Samedi 4 novembre, vers 22 heures, une partie de l’Europe a été plongée dans le noir durant plus d’une heure. Une opération de déconnexion de lignes à très haute tension, lors de laquelle le groupe allemand d’électricité et de gaz EON n’a pas appliqué la procédure adéquate, en est à l’origine. Il s’ensuivit une cascade de délestages nationaux pour sauvegarder le réseau européen interconnecté, mais aussi une cascade de déclarations des tenants de la libéralisation du secteur électrique en Europe. En substance, la panne aurait pour origine une trop lente avancée du marché intégré européen de l’électricité ! Voyons cela d’un peu plus près.
EON avait programmé la déconnexion d’une de ses lignes à très haute tension, le samedi 4 novembre, à une heure donnée, pour permettre à un navire de rejoindre la mer du Nord. EON est une très grosse entreprise : plus de 200 TWh électriques vendus, 36 milliards d’euros de chiffre d’affaires au premier semestre de cette année, et 2,8 milliards de bénéfice net. Il semble, néanmoins, qu’il y ait eu quelque légèreté dans le respect des procédures. L’heure de la déconnexion aurait été avancée sans concertation, provoquant stupeur et grognements dans la grande famille des gestionnaires de réseaux de transport électrique européens.
Au moment de la déconnexion, le fonctionnement du réseau interconnecté européen était tendu, du fait d’échanges importants d’électricité entre l’est et l’ouest de l’Europe. Les gestionnaires de réseau de transport, comme en France le Réseau de transport de l’électricité (RTE1), se sont alors retrouvés dans l’obligation de délester sélectivement, pour répartir la pénurie, du nord au sud de l’Europe. Au total, près de 10 millions de foyers ont été privés d’électricité, dont 5 millions en France. Le courant sera progressivement rétabli au cours des deux prochaines heures.
Tant qu’il y aura des réseaux électriques constitués de lignes de transport et de distribution, des pannes pourront toujours se produire épisodiquement, quelle que soit la nature juridique des entreprises composant l’ensemble du système électrique. Le problème réside dans la fréquence de ces pannes, dans leur durée et, surtout, dans leur cause. Pour les défenseurs du libéralisme, la privatisation du secteur énergétique ne saurait être responsable. Au contraire, un surcroît de libéralisme permettrait d’éloigner le spectre d’une Europe plongée dans le noir. Les mêmes nous garantissaient la baisse des prix...
Investissements à la traîne
Selon eux, les entreprises publiques sont incapables d’investir, ce qui ne serait pas le cas des compagnies privées. Cet argument, récurrent chez les libéraux, est faux dans le secteur de l’électricité. On peut critiquer la stratégie d’équipement d’EDF durant des décennies et, notamment, le tout-nucléaire, mais on ne peut pas lui reprocher son manque d’investissement. Qu’en est-il des investissements des compagnies privatisées ces dix dernières années, comme ENEL en Italie, Endesa en Espagne et EDP au Portugal ? On constate, dans ces pays, des pannes régionales à répétition, comme la grande panne de 2003 qui a privé d’électricité 60 millions d’Italiens, et des investissements en capacité de production insuffisants. Quant à la Grande-Bretagne, référence incontournable pour la Commission européenne, on y voit une filière électronucléaire mal en point et sous perfusion gouvernementale, un réseau fragile géré par une compagnie privée, des prix de vente en hausse constante et un secteur électrique désormais régenté par un oligopole national.
Un autre argument des libéraux consiste à dire que la concurrence se traduit en un meilleur service pour les consommateurs. Pourtant, on constate que la logique du marché pousse à la concentration des acteurs de l’oligopole électrique européen, entraînant les hausses de prix généralisées lorsque les prix ne sont pas régulés par les pouvoirs publics (lire encadré). L’acteur principal de la panne, EON, vient d’ailleurs de se faire épingler par le régulateur allemand. Il doit, avec les autres opérateurs allemands, baisser de 10 à 20 % le prix de transport d’électricité facturé depuis des années aux utilisateurs de leurs réseaux.
Les libéraux assurent que les privatisations permettraient d’augmenter la capacité de production en Europe, qui serait insuffisante pour faire face à une augmentation de la consommation d’électricité estimée à 1,8 % par an. Il s’agit, en fait, d’un chiffre moyen. La hausse de consommation espagnole, par exemple, est due au boom immobilier et au développement d’un secteur touristique avide de climatisation, ce qui est discutable. Et l’augmentation annuelle semble moins importante en Allemagne et en France.
Il est évident que les parcs vieillissent et que les grandes compagnies européennes font tout pour reculer les échéances d’investissement. Deux raisons expliquent cet attentisme. D’une part, de plus en plus de centrales sont amorties, ce qui garantit les bénéfices. C’est pourquoi tous les opérateurs souhaitent prolonger leur durée de vie. D’autre part, ces bénéfices sont confortés par une hausse des prix de l’électricité dopée par la diminution progressive de la marge entre capacité de production et consommation. Les compagnies le disent clairement : elles sont prêtes à investir, si elles sont sûres d’en dégager un bénéfice. Certains, à la Commission européenne, commencent même à envisager d’aider, avec les deniers publics, le redéploiement privatisé de la filière nucléaire. Et la Commission s’alarme d’un déficit des capacités de production dans un avenir proche.
Morcèlement
Les gestionnaires de réseaux considèrent que les capacités de connexion transfrontalières sont insuffisantes et qu’elles ont entraîné la panne. Si l’on comprend bien que leurs bénéfices grossissent avec les flux d’électrons, on ne voit pas en quoi le doublement de ces capacités aurait pu éviter cette panne en cascade. Ces gestionnaires de réseaux électriques sont souvent actionnaires des bourses d’électricité européennes, et donc directement intéressés par le développement des transactions de marché. Ce n’est évidemment pas l’intérêt général qui les motive. Pour éviter les pannes, la solution ne réside pas dans une augmentation des capacités de production. Au contraire, la construction de nouvelles unités de production devrait être conditionnée, au préalable, à une politique très volontariste de diminution de la demande.
Le dernier argument des libéraux ? La nécessaire autonomisation des réseaux de transport et de distribution vis-à-vis des producteurs d’électricité. Elle permettrait une meilleure concurrence, et donc une transparence des prix. La Commission revient régulièrement sur ce point. C’est oublier que cette séparation entre transporteurs et producteurs existe déjà dans une série de pays, comme en Scandinavie, en Italie, en Espagne ou en Grande-Bretagne, et que cela ne semble pas changer grand-chose. Les réseaux européens, maintenant autonomes ou filialisés, sont généralement, excepté en Allemagne, sous le contrôle direct d’un gestionnaire de réseau de transport (GRT), qui est en relation avec l’organisme de régulation du secteur électrique. Ce régulateur, la Commission de régulation de l’énergie (CRE2) en France, doit veiller au respect des bonnes pratiques de concurrence, donne son avis sur l’évolution des tarifs régulés dans les pays où ils sont encore pratiqués, et discute avec les GRT de leurs investissements et de la répercussion de ces investissements sur le prix de vente final du courant. La segmentation des activités est censée nourrir la concurrence, en supprimant les subventions croisées existant dans l’activité électrique intégrée, et donc n’apporter que du bonheur aux consommateurs.
En fait, la segmentation imposée par la Commission européenne multiplie les centres de profit et ne favorise pas les nécessaires investissements. La séparation des activités a sa part de responsabilité dans les augmentations tarifaires observées ces derniers temps à travers l’Europe. Tant qu’on lui assure sa rente, le gestionnaire de réseau est prêt à investir. Mais le régulateur, qui souhaite limiter l’augmentation du prix final payé par le consommateur, va essayer de limiter la part du transport et de la distribution dans la facture, défavorisant ainsi les investissements dans les lignes.
Usagers perdants
La segmentation renforce l’attentisme dans le secteur de la production électrique qui perd la bouée de sauvetage éventuelle que sont les revenus qui provenaient du transit électrique, lorsque le producteur est forcé de se séparer de ses filiales de transport et distribution. La part du transport est faible dans la formation du prix payé par le consommateur, souvent inférieure à 10 %, il n’en est pas de même pour le coût de transit sur le réseau de distribution, dont l’autonomisation capitalistique est également dans le collimateur de la Commission.
Avec l’ouverture du marché, les opérateurs électriques jouent chacun pour soi, dans un secteur où l’équilibre permanent entre l’offre et la demande est essentiel. Chaque opérateur maintient une production tendue en multipliant les risques et en négligeant l’intérêt général. Tout cela est le fruit du démantèlement des entreprises de service public, qui a entraîné la dilution des responsabilités entre des acteurs européens multiples et concurrents.
Le secteur de l’électricité est devenu un incroyable chantier de déconstruction : ouvertures à la concurrence, privatisations, éclatement des opérateurs et multiplication d’intermédiaires spéculant sur les prix, bien malin qui s’y retrouvera ! Pourtant, beaucoup de chroniqueurs libéraux découvrent aujourd’hui que l’affaire « est terriblement compliquée », et que la Commission européenne « ne donne pas l’impression d’avoir une vision claire des mutations en cours et encore moins une politique énergétique » (Jean-Marc Vittori, dans Les Échos, le 9 novembre 2006). Mais à quoi sert une vision claire lorsqu’on est persuadé que la main invisible du marché saura ajuster l’offre et la demande à chaque seconde ? Pendant ce temps, l’UMP vote la privatisation de GDF et l’ouverture totale du marché aux usagers pour 2007. Sans tomber dans le catastrophisme, on imagine mal comment de nouvelles difficultés ne pourraient apparaître, aux dépens des salariés et des usagers.
Notes
1. Le Réseau de transport d’électricité (RTE) est la filiale d’EDF qui gère les lignes à haute tension en France.
2. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) est chargée de déréglementer les marchés de l’électricité et du gaz en France.
Encart
Libéralisation et hausse des prix
Une étude britannique du cabinet de conseil britannique National Utility Services, publiée en 2001, indique qu’entre 2000 et 2001 la hausse des prix de l’électricité a atteint 7,5 % aux États-Unis, 8 % en Allemagne et 9,3 % au Royaume-Uni, ces deux derniers pays ayant totalement ouvert leurs marchés.