Les témoins sont à court de mots et de superlatifs : les îles de Barbuda, Saint-Martin et Saint-Barthélemy ont été très largement détruites, et ce n’est qu’un début. Après avoir mis au supplice les trois îles, l’ouragan Irma – le plus puissant cyclone tropical observé jusqu’à présent aux Antilles – s’orientait vers la Floride, où il était attendu dans la nuit de samedi 9 à dimanche 10 septembre. Les inondations catastrophiques causées par Harvey ne sont pas encore épongées que les Etats-Unis doivent déjà affronter un nouvel ouragan de magnitude exceptionnelle, accompagné de vents de plus de 300 km/h.
Mais alors que l’attention est focalisée sur l’Atlantique, c’est la planète entière qui subit le feu roulant de catastrophes naturelles historiques amplifiées, favorisées ou aggravées par le réchauffement. Le Canada vient de lever l’état d’urgence, décrété dans l’ouest du pays après plusieurs semaines de feux de forêt d’une intensité inédite ; l’Afrique occidentale a enduré au cours des dernières semaines les coulées de boue les plus meurtrières de son histoire récente, en partie causées par des pluies torrentielles. Quant à l’Asie du Sud, elle connaît une mousson historique qui, selon les chiffres des Nations unies, a affecté 41 millions de personnes, en a tué près de 1 400, et a laissé plusieurs centaines de milliers de sans-abri. Fin août, un tiers du Bangladesh était sous l’eau.
« C’est ce qui se passe quand vous ajoutez de la chaleur à un système : il vous la rend sous forme d’inondations, de vent et de feu, résume Bill McKibben, le fondateur du mouvement de lutte contre le changement climatique 350.org. Après les dix mille ans qu’a duré l’holocène, nous sommes désormais sur une planète différente. Et la première leçon à tirer de tout cela est de ne pas aller plus loin dans la même direction. »
Selon la base de données du Centre de recherche sur l’épidémiologie des désastres (CRED), associé à l’Université catholique de Louvain (Belgique), le nombre de catastrophes naturelles survenues dans le monde entre 2005 et 2014 a été multiplié par quatre, par rapport à la décennie 1970-1979. Et si de nombreux facteurs entrent en ligne de compte, le changement climatique en cours n’est pas le moindre.
Des zones prises en étau
Outre-Atlantique, le nombre d’ouragans et de tempêtes tropicales qui touchent terre est très fluctuant, mais le coût de ces catastrophes, toujours plus destructrices, grimpe invariablement. Entre 1980 et 2016, selon des statistiques fédérales américaines citées par The Guardian, les Etats-Unis ont connu une moyenne annuelle de cinq à six catastrophes météorologiques coûtant au moins un milliard de dollars. Sur la période 2012-2016, le nombre de ces catastrophes a presque doublé. De fait, les quatre ouragans les plus ruineux de l’histoire américaine se sont tous produits depuis 2005. Et Harvey, selon des estimations encore provisoires, pourrait coûter jusqu’à 180 milliards de dollars, soit autant que les deux plus destructeurs actuellement enregistrés : Katrina (108 milliards de dollars) et Sandy (75 milliards de dollars). En attendant Irma, José et d’autres…
« Le réchauffement du climat change la probabilité que surviennent les précipitations les plus intenses dues à des ouragans, comme celles de Harvey, explique Kerry Emanuel, professeur de sciences de l’atmosphère au Massachusetts Institute of Technology (MIT), spécialiste des cyclones tropicaux. Nous estimons que des précipitations de la magnitude de celles d’Harvey avaient une probabilité de se produire au Texas une fois tous les cent ans en 1990, contre une fois tous les cinq ans à la fin du XXIe siècle, si rien n’est fait pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Nous pensons qu’en 2017, cette probabilité est déjà d’une fois tous les seize ans. »
L’augmentation des précipitations déversées par les ouragans conjuguée à l’élévation du niveau de la mer – une vingtaine de centimètres depuis le milieu du XXe siècle – accroît les risques d’inondation des zones côtières ainsi prises en étau entre le ciel et l’océan. En outre, ajoute M. Emanuel, « parmi les scientifiques travaillant sur les liens entre climat et ouragans, il existe un fort consensus selon lequel la fréquence des ouragans des catégories 3, 4 et 5, les plus hautes sur l’échelle de Saffir-Simpson, va augmenter à mesure que le climat se réchauffera ». Le nombre total de cyclones formés en moyenne chaque année dans le monde ne devrait pas évoluer, mais les plus puissants devenir plus communs.
Les échelles sont désormais inadaptées
La puissance des plus gros ouragans augmentera-t-elle à mesure que le mercure grimpe ? Cette question-là est toujours débattue, mais la violence des phénomènes récents ne cesse de surprendre les scientifiques. En 2013, le typhon Haiyan, qui s’est abattu sur les Philippines, avait initié un débat parmi les spécialistes : certains plaidaient pour l’ajout d’un sixième niveau à l’échelle de Saffir-Simpson pour indexer le cyclone dont certaines rafales pointaient à 380 km/h.
Les graduations en vigueur, les échelles conventionnelles craquent de toutes parts. Fin août, les services météorologiques américains annonçaient la création d’un nouveau code couleur sur les cartes des précipitations afin de représenter les pluies déversées par Harvey. Une telle pluviométrie n’avait jusqu’à présent jamais été enregistrée aux Etats-Unis. Quatre années plus tôt, c’était le Bureau météorologique australien qui ajoutait la couleur violette à ses cartes de températures pour donner à voir une prévision de température excédant les 52 °C, dans le centre de l’île-continent.
« L’attribution de phénomènes extrêmes est toujours complexe, rappelle Paolo Ruti, chef du département de la recherche de l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Mais des travaux récents ont par exemple suggéré que les vagues de chaleur qui ont frappé l’Europe de l’Ouest en 2003, la Russie en 2010 ou encore la Chine orientale en 2013, avaient une probabilité extrêmement faible de se produire en l’absence du réchauffement en cours. » De tels travaux de recherche sur l’attribution climatique d’événements ponctuels, fondés sur des simulations numériques, ont le vent en poupe depuis trois à quatre ans.
Le projet « Extremoscope », piloté par le Centre national de recherches météorologiques (CNRM) et l’Institut Pierre-Simon-Laplace (IPSL), vise précisément à mettre en lumière de tels liens, notamment dans le cas français. « Nous avons par exemple mis en évidence que la canicule de l’été 2015 a été rendue trois à cinq fois plus probable par le changement climatique en cours », explique Robert Vautard, chercheur (CNRS) au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, associé au projet. De même, les pluies exceptionnelles comme celles du printemps 2016, qui avaient notamment provoqué l’inondation du Musée du Louvre, sont deux fois plus probables avec le réchauffement actuel.
« Dans le cas des épisodes cévenols, les pluies les plus extrêmes ont augmenté d’environ 20 % depuis les années 1950, ajoute M. Vautard. Nous avons étendu ce travail à l’ensemble de l’arc méditerranéen, et nous trouvons des résultats du même ordre. » La tendance est claire, mais le travail d’attribution toujours en cours.
Risques exponentiels
Les effets du changement climatique changent en fonction de la saison et des régions, rappelle aussi en substance Robert Vautard. Précipitations extrêmes plus fréquentes ici, sécheresses plus probables là. Avec, selon les régions, une augmentation des risques d’incendies. En France, en dépit des graves incendies de cet été, la tendance n’est pas claire, de nombreux paramètres (fragmentation et entretien de la forêt, urbanisation, etc.) entrant en ligne de compte.
Mais ailleurs, la hausse est évidence. Dans les grandes forêts d’Amérique du Nord, par exemple, encore peu fragmentées par l’homme, le réchauffement se fait sentir. Des travaux récents suggèrent ainsi que les surfaces forestières parties en fumée dans l’Ouest américain ont doublé au cours des trente dernières années du seul fait de l’élévation des températures. Au total, depuis 1984, le tribut payé par les forêts américaines au changement climatique serait de plus de 40 000 km2 – l’équivalent de l’Aquitaine.
« Les grands incendies de cet été, dans le nord-ouest des Etats-Unis et en Colombie britannique [Canada] illustrent l’influence forte de la température sur les feux de forêt », explique Park Williams, chercheur au Lamont-Doherty Earth Observatory (université Columbia, New York), auteur de plusieurs travaux sur le sujet. « La Colombie britannique est au cœur de sa pire saison d’incendies de l’ère moderne, en termes de surfaces brûlées, confirme John Abatzoglou, professeur associé à l’université de l’Idaho, spécialiste des liens entre climat et incendies. Avec 1,16 million d’hectares brûlés jusqu’à présent, on dépasse le record précédent de 850 000 hectares, qui remontait à 1958. »
« PENDANT LONGTEMPS, BEAUCOUP D’ENTRE NOUS ONT CRU QUE SEULES DES SÉRIES D’ÉVÉNEMENTS MÉTÉOROLOGIQUES CATASTROPHIQUES POURRAIENT RÉVEILLER LE MONDE ET PRÉCIPITER L’ACTION »
CLIVE HAMILTON, PHILOSOPHE
Les grands feux qui ont saccagé les forêts d’Amérique du Nord à partir du mois d’avril ont surpris les spécialistes. « Vu l’hiver humide qui a précédé, les chances auraient dû pencher vers une saison d’incendies relativement calme, explique Park Williams. Mais cet été, plusieurs canicules extrêmes ont frappé la région, battant des records de chaleur et séchant la végétation qui, sinon, aurait été trop humide pour brûler facilement. » Pour le chercheur américain, cela illustre le fait que « la relation entre la température et le risque d’incendie est exponentielle, ce qui signifie que chaque degré de réchauffement a une influence plus grande que le degré précédent ».
Confrontés à ce train de catastrophes, « les responsables politiques veulent être vus en train de réagir avec compassion à la souffrance, ce qui est plus facile que de s’engager dans une confrontation idéologique sur la combustion des ressources fossiles », note le philosophe australien Clive Hamilton, qui nourrit depuis de nombreuses années une réflexion sur le changement climatique. Les effets de la tendance lourde du réchauffement sur les événements extrêmes demeurent ainsi souvent absents du débat public. « Pendant longtemps, beaucoup d’entre nous ont cru que seules des séries d’événements météorologiques catastrophiques pourraient réveiller le monde et précipiter l’action, conclut M. Hamilton. Mais si ces événements ne sont même pas attribués au réchauffement anthropique, alors rien ne changera. »
Stéphane Foucart