Ce matin-là, un soleil éclatant brille à Santa Clara, un village situé près de Cuyapo, à environ 150 kilomètres au nord-est de Manille, dans la province de Luçon-Centre. Jocelyn Javier ne pense pas à la récolte en cours alors qu’elle s’approche d’une petite maison sombre située à l’écart d’un sentier. Elle enlève le cadenas de fortune et scrute l’obscurité avant de pénétrer dans ce qui fut sa maison. Quand elle aperçoit le calendrier suspendu à l’endroit où elle l’a laissé il y a un an, elle pointe du doigt la date du 2 octobre 2005. Ce jour-là, elle et son mari, Armando, regardaient la télévision pendant que leur jeune fils dormait à proximité. “Il était 9 heures moins le quart”, dit-elle calmement en s’asseyant sur ce qui reste d’un banc en bois qui servait de sofa. “J’étais assise là et Armando était allongé.” C’est alors qu’il y a eu une explosion. La pièce s’est remplie d’une fumée âcre et du crépitement d’une arme automatique. Selon un rapport de police, Armando Javier, un agriculteur militant pour les droits des paysans, a été tué sur le coup par neuf balles de M16. L’une d’elles a effleuré l’épaule de sa femme. Quelques jours plus tard, Jocelyn s’est enfuie avec son fils, de crainte que les soldats qu’elle accuse d’avoir tué son mari ne viennent lui régler son compte.
Un général à la retraite mis en cause
C’est la première fois que cette femme revient dans la pièce qu’elle partageait avec son mari. Cet ancien sympathisant de la Nouvelle Armée du peuple [NAP, branche armée du Parti communiste philippin] avait quitté le maquis en 1994 pour l’épouser. Le couple exploitait une petite ferme et Armando militait en toute légalité dans des mouvements de gauche. Durant sa brève visite, Jocelyn semble hébétée, perdue dans ses pensées. Elle farfouille dans un meuble couvert de poussière et trouve les chaussures blanches qu’elle portait le jour de son mariage, il y a onze ans. “J’ai perdu ma maison”, sanglote-t-elle.
Comme Jocelyn Javier, plusieurs centaines de Philippins considèrent que, si leur vie a été bouleversée et des êtres chers assassinés, c’est à cause d’une sale guerre qui, en éliminant des militants impliqués dans des activités légales de la société civile, vise en fait la NAP. Selon des organisations de défense des droits de l’homme, le gouvernement de la présidente Gloria Macapagal-Arroyo a lancé une véritable campagne contre la gauche ; elle aurait fait près de 800 victimes depuis son arrivée au pouvoir, en 2001. Pour le premier semestre 2006, Amnesty International a ainsi répertorié 51 homicides contre des dirigeants de partis de gauche, assassinats que l’organisation a fermement condamnés dans un rapport publié en août dernier [1].
Bien que la présidente Arroyo ait assuré que tout était mis en œuvre pour enquêter sur ces homicides, la campagne a redoublé d’intensité en février dernier, après l’accusation lancée contre des partis de gauche d’avoir fomenté un complot en vue de renverser le gouvernement. Après cette tentative de coup d’Etat avortée, la présidente a déclaré l’état d’urgence et pris des mesures contre une poignée de parlementaires de gauche. Des poursuites ont été également engagées contre un certain nombre d’hommes politiques accusés d’avoir soutenu le complot. En juin, Mme Arroyo a adopté une nouvelle stratégie en déclarant une “guerre totale” à la guérilla communiste, en vue d’éliminer une fois pour toutes le dernier mouvement révolutionnaire d’Asie du Sud-Est. Le député Teodoro Casio, membre du parti progressiste Bayan Muna, nie avoir soutenu le complot de février et affirme que ce dernier est un prétexte pour poursuivre les opposants de gauche. “Ils ne font plus de distinction entre combattants armés et militants de la société civile”, s’insurge-t-il
L’un des auteurs apparents de cette stratégie est le général de division à la retraite Jovito Palparan. Les soldats de la 7e division d’infanterie, qu’il dirigeait jusqu’en septembre dernier, étaient stationnés à quelques mètres de la maison où Armando Javier a été assassiné. Ce fringant officier de carrière, qui aujourd’hui encore passe pour un grand stratège de la lutte antisubversive, est accusé d’avoir instauré un climat de quasi-occupation dans certains secteurs de la province de Luçon-Centre. Selon des militants et des hommes politiques, c’est à cause de lui qu’en moins d’un an plus de 100 militants ont été assassinés dans trois provinces qui sont des fiefs traditionnels de la gauche : Nueva Ecija, Tarlac et Bulacan. “Le problème dure depuis 1969. Et il a causé bien des souffrances”, déclare le général à propos de l’insurrection communiste, qui a débuté cette année-là. Ses effectifs se limitent aujourd’hui à 8 000 hommes, selon des estimations de l’armée.
Les enquêtes officielles n’ont guère progressé
Ces dernières années, un certain nombre de sièges au Congrès sont allés à des partis regroupant des candidats plus ou moins ouvertement liés au mouvement communiste. C’est dans des formations comme l’Anak Pawis, dont Armando Javier était le coordinateur local, que des dirigeants locaux ont été assassinés. Mais la corruption, la pauvreté et l’incurie qui ont continué à sévir dans les campagnes ont engendré un retour en force du mouvement insurrectionnel. Les pourparlers de paix avec le gouvernement ont été rompus, et le nombre de rebelles armés, tombé à 5 000 il y a une dizaine d’années, a progressivement augmenté.
Cependant, pour un militaire d’extrême droite comme le général Palparan, le véritable problème ne vient pas des rebelles armés, mais de l’appareil de soutien formé par les sympathisants communistes, qui agissent pour la plupart en toute légalité et fragilisent les autorités locales en fournissant des renseignements à la guérilla et en extorquant l’“impôt révolutionnaire” pour la maintenir à flot. La stratégie du général consiste à “purger” les villages de toute influence communiste, par n’importe quel moyen. “J’étais commandant de division, dit-il, et j’ai expliqué à mes officiers que je m’étais donné pour mission de débarrasser les barangays [villages] de toute trace d’insurrection.” Lorsqu’on lui demande si cela comprend l’exécution de militants de gauche, le général admet qu’il y a eu quelques assassinats mais qu’il n’a pu que forger des “hypothèses” à leur sujet. Les instructions à ses subalternes étaient pourtant claires. “J’ai dit à mes officiers que je ne voulais plus les voir [les communistes].”
La famille d’Armando Javier pense qu’il avait compris ce qui allait lui arriver le jour où les soldats du général Palparan ont réuni les habitants de son village pour les informer que leur région allait être purgée. Ils ont cité son nom, qui figurait sur une liste de sympathisants de la NAP. Le rapport de la police sur sa mort émettait l’hypothèse qu’il avait été tué par la NAP. Sa veuve juge cette idée ridicule, convaincue qu’il a été exécuté pour ses activités au sein de l’Anak Pawis. Depuis l’assassinat, il n’y a eu ni interpellation de suspects, ni arrestations. Jocelyn a refusé de collaborer avec la police. “Je leur ai dit : ‘Qu’est-ce que je peux faire ? Il est déjà mort et, de toute façon, les assassins sont des gens du gouvernement’.”
La colère et le désespoir de Jocelyn Javier se retrouvent chez beaucoup de ses concitoyens qui, parce qu’ils n’avaient pas pris les armes contre le gouvernement, croyaient qu’ils étaient libres de défendre des idées radicales pour changer la société. La diversité des victimes, qui n’ont en commun que leur implication dans des mouvements de gauche, ou perçus comme tels, est stupéfiante. La liste comprend des religieux militants, comme l’évêque de l’Eglise indépendante des Philippines, qui a été assassiné à son domicile au mois d’octobre, mais aussi des étudiants, des dirigeants syndicaux, des journalistes, des élus locaux et d’anciens rebelles.
La situation est devenue si préoccupante que Mme Arroyo a chargé la police de mettre en place un groupe spécial pour enquêter sur les assassinats. “Je continue à condamner avec la plus grande fermeté les meurtres de journalistes et de militants de gauche, a-t-elle déclaré. J’ai ordonné que la loi soit appliquée pour découvrir les motifs de ces actes.” Mais, malgré la création de la Task Force Usig, les investigations n’ont guère progressé et le délai qui avait été accordé à la police pour éclaircir un certain nombre d’affaires est dépassé. Au mois d’août, Mme Arroyo a confié l’enquête à une commission placée sous la houlette du juge Jose Melo, un ancien membre de la Cour suprême. On attend son rapport.
[1] web.amnesty.org/library/index/fraASA350082006