec la Marche mondiale des femmes contre les violences et la pauvreté. Depuis 2000, ce mouvement a tissé des liens de solidarité entre féministes du monde entier. Ce mouvement s’inscrit clairement dans la lutte contre la mondialisation capitaliste mais pas seulement. Tous les cinq ans, il mobilise des milliers de femmes dans le monde pour apporter son soutien aux femmes les plus exposées à la violence, à la misère et aux discriminations etc. Lors de la rencontre qui a clos la dernière marche en octobre 2016 à Maputo, au Mozambique, une centaine de déléguées venues de quarante pays différents ont adopté une déclaration « Contre l’hétéro-patriarcat, le capitalisme, le racisme et le colonialisme » et contre « Les fondamentalismes religieux et les politiques impérialistes » [22]. F. Vergès n’en dit pas un mot. Encore une fois, pourquoi ?
Féminisme, colonialisme et universalisme
« Les » féministes des années 1970, sans distinction, étaient-elles victimes d’un « refoulement » de la question coloniale ? Pour répondre à cette question, il faut avoir en tête plusieurs éléments. D’abord parmi les militant.es les plus politisé.es, il ne faisait et ne fait aucun doute que la Ve République était synonyme de maintien des réseaux de barbouzes chargés de veiller aux « intérêts de la France » dans ses anciennes colonies en Afrique mais également dans les territoires d’outremer. Parmi cette frange de militant.es, certain.es étaient affilié.es à des mouvements internationaux comme les militant.es troskistes de Lutte Ouvrière [23], du Parti communiste internationaliste ou de la LCR [24] etc. Or ces mouvements n’ont jamais cessé d’apporter leur soutien aux luttes anticoloniales en Algérie et dans les outremers avant et après 1968. Parmi ces militants, il y avait des militantes, mais elles étaient minoritaires et n’étaient pas encore toutes gagnées au féminisme, loin de là. Au lendemain de Mai 1968, il y avait donc une certaine distance, voire certaines tensions entre organisations politiques d’extrême gauche et mouvement féministe naissant. Ce qui explique en partie les difficultés à faire converger actions féministes et actions internationalistes. D’autant que le machisme régnait aussi bien dans les mouvements politiques en France que dans les mouvements anticoloniaux comme F. Vergès, d’ailleurs, l’admet elle-même, dans une remarque subreptice en conclusion de son livre. Elle constate en effet que les causes de « l’effacement » des traces du scandale des avortements forcés à la Réunion sont multiples, parmi lesquelles il faut compter « le masculinisme des mouvements anticoloniaux comme l’affaiblissement des mouvements de femmes locaux » ! On écarquille les yeux : oui, c’est bien elle qui écrit cette phrase à la page 215, alors que son livre en compte 229 ! Phrase qui aurait mérité quelques développements, n’est-ce pas ?
Revenons enfin à cet « universalisme » qui aurait fait obstacle à la prise en compte de la domination postcoloniale dans les outremers. Il faut distinguer là encore plusieurs périodes. De 1970 à 1975, les militantes féministes n’avaient pas toutes une conception philosophique aboutie ni d’appartenance très définie aux différents courants qui vont progressivement structurer le champ féministe en France [25]. Nous avons décrit ailleurs le contexte théorico-politique dans lequel a émergé ce mouvement féministe en France et ce qui unissait une majorité de féministes au début du mouvement [26] : le droit de disposer librement de son corps ; l’idée que « le privé est politique » ; celle suivant laquelle « la lutte des classes » n’est pas une contradiction « principale » d’où découleraient toutes les autres et enfin l’idée que les femmes doivent prendre leurs affaires en mains et créer leur propre mouvement, un mouvement « autonome ». Toutes ces affirmations sont toujours d’actualité, malgré les expériences multiples vécues par les différentes générations féministes, de pays et de milieux sociaux forts différents. Qu’en pense F. Vergès ? Elle qui fut membre de Psychanalyse et politique et qui à ce titre refusa longtemps de se dire féministe pour ne pas être assimilée à ce mouvement « bourgeois », comme elle le rappelle.
Malgré ce fondement qui mobilisa des milliers, voire des centaines de milliers de femmes en France jusqu’en 1979, il y eut de profondes divergences théoriques que pratiques.
La notion de « féminisme universaliste » recouvre deux types de courants dans l’histoire contemporaine du féminisme en France. Le premier est celui de C. Delphy qui créa la revue Nouvelles questions féministes en 1977, pour, entre autres, combattre le courant différentialiste d’Antoinette Fouque qui prétendait définir l’identité des femmes, leur « féminitude » en se référant à leurs potentialités créatrices enracinées dans leurs capacités de procréation. L’opposition à ce différentialisme qui réclamait des droits spécifiques pour les femmes et non pas l’égalité, était partagée par le courant « féministe luttes de classe » [27]. Cependant, contrairement à C. Delphy qui parlait d’une « classe » de femmes unifiées par l’exploitation de leur « travail domestique » par la classe des hommes, le courant « féministe luttes de classe » résumait sa conception du féminisme en déclarant : les femmes sont toutes opprimées mais pas de la même manière. Dans cette perspective les féministes influencées par cette orientation déployèrent toute leur énergie pour gagner de nouvelles féministes dans les quartiers populaires, dans le mouvement syndical etc. Ce qui contribua à faire évoluer les frontières du féminisme à la fin des années 1970 et plus encore dans les années 1990.
Ce féminisme universaliste n’a rien à voir avec celui d’un certain nombre d’intellectuelles, proches des gouvernements dits de gauche qui, au fil des années, ont trahi leurs promesses : développement des politiques néolibérales sur le plan économique et social, renoncement au droit de vote des étrangers, mise en cause des libertés publiques au nom de la lutte contre le terrorisme, notamment depuis 2001, soutien aux gouvernements corrompus et répressifs de nombreux pays africains, stigmatisation des personnes musulmanes soupçonnées de connivence avec les djihadistes [28] etc. Or F. Vergès n’opère aucune distinction pourtant essentielle si l’on veut débattre sur le fond.
Nous restons persuadées, quant à nous, qu’il faut « aller vers un féminisme universel » comme nous l’écrivions en 2011 [29] :
« car l’universel n’est pas donné une fois pour toutes mais est le résultat de la conjonction de combats sectoriels en vue de l’égalité, au fil du temps. Non pas un temps linéaire qui irait pas à pas vers le “progrèsˮ mais un temps chaotique au cours duquel les mobilisations des opprimé.es, avec leurs flux et leurs reflux, permettent d’ouvrir ou non de nouvelles perspectives d’avenir pour l’humanité. Nous avons le sentiment d’être aujourd’hui à un moment charnière : allons nous être submergé.es par la logique infernale de la recherche du profit avec son cortège de misère, d’inégalités multiples, avec en supplément l’horreur nucléaire, l’étouffement des libertés par des régimes policiers, la montée du racisme, etc. ou parviendrons-nous à faire converger les luttes des peuples […] ».
Dans un contexte où les guerres ne cessent de prendre de l’ampleur, où la réaction s’est renforcée sur tous les continents, cette dernière question se pose avec une acuité encore plus grande aujourd’hui qu’il y a six ans.
Dénigrer ou débattre…
En définitive ce livre, loin d’être celui d’une militante féministe soucieuse de mettre l’accent sur la dimension anticoloniale du combat féministe, est un pamphlet malveillant qui ne fera qu’exacerber les polémiques stériles qui ne tiennent absolument pas compte des problèmes concrets auxquels se sont trouvées confrontées et continuent de se confronter les féministes soucieuses de faire reculer l’exploitation et l’oppression des femmes les plus précaires et les plus discriminées en lien avec la lutte des autres opprimé.es. Avec ce livre, F. Vergès apporte ainsi sa petite contribution à l’esprit de dénigrement que nous avions déjà relevé, chez d’autres, en 2012 [30]. Pour conclure nous posons une dernière question à F. Vergès : à quel titre nous donnez-vous des leçons de féminisme qu’il soit « décolonial » ou autre, vous qui prenez la parole sur cette question pour la première fois alors que vous appartenez à cette génération que vous décriez tant ? Qu’avez-vous fait ? La confrontation de nos expériences respectives (non seulement les nôtres mais aussi les vôtres) auraient été sans doute nettement plus stimulante que ce discours bourré de contre-vérités historiques et politiques.
Josette Trat