Des années 1880 à 1914, la mobilisation ouvrière est intense. Selon Gérard Noiriel [1], c’est l’apogée du mouvement ouvrier français. Toutes les catégories de travailleurs se mettent en lutte, les grèves durent de plus en plus longtemps, et elles atteignent, en 1902, une durée moyenne de 21 jours (contre moins de trois aujourd’hui). L’année 1906 verra se dérouler un millier de grèves, parfois marquées par des affrontements sanglants : 21 sont une durée supérieure à 100 jours, l’une d’entre elles s’étalant sur 301 jours (les verriers de Rive-de-Gier).
Le 10 mars 1906, à Courrières, un accident fait 1 200 victimes. Le scandale de la gestion des secours, responsable de dizaines de morts, est à l’origine d’un vaste mouvement de grève. Le 13 mars, lors des obsèques des victimes, le directeur de la compagnie est accueilli au cri de « Assassin ! », et il doit rapidement partir, la foule scandant « Vive la révolution ! Vive la grève ! » Le lendemain, les mineurs refusent de descendre. Les syndicats appellent à la grève, qui s’étend à tous les bassins miniers français jusqu’en Belgique. Les 50 000 mineurs en grève ont le choix entre le Jeune Syndicat, proche de la CGT, qui anime un comité de grève prônant « Huit francs, huit heures » et le Vieux Syndicat, dirigé par le député socialiste Basly, lequel rencontre Clemenceau venu à Lens annoncer une occupation militaire de la région (30 000 gendarmes et soldats), pour faire respecter la liberté du travail. Celui-ci reprend fin avril, dans la déception, compte tenu de la faiblesse des reculs patronaux.
La CGT espérait que les mineurs poursuivraient leur grève jusqu’au 1er Mai, venant ainsi appuyer ce qui devait être la grande grève générale nationale en faveur de la journée de huit heures, fixée depuis le congrès de 1904. Ce jour-là, Clemenceau regroupe 60 000 soldats et gendarmes à Paris, mise en état de siège : à 8 heures du matin, 146 arrestations ont déjà été effectuées. Tout l’après-midi, des échauffourées éclatent, des barricades sont érigées. Des grèves et des affrontements ont lieu dans plusieurs autres villes (Brest, Dunkerque, Saint-Nazaire, Bordeaux, Toulon, Rochefort, Nancy, Châteauroux, Nantes). Dans certains secteurs, elle se poursuit le lendemain.
Le patronat réagit, dès le 16 mai. Dix-sept chambres syndicales de la mécanique et de l’automobile parisiennes signent un pacte pour résister à la revendication des huit heures : ce regroupement préfigure la Confédération générale du patronat français. Un des résultats de ce 1er Mai est le vote, le 13 juillet, de la loi sur le repos hebdomadaire de 24 heures consécutives. Du 8 au 16 octobre 1906, la CGT adopte la Charte d’Amiens, qui affirme, face aux dirigeants politiques, non seulement son indépendance, mais, surtout, son programme : le syndicalisme révolutionnaire et la grève générale comme moyen d’action.
Luttes incessantes
Dix jours plus tard, le gouvernement Clemenceau est mis en place. En effet, les élections législatives de 1906 avaient reconduit la majorité du Bloc de gauche, axée sur les radicaux. Les socialistes refusent la participation gouvernementale, mais certains « indépendants » demeurent à l’écart de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), qui vient de se créer. Viviani, le premier ministre du Travail, est de ceux-là. Le décret du 25 octobre, créant le « ministère du Travail et de la Prévoyance sociale » est sa première mesure. Pour Clemenceau, ce ministère « aura pour office de coordonner tous les moyens dispersés [...] pour réaliser progressivement les solutions si complexes des problèmes sociaux aggravés par l’état inorganique des masses ouvrières et par l’état d’esprit qui en est trop souvent la conséquence ». Il doit traiter du contrat de travail, et aborder « les conditions dans lesquelles il doit s’exécuter pour ne compromettre ni la santé, ni la sécurité du travailleur. En même temps, il doit chercher à ménager à celui qui n’a à sa disposition que sa force de travail, les moyens de subsister quand celle-ci vient à lui faire défaut momentanément ou définitivement ». [2]
Il préparera ainsi des lois sur la journée de dix heures, la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, le livre premier du code du travail... Tout en menant cette politique sociale réformiste, et à côté de la brutalité policière du gouvernement, le ministère joue sur le terrain un rôle de médiateur dans les grèves. Il s’agit donc clairement de ramener les ouvriers dans le giron de la République et de contrecarrer l’influence du syndicalisme révolutionnaire et des socialistes antiparlementaires. Les moyens de ce nouveau ministère sont limités : 253 agents en 1907, douze de plus en 1910. Il regroupe les inspecteurs du travail, corps créé en 1892, qui étaient organisés dans la direction du travail rattachée au ministère du Commerce. Ils avaient remplacé des inspecteurs bénévoles qui s’étaient vite avérés inefficaces pour faire appliquer le droit du travail naissant.
Contradictions
Ce droit ne cherche pas à faire disparaître l’exploitation capitaliste : il vise seulement à en faire disparaître les abus les plus problématiques. Sa création est une réponse aux conséquences d’une exploitation sans limites et aux mobilisations ouvrières (1848, 1871, etc.). Ses partisans expliquent que ces lois sont des facteurs de paix sociale : il faut donner « tort à tous ceux qui croient qu’il faut qu’une nouvelle lutte s’engage entre le peuple et la bourgeoisie » [3] ; « c’est [...] une mesure de prévoyance politique qui aura pour effet de raffermir la paix sociale et de consolider la République... » [4]
Pour ses créateurs, la fonction principale de l’Inspection du travail est donc d’assurer la pacification sociale, d’intégrer la classe dangereuse, la classe ouvrière. Le mouvement ouvrier refuse de célébrer la naissance de l’Inspection du travail, qu’il n’a pas demandée, comme un progrès. Marx, témoin de son apparition en Grande-Bretagne, l’avait définie comme une institution sociale, démocrate, ne pouvant apporter une réponse adéquate aux besoins de la classe ouvrière. Mais une réforme ouvre toujours un champ d’action nouveau, entre ceux qui veulent s’en servir pour apprivoiser et étouffer le mouvement social et ceux qui veulent l’utiliser pour développer les luttes vers une expropriation du capital. De ce fait, l’institution sera traversée de débats, de contradictions, et son rôle réel est fonction de différents facteurs, qui sont tous plus ou moins directement liés au rapport de force entre les classes sociales et au contexte politique.
Notes
1. Dans Les Ouvriers dans la société française.
2. Rapport Clemenceau sur la création de ce ministère.
3. Chambre des députés, mars 1881, M. Ballue.
4. Chambre des députés, mars 1881, M. Dautresme.