Les échanges, écrits et oraux, des derniers jours paraissent confirmer les raisons d’inquiétude qui existent pour Ensemble, mais aussi les possibilités de surmonter celles-ci…
1- Inquiétude que des choix de portée stratégique soient opérés en fonction de considérants tactiques.
Beaucoup d’arguments échangés dans le débat actuel sont de nature tactique (autour de la question de quels investissements militants ?...), d’autres sont d’ordre stratégique (dès lors qu’on évoque un « changement d’époque », ou qu’on juge obsolètes les questions de l’unité, ou de l’organisation sous forme de parti…).
Si le débat sur ces deux ordres de problèmes est utile, le danger est de prendre des décisions stratégiques au nom d’arguments tactiques. Rappelons ce sur quoi nous serons nécessairement d’accord. D’abord qu’une réflexion stratégique ne peut être bornée à un cadre purement français, il faut prendre en compte que nous sommes confrontés à plusieurs ondes de choc internationales : état du capitalisme, dérèglement climatique et plus généralement crise écologique, signification de l’élection de Trump, du Brexit pour l’Union européenne, la déstabilisation du Moyen-Orient avec ses effets (guerres, terrorisme, mouvements de population…). Ensuite que cette réflexion ne saurait être surdéterminée par les résultats d’une séquence électorale, certes fort importante, mais aussi très spécifique (du fait des logiques de type bonapartiste qui l’ont dominée…)
Tous considérants qui invitent à prendre le temps et à se donner les moyens d’approfondir nos analyses en prenant en compte ces données dans toute leur ampleur et complexité.
2- Inquiétude de voir que les appels à « rejoindre » France Insoumise ne s’accompagnent guère d’analyses un peu travaillées sur les raisons du succès de ce mouvement, et même de ce qu’est actuellement ce même mouvement, dans sa diversité, dans ses forces et ses faiblesses…
Ne faut-il pas prendre en considération ce qu’on pourrait pointer comme une « double nature de FI » ?
D’une part, FI a été le vecteur de la campagne de JL Mélenchon, et à ce titre a cristallisé une puissante mobilisation de gauche (permise par les axes sociaux et écologistes développés par le candidat), forte dans les villes populaires et dans la jeunesse, et a capté une part de la puissante volonté qui s’est manifestée au cours de cette campagne de rejet du PS et de renouvellement de tout le personnel politique ainsi que des formes du débat et d’engagement politique. D’où la force du vote en faveur de Mélenchon et la place prise par FI.
D’autre part, FI ne peut être totalement dissociée du projet politique au service duquel elle a été constituée. Ce projet est d’abord présidentialiste, construit depuis 2012 avec l’objectif de gagner l’élection présidentielle, par la conquête de l’hégémonie sur la gauche (de ce point de vue le « pari objectivement gagné », pour reprendre la formule d’Eric Coquerel, ce sont aussi les défaites et crises additionnées du PS, du PC, d’EELV, voire d’Ensemble…) Et cela en fonction d’une orientation prenant ses distances avec la référence à la gauche, pour développer un discours empreint de populisme, de nationalisme et d’autoritarisme.
Le paradoxe, permis par la prégnance des logiques bonapartistes lors de cette campagne, est que le succès électoral de Mélenchon, et à un moindre degré celui de FI lors des législatives, a été rendu possible par un audacieux équilibre entre mobilisation de la gauche (plutôt « anti-social-libérale » que « radicale ») et une orientation marquée de populisme (d’où l’invention dudit « populisme de gauche »)…
Au sortir de la séquence, un fait incontestable : FI représente un capital politique important, sur les plans militant, matériel et symbolique, mais cristallisé autour de la figure de Mélenchon. D’où une inconnue quant au devenir possible de FI en tant que mouvement politique. Des tensions sont prévisibles dès lors que FI est appelée à muter de mouvement ayant porté la campagne de Mélenchon à la présidentielle, puis sous le patronage de ce dernier celle des candidats pour les législatives, en mouvement politique pérenne appelé à se définir par rapport à la gauche.
On peut penser que FI est appelée à devenir une composante de la gauche en cours de redéfinition. Mais tant que cette décantation n’est pas réalisée il est trop rapide de décréter que FI a d’ores et déjà gagné l’hégémonie sur la gauche. Alors qu’on ne sait pas ce qu’est appelée à devenir cette gauche, qui restera nécessairement diverse, ni même si FI ambitionnera une telle hégémonie définie par rapport à la gauche…
Il serait raisonnable à cette étape de considérer que FI présente un grand intérêt et une importance décisive pour toute perspective de recomposition à gauche et pour tout projet de construction d’une force de transformation sociale, écologique et démocratique.
Un tel jugement, qui peut être largement partagé, suffit pour reconnaître l’importance de l’intervention des militants qui sont investis dans FI, et pour chercher à préciser de quelle manière Ensemble se doit d’intervenir positivement en direction de FI.
En revanche, moins raisonnable est l’agitation consistant à dire « Il faut qu’Ensemble intègre FI ! ». En effet un tel mot d’ordre peut renvoyer à des options fort différentes : la dissolution d’Ensemble dans FI ; le projet d’un investissement militant dans FI pour y constituer un « courant anticapitaliste » (sur le modèle d’Anticapitalistas au sein de Podemos), et ce sans préciser si l’on songe à une telle entrée comme négociée avec FI ou résultant de la somme d’insertions individuelles ; un investissement de type « entriste », avec la volonté de défendre au sein de FI des méthodes de fonctionnement démocratique et le pluralisme politique ; ou plus prudemment la volonté d’engager avec FI un débat sur ce que pourrait être un mouvement effectivement pluraliste et démocratique…
Le moyen de lever les inquiétudes ? Prendre le temps de clarifier entre ces diverses options, et de s’intéresser au devenir réel de FI.
3- Inquiétude quant à une possible inversion des normes de notre militantisme.
Soit on considère comme décisive l’existence d’Ensemble, comme mouvement politique, avec ses capacités, certes limitées mais non négligeables, d’élaboration, de débat et d’action, pour envisager quelles interventions possibles en direction de FI… Soit on inverse les termes du problème : en posant l’impératif d’intégrer FI, en fonction duquel on envisage à quoi peut éventuellement servir Ensemble et ce que pourrait être son devenir…
Il semble que cette seconde approche lorsqu’elle est défendue soit justifiée moins par les qualités de FI que par les défauts d’Ensemble. Certaines réflexions actuelles sont dominées par un dénigrement, voire un ressentiment à l’égard d’Ensemble. Cela renvoie aux difficultés auxquelles Ensemble a été confronté tout au long de sa courte existence. Mais aussi à un phénomène qu’il convient d’aborder de front : le sentiment qu’Ensemble aurait fait la démonstration de son « inutilité ».
Cette question demande à être débattue clairement et sérieusement. Elle résulte d’un état de fait au sortir de cette incroyable campagne électorale : Ensemble a soutenu la candidature Mélenchon, mais en a tiré moins de bénéfices que de divisions aggravées en son sein et des frustrations. Est-ce de la faute d’Ensemble, ou d’une partie d’Ensemble (celle qui aurait traîné des pieds, qui aurait manqué d’enthousiasme…) ? Certains camarades le pensent (*).
Pourtant, les désaccords très profonds qui existent au sein d’Ensemble à propos des positions défendues par Mélenchon n’ont pas empêché Ensemble en tant que mouvement de soutenir sa candidature, de proposer qu’un cadre pluraliste soit mis sur pied, qu’une campagne commune soit menée… Mélenchon ne voulait pas de cela. On peut penser qu’il a eu tort, mais on ne saurait relativiser ni la cohérence ni la détermination de ses choix : tout centrer sur lui et affirmer l’hégémonie de FI. Il est clair qu’au terme de sa campagne il ne s’interroge pas pour savoir où étaient les « 650 000 voix » qui pense-t-il lui ont fait défaut, mais considère que les 7 millions de voix obtenues confortent la validité du choix qu’il a fait.
Une explication honnête et sérieuse est également nécessaire quant à ce qu’a été l’expérience du Front de gauche et à propos du bilan d’Ensemble. Cela en vue de clarifier quelques questions, sans obligation de tomber d’accord au terme de l’échange :
° Quelles étaient les attentes des uns et des autres par rapport au Front de gauche et pour Ensemble ?
° Quelles explications apportons-nous à l’échec du Front de gauche ? Ainsi qu’à propos des limites qui sont celles d’Ensemble ?
Des désaccords existent entre nous, mais il convient de les formuler, et non les laisser à l’état de non-dits, justifiant des faits accomplis et des choix non débattus.
Cette fois encore cette réflexion n’a pas à être surdéterminée par les seuls choix d’ordre électoral faits au cours de la dernière période.
Le projet fondateur d’Ensemble est d’une tout autre portée, en termes de défense de thèmes sociaux, démocratiques, écologistes, féministes, internationalistes. Ensemble a-t-il démérité de ce point vue ? Quant à la perspective de constitution d’une force politique nouvelle répondant aux intérêts des exploités et des dominés, elle a subi des échecs, les conditions de sa défense ont incontestablement changé, discutons-en ! En évitant les emballements pouvant conduire à une désagrégation non voulue du capital que porte Ensemble.
Francis Sitel (Paris 18)
(*) : On peut comprendre que des camarades qui s’enthousiasmaient pour la campagne Mélenchon aient été exaspérés par les critiques adressées à l’encontre de ce dernier. Inversement ces mêmes camarades devraient prendre la mesure de la gravité des désaccords qu’on peut avoir avec certaines de ses positions. Ce qui permettrait d’admettre que « tout lemonde y a mis du sien », et qu’il faut chercher les raisons des difficultés.