En blouse à carreaux et en savates, entre trois ballots de paille et un sac de grain, Arminda Fonseca, 70 ans, Fatima Augusto, 62 ans, et Maria Julia Pereira, 70 ans, chuchotent, l’œil humide, à l’ombre d’un pas-de-porte. Ce ne sont pas les chaleurs caniculaires qui les accablent, mais bien ce ciel bleu, masqué par une pellicule gris-noir, et cette odeur entêtante : un âcre mélange d’eucalyptus et de charbon de bois. A chaque instant, les trois femmes respirent ce qu’elles ont perdu. Et ni les trois jours de deuil national décrétés par le président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, ni d’hypothétiques indemnisations ne le leur rendront.
Autour d’elles, le feu a planté pour longtemps un décor de fin du monde. La forêt de pins et d’eucalyptus – figée et carbonisée – fume encore, plusieurs maisons ont brûlé, les jardins ont été ravagés par les flammes, et une carcasse de voiture calcinée, posée sur ses essieux, traîne au bord de la route qui traverse Varzeas.
Dans ce village de quelques dizaines d’âmes, quatorze personnes – dont la plupart étaient en visite chez des proches – sont mortes, victimes du gigantesque incendie qui s’est déclaré, samedi 17 juin, à quelques kilomètres à l’est, à Pedrogao Grande dans le district de Leiria, dans le centre du Portugal, à la suite d’un orage sec selon la police judiciaire. Un bilan officiel provisoire fait état dans la région de 64 morts et plus de 200 blessés sur plus de 30 000 hectares ravagés par les flammes. Mercredi, à 13 heures, tout le pays a observé une minute de silence en mémoire des victimes.
« J’AI VU DES GENS SORTIR DE LEUR VOITURE LES CHEVEUX ET LES VÊTEMENTS EN FEU, LES RÉTROVISEURS FONDAIENT, LES PNEUS EXPLOSAIENT », SE SOUVIENT MARIO, UN RESCAPÉ
L’incendie a décimé la famille de Fatima, emportant Susana Pinhal, l’épouse de son cousin Mario, et leurs deux filles, Margarida, 12 ans, et Joana, 15 ans. Tous quatre étaient venus passer le week-end chez les parents de Mario, à Varzeas. Lorsque ce dernier a constaté la progression des flammes, il a décidé de sauver les siens. Il a ordonné à Susana de partir devant en voiture avec les filles, tandis qu’il la suivrait au volant d’un autre véhicule dans lequel il avait fait monter ses parents et une tante.
Quelques hectomètres plus loin, alors qu’ils pensaient prendre l’incendie de vitesse, tous les sept se sont retrouvés piégés dans les deux voitures, avec une vingtaine d’autres véhicules bondés, sur la route nationale 236 cernée par les flammes. La Garde nationale républicaine les y a dirigés en raison de la fermeture à la circulation des autres axes, également cernés par le feu.
Sur ce ruban d’asphalte qui relie les communes de Figueiro dos Vinhos et de Castanheira de Pera, chauffé à blanc, et désormais baptisé « route de la mort » par les médias portugais, 47 des 64 victimes connues pour l’heure ont rendu leur dernier souffle. La température dans les véhicules en combustion aurait grimpé jusqu’à 650 degrés Celsius. Mario est parvenu à faire marche arrière. Aveuglés par la fumée, lui, ses parents et sa tante, qui souffre de brûlures aux bras, ont subi un calvaire, mais imaginer les derniers instants de Susana, Margarida et Joana est le pire.
Mardi, Mario battait sa coulpe dans les colonnes du quotidien portugais Publico. « Qu’est-ce qui m’a pris de m’enfuir ? », s’interrogeait cet homme qui, il y a seulement quelques jours, projetait en famille la construction d’une résidence secondaire avec piscine pour les vacances et les week-ends. (…) J’ai vu des gens sortir de leur voiture les cheveux et les vêtements en feu, les rétroviseurs fondaient, les pneus explosaient… »
« L’enfer sur Terre »
Mario n’est pas seul à s’être fié à son instinct, samedi, à Varzeas. D’un geste las, Arminda désigne une bâtisse en pierres cossue à un étage, posée à 200 mètres en contrebas dans un lacet de la route. Autrefois très animée, cette propriété n’abrite plus âme qui vive. Les policiers chargés de l’identification des victimes y sont passés, la veille, pour effectuer un recoupement par rapport aux signalements des personnes disparues dont ils disposent. Dans la salle à manger, ils ont trouvé le couvert dressé pour neuf personnes. Le sort de ceux qui vivaient là n’est plus un mystère. « Ils allaient passer à table, s’étrangle Arminda. Les parents, les enfants, les petits-enfants. Il ne manquait qu’un garçon de 17 ans, resté à Lisbonne pour le week-end. Que va-t-il devenir ? »
« Tenter de fuir un incendie est un réflexe normal de survie, se convainc Fatima. On en aurait probablement tous fait autant si toute notre vie ne tenait pas entièrement ici, dans nos maisons, et que tout n’était pas allé aussi vite. » Comme ses deux voisines, elle doit son salut au fait de s’être claquemurée chez elle. « Le feu, dit-elle, on y est habitués dans des endroits brûlés par le soleil comme ici. Quand il prend, en général, on sort et on s’y met tous pour essayer de l’éteindre. » Ce soir-là, cependant, elle a capitulé, impuissante spectatrice de ces crêtes ardentes culminant à plus de 10 mètres de hauteur, dans un vacarme digne d’une tempête d’équinoxe.
« En moins de cinq minutes, les flammes carbonisaient mon jardin, elles étaient aux portes de chez moi, raconte Fatima. C’étaient des langues géantes, des tourbillons, comme des tornades de feu qui venaient de partout. » Elle ne s’explique pas comment ses poules et ses lapins en ont réchappé alors que « c’était l’enfer sur Terre », et que le sol de leur abri en béton est jonché d’aiguilles de pin bien sèches. Ni pourquoi l’énorme citerne d’eau en plastique bleu dans un jardin voisin est intacte quand les feuilles de l’eucalyptus qui la jouxte sont grillées.
Avec force gestes, Maria Julia Pereira mime l’anéantissement de son potager survenu « en quelques secondes ». « Tout est parti, mes tomates, mes haricots, mes salades, mes groseilles », s’étonne cette femme qui a tenté de limiter les dégâts… à grand renfort de brocs d’eau. En son absence et sans ces moyens dérisoires, elle en est certaine, sa maison – qui a résisté à l’incendie – serait aujourd’hui « un tas de cendres ».
« L’Etat est au pied du mur »
Contrairement à de nombreux rescapés de l’incendie qui ont perdu des proches, les trois voisines n’en veulent à personne. Elles défendent les pompiers et l’ambulance, arrivés « seulement dans la nuit » dans leur village enclavé en zone forestière. « Il n’y avait pas d’accès possible », plaident-elles. Même la polémique qui enfle autour de la « route de la mort » et de la responsabilité des pouvoirs publics leur semble stérile.
« Le feu venait de partout, en tournant sur lui-même ; il avançait si vite qu’il était impossible de lui échapper si vous étiez sur son passage, et personne n’avait les moyens de savoir ce qui s’y passait à ce moment, disent-elles en parlant toutes en même temps. Quand la nature se déchaîne, elle est toujours la plus forte. » Elles s’accordent également sur un autre point : les chômeurs et les détenus devraient être employés à nettoyer les forêts, « quand tout va bien », pour prévenir les incendies.
Lors de sa tournée des villages sinistrés pour évaluer les dégâts, Domingos Patacho est passé par Varzeas et a réalisé quelques clichés. Dans les commissions nationales ou autres groupes de réflexion qui ne manqueront pas d’être créés une fois les dernières flammèches étouffées, cet ingénieur forestier de formation de 45 ans espère que son témoignage en faveur d’une véritable réforme de l’exploitation forestière et d’une politique d’entretien concertée des forêts pèsera.
Président du bureau régional de Quercus, une association environnementale, il dénonce la monoculture de l’eucalyptus instaurée dans les années 1980 au détriment du pin maritime ou du chêne, ainsi que la multiplicité de petites parcelles appartenant à des particuliers qui interdisent tout nettoyage efficace. « Ces arbres [les eucalyptus] atteignent leur taille adulte en une dizaine d’années contre trente ans pour les pins, explique-t-il. Tout le monde a planté de l’eucalyptus partout et n’importe comment pour en tirer profit grâce à la revente à l’industrie du papier. Or les huiles essentielles qu’on trouve dans les feuilles d’eucalyptus sont un formidable combustible, et les plantations, bien qu’elles semblent uniformes, appartiennent à tellement de personnes différentes qu’il est impossible d’en assurer l’entretien. »
Il rappelle que l’incendie de 2003 qui avait ravagé 425 000 hectares de forêts portugaises, causant 21 morts, était, jusqu’ici, considéré comme le plus grave de l’histoire de son pays. « Aujourd’hui, avec un bilan provisoire de 64 morts pour au moins 30 000 hectares détruits, l’Etat est au pied du mur, note-t-il. A la pression du lobby de l’industrie du papier et de ses quelques actionnaires va s’opposer celle de 10 millions de Portugais. » Selon lui, résister est devenu indispensable. « Avec le dérèglement climatique, les incendies comme ceux que nous vivons actuellement seront de plus en plus fréquents aussi dans le sud de le France, en Espagne, en Italie ou en Grèce », prédit-il.
Des pompiers éreintés
Une quarantaine d’autres blessés sont venus grossir le bilan provisoire après que le feu, qu’on croyait circonscrit, est reparti de plus belle, mardi, à la mi-journée, autour de Gois, dans le district de Coimbra, à plusieurs dizaines de kilomètres au nord de Varzeas. Dans la nuit de mercredi à jeudi, 1 200 pompiers éreintés demeuraient sur le pied de guerre. Mais Arminda, Fatima et Maria Julia peinent à s’inquiéter de la fumée noire qui émane de l’horizon. Et le ballet des 14 avions spécialisés dans la lutte contre les incendies qui tentent de circonscrire les foyers restants autour de Gois ne les émeut plus. « Tout a brûlé autour de chez nous, on ne risque plus grand-chose, observe Arminda, fataliste. Si le feu repartait ici, ce serait sous forme de petits foyers que nous sommes habitués à éteindre nous-mêmes. »
Aux environs de Gois, nombre d’habitants refusent de quitter leur domicile malgré les consignes données par les autorités. Arminda, Fatima et Maria Julia ne les blâment pas. Elles comprennent que, comme elles il y a quelques jours, ils tentent de sauver ce qu’ils croient pouvoir l’être. Toutes ignorent quand « leurs » morts seront portés en terre. Après un drame d’une telle ampleur et d’une telle nature, reconnaître formellement les victimes est un exercice long et délicat. Mercredi soir, la moitié d’entre elles restait à identifier.
Le deuil accompli, Arminda, Fatima et Maria Julia s’efforceront de « renaître de [leurs] cendres », comme le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa y a enjoint les sinistrés dès lundi. Les températures doivent repasser sous les 30 degrés Celsius cette fin de semaine, contre les 43 atteints mardi encore. Déjà, les tronçonneuses sont à l’œuvre pour dégager du bois brûlé et enchevêtré au sol et sur les routes. « Pourquoi attendre ?, interroge Fatima. Comme toujours, nous reconstruirons tout de nos mains. »
Patricia Jolly (Districts de Leiria et Coimbra (région centre du Portugal), envoyée spéciale)