Les sophismes de Serge Latouche
Article publié dans la gauche n°22, avril 2006
La croissance capitaliste est excluante et agresse la biosphère. Face à cette réalité, on voit se multiplier des actions concrètes qui remettent radicalement en question le productivisme. Ces actions sont souvent à soutenir et à propager, mais les théories de la « décroissance », dont elles se réclament parfois, sont critiquables, voire suspectes.
L’achat groupé de produits bio chez les agriculteurs ; les actions contre la pub ; la dénonciation des propriétaires de 4x4 ; les réseaux d’entraide non-marchande ; les initiatives en faveur de transports publics gratuits : on ne peut que soutenir ces actions, et y participer dans la mesure du possible.
Mais la théorie de la « décroissance », qui fait fureur ici et là, c’est une autre paire de manches ! Prenons Serge Latouche, un des théoriciens de ce courant. Dans Survivre au développement (1), il commence par écrire qu’on ne peut pas sortir « le développement » de son contexte historique, sans quoi le concept signifierait « tout et son contraire ». OK ! Mais, au lieu de poursuivre dans cette bonne voie, au lieu d’analyser la spécificité du développement capitaliste, Latouche fait le contraire : il généralise les traits du développement capitaliste au développement en général… et en conclut qu’il faut rejeter tout développement.
Pour réussir ce tour de passe-passe, Latouche définit le développement comme « une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises ». Or, si on ne dit pas que cette définition s’applique exclusivement au développement capitaliste, alors les inventeurs de la pierre taillée, de l’agriculture et de la roue, qui ne produisaient pas de marchandises mais des utilités, sont mis dans le même sac que James Watt et sa machine à vapeur, ou que Bill Gates et ses logiciels, et il faudrait regretter de ne pas être resté au stade des pêcheurs-cueilleurs.
A l’appui de son raisonnement, Latouche prétend que le développement (capitaliste) serait le seul développement « réellement existant », qu’il n’y en a pas d’autre possible : « un autre développement, c’est un non-sens », écrit-il. C’est un sophisme. On pourrait tout aussi bien « prouver » que la seule démocratie « réellement existante » est capitaliste, qu’il n’y en a « pas d’autre possible ». Idem pour la justice, la liberté, la paix, la culture… Faut-il exiger de « sortir » de la démocratie, de la justice, de la liberté, etc ? C’est ridicule et absurde.
Les ultra-gauches ont pour tout programme un slogan : « une seule solution, la révolution ». La méthode de Latouche est identique et sa conclusion est similaire : « une seule solution, sortir du développement ». Conclusion radicale ? Pas du tout : le fait de condamner « le développement » en général, en l’amalgamant au capitalisme, conduit en réalité Latouche a… escamoter le capitalisme. En effet, ce système perd ici toute historicité, de sorte que ses lois semblent faire partie de la nature du développement. On ne dénonce plus le capitalisme, on dénonce « le développement » (abusivement assimilé à « la croissance »). La solution ne réside plus dans des revendications collectives et concrètes de dé-marchandisation mais dans une vague « décroissance ». Bien qu’elle se dise volontaire et basée sur des « valeurs », cette décroissance est mesurée par l’indicateur purement quantitatif du capitalisme (le PIB), et flirte avec la politique d’austérité : la déclaration de l’INCAD (2), signée par Latouche, revendique de « réduire le revenu par tête dans les pays du Nord au niveau de 1960 ». La défense des plus faibles n’est même pas mentionnée !
La croissance capitaliste est une folie, et les actions de « décrochage » par rapport à cette croissance sont justifiées. Mais ces actions doivent être couplées à des revendications globales contestant les choix au niveau de la société dans son ensemble, internationalement, et pas à une « décroissance » tous azimuts. Oui à la décroissance radicale de la voiture individuelle, oui à la suppression de l’industrie de l’armement et de la publicité. Mais oui aussi à l’installation de panneaux solaires thermiques et photovoltaïques sur tous les logements, oui au développement de transports en communs non-polluants, oui à un transfert massif de technologies énergétiques propres pour permettre à la fois le développement du Sud et le sauvetage du climat. Et oui à un plan public pour faire tout cela, car le privé ne le fait qu’au nom du profit, pas en fonction des besoins de l’humanité.
Faute d’un tel couplage on est conduit, pour faire le pont entre les actions minoritaires et une alternative de société, à miser sur « la pédagogie des catastrophes ». L’expression est de Latouche. Selon lui, « pour douloureuses qu’elles soient », les catastrophes permettront « d’impulser le nécessaire changement de l’imaginaire, condition au triomphe des alternatives ». Cette « pédagogie » sent son Malthus à plein nez. Tout comme l’auteur de l’immonde Principe de population, Latouche estime que « la capacité de charge de la terre est largement dépassée ». Il ne nous dit pas combien de vies humaines les catastrophes devront supprimer pour que la pédagogie soit efficace. Mais nous n’avons pas besoin de ce chiffre pour tirer la conclusion : cette « pédagogie » n’est pas de gauche !
Notes
(1) S. LATOUCHE, Survivre au développement , Ed. Mille et une Nuits, 2004.
(2) Réseau international pour des alternatives culturelles au Développement
La décroissance et le Sud
Réagissant à notre article « Les sophismes de Serge Latouche », une lectrice a considéré que nous étions de mauvaise foi en imputant à cet auteur une critique du développement alors qu’il ne ferait que dénoncer la politique impérialiste d’aide au développement. Il n’en est rien, et les citations que nous avons reproduites en font foi. Ceci dit, la manière dont Latouche analyse la situation des pays de la périphérie, et les perspectives qu’il trace pour eux, méritent qu’on s’y attarde.
Point de départ de Latouche dans sa réflexion sur le tiers-monde : le développement serait un concept européen, une culture basée sur « la croyance en un temps cumulatif et linéaire et l’attribution à l’homme de la mission de dominer la nature, d’une part, et la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action, d’autre part » (1). Typiquement européenne, cette culture, écrit Latouche, « s’origine clairement dans le fonds culturel juif, dans le fonds culturel grec, et dans leur fusion ». Et il poursuit : « En-dehors des mythes qui fondent la prétention à la maîtrise de la nature et en dehors du schéma continu, linéaire et cumulatif du temps, les idées de progrès et de développement n’ont rigoureusement aucun sens et les pratiques techniques et économiques qui en découlent sont totalement impossibles parce que insensées ou interdites ».
Cette vision du développement, du progrès et de la maîtrise de la nature comme des phénomènes européens ne correspond pas à la réalité historique. L’agriculture a probablement été inventée en Afrique, les premiers systèmes hydrauliques de culture irriguée ont été mis au point en Egypte et en Mésopotamie 5000 ans avant le présent, puis appliqués à la riziculture en Chine et dans le Sud-est asiatique. L’Egypte antique excitait la convoitise parce que son agriculture était au moins dix fois plus productive que les systèmes grecs ou romains de culture à jachère (2). Les êtres humains se sont toujours attachés à améliorer leur sort, donc à s’affranchir dans la mesure du possible des contraintes naturelles par des techniques augmentant la productivité du travail. Le développement est une donnée universelle, indissociable du fait que notre espèce produit socialement sa propre existence par la médiation de l’outil. En faisant abstraction du mode social de développement, Latouche est conduit à chercher l’origine du colonialisme et du néocolonialisme chez Charlemagne et les Vikings, ce qui n’a aucun sens.
Mais il y a plus grave que ces désaccords sur l’histoire longue : en définissant le développement comme une caractéristique culturelle occidentale, Latouche réécrit l’histoire moderne des relations Nord-Sud. Ces relations, selon lui, ne relèvent pas du pillage mais de la conversion culturelle : « L’occidentalisation, écrit-il, n’est pas le résultat d’un mécanisme économique (…), mais d’une déculturation » (3). Instruments de celle-ci : « l’introduction des valeurs occidentales, celles de la science, de la technique, de l’économie, du développement, de la maîtrise de la nature. Il s’agit d’une véritable conversion ». La violence n’a joué qu’un rôle secondaire : « l‘orgie sanguinaire des conquistadores » et « la ponction des richesses » « ne sont que des bavures, spectaculaires certes, mais à tout prendre tout à fait secondaires ». « Le véhicule de la conversion ne peut être la violence ouverte ou le pillage même déguisé en échange marchand ‘inégal’, c’est le don ». Car « les sociétés peuvent se défendre contre la violence et le pillage.(…) En revanche, on ne refuse pas la médecine qui sauve la vie, le pain qui soulage la misère, l’objet inconnu et magique qui séduit et dont on peut retirer du prestige dans sa propre culture ». Les sociétés non occidentales ont été « piégées » par le « culte occidental pour la vie, et son revers profane, qu’il n’y a pas d’au-delà ».
Les conclusions politiques de cette analyse sont sidérantes : quoiqu’il soutienne l’abolition de la dette du tiers-monde, Latouche estime que le problème, en fait, n’est pas là : « En dénonçant l’impérialisme économique, écrit-il, les radicaux occidentaux (poursuivent) d’une autre façon l’occidentalisation du monde, tandis qu’en se lançant à corps perdu dans la bataille du développement, leurs émules du tiers-monde (approfondissent) ce processus ». Quelle est la solution alors ? « En ce qui concerne les pays du Sud, il s’agit moins de décroître (ou de croître, d’ailleurs) que de renouer le fil de leur histoire rompu par la colonisation (…) pour se réapproprier leur identité » (4). Selon Latouche, cette réappropriation identitaire serait en marche à travers les réseaux de débrouille et d’entraide basés sur la famille traditionnelle, tels qu’ils fonctionnent dans les bidonvilles du Sud. Il est troublant qu’une telle idéalisation de la misère soit perçue par une partie du mouvement altermondialiste comme porteuse d’un projet global de société, émancipateur et alternatif au capitalisme. D’autant plus que la « réappropriation identitaire » évoquée par Latouche réserve elle aussi des surprises, ainsi que nous le verrons dans un prochain article…
Notes
(1) S. LATOUCHE, L’occidentalisation du monde, La Découverte, 2005, p. 65
(2) P. MAZOYER et L. ROUDART, Histoire des agricultures du monde, Seuil 1997, p. 213.
(3) S. LATOUCHE, op. cit., p. 84 et suivantes.
(4) S. LATOUCHE, Survivre au développement, Mille et une Nuits, 2004, p.101
Idéalisation du passé
Nous avons vu dans un précédent article que les partisans de la décroissance proposent au Sud, en substance, le programme suivant : « Ni croître, ni décroître, retrouver les identités perdues ». Examinons de plus près les implications de ce mot d’ordre…
Les « décroisseurs » partent du constat que le capitalisme a « désenchanté le monde » (1). Cette notion n’est pas étrangère au marxisme. Le Manifeste Communiste résume la question en ces termes : « Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané ». Le problème est que, de là, peuvent découler deux conclusions diamétralement opposées. Le texte de Marx et Engels continue ainsi : « Les hommes enfin sont forcés d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés ». Autrement dit : l’espoir passe par l’invention d’une nouvelle société - le socialisme — qui permettra de retrouver des richesses humaines perdues ou perverties par le capitalisme et d’en créer d’autres, sur une base nouvelle : la conscience de l’humanité dans sa globalité. Pour les décroisseurs au contraire, la solution ne réside pas dans l’invention de quelque chose de neuf mais dans le retour au passé.
C’est peu dire que ce passé est systématiquement idéalisé. Notamment du point de vue des relations avec la nature. S. Latouche : « La reproduction durable a régné sur la planète en gros jusqu’au XVIIIe S »(2). C’est faux. Le développement de Rome dans l’Antiquité ne fut possible qu’au prix d’une érosion et d’une désertification irréversible des terres, notamment en Afrique du Nord. Il est fort probable que la civilisation maya se soit effondrée par suite d’une crise écologique qu’elle avait provoquée. Les polders sont le produit du déboisement massif autour de l’an mille. La culture itinérante sur brûlis pourrait être une des causes de la désertification du Sahara (3). Par son productivisme, le capitalisme a évidemment donné à la crise écologique des proportions globales, qualitativement nouvelles. Mais c’est foncer dans une impasse que vouloir combattre ce système au nom d’une « harmonie avec la nature » largement mythique.
L’idéalisation du passé, chez les décroisseurs, ne concerne pas que les relations avec la nature : elle porte aussi sur les relations sociales, les traditions, les croyances, etc. Latouche explique le triomphe de la colonisation par le fait que « le projet occidental » serait « difficile à refuser » : « Comment refuser d’abandonner ses pratiques contraires à l’hygiène, sa façon de produire inefficace et irrationnelle, ses croyances ancestrales ? » (4) A le suivre, ce refus serait pourtant le point de départ de l’alternative. Car « le culte occidental de la vie pour la vie, et son revers profane qu’il n’y a pas d’au-delà et que la mort n’a pas de sens, a pénétré absolument partout et s’incruste de plus en plus profondément ». Dans ce contexte idéologique trouble, il n’est pas étonnant que Latouche rende hommage à Nietzsche : « Nietzsche avait très bien perçu la signification de ce phénomène : ’On a renoncé à la grande vie lorsqu’on a renoncé à la guerre’ ». Exemples de cette « renonciation », selon Latouche : « Même en Amazonie les guerres tribales ont reculé » et « le taux de suicide au Japon tend à se rapprocher de la moyenne mondiale » (5). Faut-il le regretter ?
Relativisme culturel
Le refus du bouleversement capitaliste entraîne chez les décroisseurs le refus de tout progrès et l’éloge d’un immobilisme des cultures traditionnelles (immobilisme qui n’existe que dans leur imagination). En même temps, leur rejet de la culture universelle capitaliste entraîne le refus de toute universalisation des droits. Toutes ces idées interagissent et expliquent une autre caractéristique de ce courant : le relativisme culturel, l’idée que toutes les pratiques culturelles sont à mettre rigoureusement sur le même pied et qu’un « consensus universel » n’est possible que si « chacun est prêt à faire des concessions ». A cet égard, Latouche fait fort : « Si je partage pleinement l’horreur qu’inspire l’anthropophagie, écrit-il, (…) la seule attitude rationnelle devrait être de tolérance : si vous n’aimez pas, n’en dégoûtez pas les autres » (6).
Au-delà de ce cas extrême, on voit immédiatement les conséquences de ce schéma de pensée face à des pratiques telles que l’excision des filles. En fait, la lutte des femmes est vraiment le talon d’Achille du plaidoyer des décroisseurs pour le retour aux identités perdues (le « retour du refoulé », selon Latouche). Latouche : « si l’Inde avait conquis le monde, la purification des veuves (qui se jettent sur le bûcher de leur mari) ferait partie des droits de la femme » (7). Défendre cette « tradition » équivaut à soutenir les oppresseurs contre les opprimées ? Latouche ne veut pas le savoir : dans sa vision idéalisée, les sociétés traditionnelles seraient homogènes, sans classes ni groupes, sans conflits (8). Exemple significatif des dérives qui en découlent : le massacre d’un million d’innocents par les Khmers rouges est décrit benoîtement comme le regrettable dérapage d’une légitime « recherche d’authenticité culturelle » qui a malheureusement dégénéré en un « tragique ethno-suicide » (9). Le succès des décroisseurs dans une partie du mouvement altermondialiste est décidément bien étrange !
Notes
(1) Selon l’expression de Max Weber.
(2) S. Latouche, Survivre au développement, p. 65
(3) Polders : Vive la Terre, P. Westbroek, Seuil. Sahara : Mazoyer et Roudart, Histoire des agricultures du monde. Pour une vue d’ensemble, lire JB Foster Vulnerable Planet, Monthly Review Press, 1999.
(4) S. Latouche, L’occidentalisation du monde, p. 89
(5) Ibid, p. 88.
(6) Ibid, pp. 168-169.
(7) Ibid p. 170.
(8) Lire à ce sujet Stéphanie Treillet « Décroissance et anti-développement : quel modèle de société ? », Critique Communiste.
(9) Ibid., p. 109.