Fin mai 2017, plusieurs questions économiques et politiques sont apparues avec force et de manière plus que visible, aboutissant à ce que le mouvement des salariées et des salariés ainsi que la gauche alternative doivent les affronter dans une optique anticapitaliste cohérente.
L’Ilva et la crise de l’emploi
Le premier de ces « nœuds » réside dans la vente de l’Ilva [1]. Les diverses parties en compétition pour l’acquisition de ce géant de la sidérurgie prévoient des milliers de licenciements, mais aucune d’entre elles n’a de proposition sérieuse d’assainissement des territoires concernés, pollués à l’extrême. Les travailleurs de l’Ilva ont repris la grève, refusant un futur sans emploi et édulcoré par le trompe-l’œil « d’amortisseurs sociaux » aussi chiches qu’incertains. La crise de l’Ilva fait suite à celle [de la compagnie aérienne] Alitalia et aux cohortes de restructurations de petites et moyennes entreprises qui illustrent le drame de l’emploi en Italie.
Ce que confirment les derniers indicateurs de [l’Institut italien de statistique] l’Istat. Le taux de chômage est stable, autour de 11,1%, tandis que croît le nombre d’inactifs ne cherchant pas de travail [et qui ne sont donc pas répertoriés parmi les chômeurs et chômeuses dans la statistique officielle]. Le chômage des jeunes [moins de 25 ans] atteint 34%. Le seul type d’emploi qui augmente quelque peu concerne les contrats précaires. Ils représentent 64% des nouvelles embauches. Ce dernier phénomène touche surtout – notamment suite à la réforme Fornero [2] – les 50 ans et plus et, partiellement, les salariés âgés de 15 à 34 ans. Quant aux emplois des 34 à 49 ans, c’est-à-dire le groupe le plus productif, ils dégringolent spectaculairement, perdant 122’000 unités. [L’ex et peut-être futur président du conseil des ministres] Matteo Renzi [Parti démocratique] a beau continuer de louer les succès du Jobs Act [3], le seul résultat tangible de cette réforme de la législation du travail consiste dans le cadeau de 18 milliards d’euros en 3 ans, octroyés sous le régime du contrat à protection progressive [4]. Avec la fin prochaine des allègements fiscaux liés à ce type de contrats – introduits en 2015 – les nouveaux engagements diminuent sensiblement.
Précisons ici que l’aide publique aux entreprises a totalisé, ces dernières années, quelque 40 milliards d’euros. Les aides étatiques ont bel et bien été distribuées, mais uniquement aux padroni del vapore [5].
Dans cette situation, il est nécessaire de lancer une vaste campagne pour la réduction de l’horaire de travail sans baisse des salaires, ainsi que pour des programmes d’investissements publics créateurs d’emploi.
Vouchers et bonneteau
Le deuxième « nœud » consiste dans la honteuse et antidémocratique affaire des vouchers (bons) [6]. Le triple référendum de la Confédération générale italienne du travail (CGIL), a rassemblé plus de 3,3 millions de signatures, en été 2016 [7]. La Cour constitutionnelle a annulé le plus important, celui sur la réintroduction de l’article 18. Puis, afin d’éviter les votes référendaires sur les vouchers et sur la sous-traitance, le gouvernement a fait adopter par le Parlement des modifications légales qui ont rendu caduque l’entièreté du triple référendum. Or, tant l’attitude des médias que les déclarations du gouvernement et du principal parti gouvernemental, le Parti démocratique [8], laissaient entendre clairement que le gouvernement voulait s’essayer à une sorte de bonneteau [9] politique, c’est-à-dire réintroduire par la bande ce qui vient d’être abrogé par la grande porte. C’est chose faite depuis ce printemps, à travers un amendement du PD déposé au Parlement, lors du débat sur la législation économique. La manœuvre a été immédiatement soutenue par Forza Italia [10] et par Matteo Salvini [11]. ] qui a ainsi confirmé, une fois de plus, la nature patronale de la Lega Nord.
La CGIL va se retrouver le bec dans l’eau. Sa direction a lancé l’opération du triple référendum quelque temps après avoir renoncé, en automne 2014, à lancer une mobilisation contre le Jobs Act, alors que les conditions existaient pour une mobilisation des travailleurs. Ce repli d’une bataille sociale vers une opération référendaire a été réduit à néant par l’action conjointe de la Cour constitutionnelle et du gouvernement. Il est clair que [l’actuel président du Conseil des ministres] Paolo Gentiloni et [l’ex et peut-être futur président du Conseil des ministres] Matteo Renzi ont porté une grave atteinte aux règles les plus élémentaires de la démocratie.
C’est un fait qu’il faut dénoncer. Mais, depuis longtemps déjà, il va de soi que les patrons et leurs représentants politiques et gouvernementaux sont prêts à tout, entre autres à passer outre la Constitution, pour parvenir à leurs fins. Faire barrage à une telle orientation et défendre les droits démocratiques ne peut que passer par une mobilisation massive ; une option que, par leur caractère même, les directions syndicales majoritaires n’ont pas à leur agenda. Ce constat, élémentaire, structure les raisons concrètes de la nécessaire reconstruction d’un syndicalisme fort et de classe.
Le rapport de la Banque d’Italie et la prochaine Loi budgétaire
Le troisième « nœud » réside dans le rapport du gouverneur de la Banque d’Italie, Ignazio Visco. Ce dernier a livré une radiographie de la crise capitaliste en Italie. Il a rappelé que, de 2007 à 2013, le produit intérieur brut (PIB) a diminué de 9%, la production industrielle de presque 25%, les investissements de 30% et que le pays est loin d’avoir récupéré les niveaux précédant la crise de 2007-09.
La dette publique se maintient à un haut niveau (133% du PIB), la reprise est partielle (encore à 7% inférieure à la situation de pré-crise) et elle est largement inférieure à celle des autres pays européens. Le chômage reste une plaie sans comparaison hormis avec l’Espagne, le Portugal et la Grèce. La productivité du capitalisme italien est basse, faiblesse due essentiellement au grand nombre de petites et très petites entreprises (celles comptant 10 emplois ou moins représentent 95% du total).
Enfin, une épée de Damoclès est suspendue sur la situation économique générale : l’endettement extrêmement élevé des banques, malgré une lourde intervention de l’Etat (qui a provisionné 20 milliards d’euros), suite à une intervention de la Banque centrale européenne présidée par Mario Draghi [cette crise bancaire a commencé dans la Vénétie avec le rachat contraint de deux banques, Veneto Banca et Banca Popolare di Vicenza, par Intesa San Paolo, avec une injection publique de 17 milliards].
De nombreux « observateurs », dont les directions des trois principales centrales syndicales, CGIL, CISL, UIL, ont soutenu la proposition de Visco pour plus d’investissements publics, étant donné le déclin des investissements privés. Mais une question se pose de suite : où prendre l’argent pour cela ?
• Visco a toutefois placé en tête de ses objectifs la réduction de la dette publique, avec un plan destiné à la ramener de 133% du PIB à 100% en 10 ans, sous l’effet d’une croissance annuelle de 1%, une inflation de 2% [qui mange la dette] et un excédent primaire des comptes publics [12] de 4%. En prenant en compte le PIB actuel, dégager un excédent primaire de 4% représente environ 68 milliards d’euros par année. Compte tenu du fait que la situation économique n’a rien à voir avec celle de la seconde moitié des années 90 –l’excédent primaire atteignait alors 5% du PIB –, nous faisons face à un projet qui, s’il était mis en œuvre, infligerait larmes et sang aux classes populaires.
• Le second objectif de Visco est une augmentation de la productivité. Il a ainsi invité tous les « acteurs sociaux » –autrement dit le capital, le travail et leurs forces politiques et syndicales – à conclure un pacte extraordinaire. Ce dernier devrait aller encore plus loin que celui qui a été réalisé avec la disqualification des conventions collectives de travail nationales, vidées de leurs normes salariales, reléguées au niveau des entreprises, voire des individus [13]. Susanna Camusso (membre dans les années 70 du Parti socialiste italien), la secrétaire générale du principal syndicat, la CGIL, avait parfaitement compris le contenu du projet du gouverneur de la Banque d’Italie, mais jouait la carte de « l’inattention » ; ce qui s’insère logiquement et physiologiquement dans ses choix sociaux et politiques [de fait, une orientation néocorporatiste].
• Le troisième objectif de Visco est le sauvetage des banques, résoudre leur crise dite des créances pourries. Cette crise est difficilement quantifiable. Mais le total de créances, de titres de dettes et d’éléments hors bilan, qui présentent un risque de non-recouvrement ou sous-performent, est estimé pour les seules 14 grandes banques italiennes à 290 milliards d’euros, fin 2016, et pour l’ensemble du système bancaire à 360 milliards ; cette approximation ressort des provisions pour créances douteuses qui approchent 45% pour les banques italiennes. Ces derniers temps, après un semestre d’ardues négociations entre l’Union européenne (UE) et l’Italie, un projet de sauvetage de la banque Monte dei Paschi di Siena (MPS) a été révélé : une injection publique à hauteur de 6,6 milliards d’euros est prévue en juin 2017. La quantité d’employés dits en surnombre, autrement dit le nombre de licenciements, est estimé à 2500 employés. Les choses ne se passeront pas différemment pour les banques de Vénétie dont deux ont déjà commencé à couler (voir ci-dessus).
• Le gouverneur de la Banque d’Italie a mis une sourdine sur l’une des épreuves les plus pénibles pour le gouvernement : la prochaine Loi de stabilisation des finances publiques [dite Manovra finanziaria]. Afin d’entrer dans le cadre du pacte budgétaire européen [14], la loi devrait introduire immédiatement 20 milliards d’économies, auxquels s’ajouteraient toute une série d’autres mesures. Dans ce contexte, l’Istat a livré des prévisions de croissance annuelle du PIB plus élevées que les estimations optimistes du gouvernement, soit une augmentation annuelle de 1,1% du PIB ! Le ministre de l’économie Pier Carlo Padoan a aussitôt demandé à l’UE un escompte de quelque 9 milliards d’euros sur le programme d’économies prévu pour l’automne prochain. En d’autres termes, il a demandé à l’UE d’accepter un déficit nominal [c’est-à-dire en termes courants, au prix du marché] des dépenses publiques non pas de 1,2% du PIB, comme prévu, mais de 1,7% à 1,8%. Est-ce là une coïncidence, alors que l’ex-président du Conseil des ministres Renzi et ses alliés veulent donner le départ de la course électorale législative ?
Pour les forces sociales qui ont à cœur les conditions de vie et de travail des salarié·e·s, une nouvelle bataille se prépare, contre les politiques d’austérité et les menottes néolibérales du pacte budgétaire européen.
La course aux élections de l’automne prochain
Le quatrième « nœud » de la crise italienne est l’accord entre le PD, Forza Italia et le Movimento 5 Stelle (M5S) [15] sur la nouvelle Loi électorale, présentée comme une version italienne du modèle allemand.
En réalité le projet présenté est fort différent du système électoral allemand, mis à part le quorum de 5% pour avoir accès au Parlement. L’objectif principal des Renzi, Berlusconi, Salvini et Grillo [respectivement dirigeants du PD, de Forza Italia, de la Lega Nord et du Mouvement 5 étoiles] est de se défaire des partis minoritaires, afin de devenir les seuls acteurs politiques de la Chambre des députés.
Or, les finalités de cette bande des quatre vont en réalité beaucoup plus loin : leur projet électoral est un système touffu, destiné à garantir aux chefs de groupe la nomination et le contrôle de leurs propres élus. En ces temps de partis légers, de domination du Net et de chefs charismatiques, il n’est pas étonnant que les dirigeants se méfient des électeurs et craignent leurs propres troupes parlementaires, trop incertaines et imprévisibles. Car nous ne sommes plus dans la situation des anciennes organisations politiques de masse très structurées, dans lesquelles les dirigeants se formaient à travers un parcours politique vérifié sur la durée et à travers des directions d’ensemble et expérimentées.
Alors pourquoi assistons-nous à cette précipitation vers les élections ? Les raisons de Renzi sont évidentes, mais autant Forza Italia que la Lega Nord se sentent aujourd’hui en meilleure position face à cette échéance. Il en va de même du Mouvement 5 étoiles, qui commence à penser que le temps ne joue plus en sa faveur, vu les incertitudes et les contradictions auxquelles il doit faire face (entre autres dans la gestion municipale, comme à Rome), et que la confrontation électorale pourrait peut-être le revigorer. Pour [les directions de] ces quatre organisations, il est opportun de concocter une nouvelle loi électorale qui colle davantage à leurs intentions.
Soulignons que le programme du M5S (la principale force d’opposition au gouvernement) annoncé par Luigi di Maio [16] n’est pas très différent des politiques économiques de Renzi et des droites. Notamment avec le revenu de citoyenneté (reddito di cittadinanza), soit une aumône de survie pour ceux qui touchent le fond de l’échelle sociale, la suppression d’Equitalia [17] ainsi que celle de l’impôt régional sur les activités productives (IRAP) [18]. Ce dernier ayant déjà été mis à mal par les gouvernements précédents. Cette similitude sans surprise entre les diverses politiques économiques des droites et du M5S devrait peut-être clarifier les choses pour nombre d’observateurs qui pensent que le M5S constitue une réelle alternative.
Nous verrons si ces projets législatifs de baisse des impôts aboutissent en octobre. Mais rien n’est moins sûr. Même la Confindustria [la principale association patronale du pays], après avoir rappelé les objectifs indiqués par le gouverneur de la Banque d’Italie, pose la question suivante, dans un éditorial du quotidien du grand patronat Il Sole/24 Ore intitulé « Quel est le but de la grande course aux élections ? » : « Baisser les impôts ? Pour qui, dans quel domaine et avec quelles ressources ? Couper dans les dépenses ? Où ? Relancer l’emploi et les investissements ? Comment ? » La bourgeoisie aborde ici le fond de la question : la défense de ses propres intérêts et la crainte d’un affrontement électoral au cours duquel les préoccupations spécifiques des partis risquent d’occulter l’avancée générale des contre-réformes, c’est-à-dire des grandes politiques de dérégulation.
En d’autres termes, la classe dominante dispose du pilote automatique, à savoir le cadre contraignant d’ensemble qui fusionne règles dites nationales et règles de l’UE, au sein duquel sont appelés à agir tous les « sujets » qui participent de la logique du capital. Mais les fractions dominantes de la bourgeoisie ne peuvent faire l’économie d’une centralisation politique qui, bien qu’agissant en syntonie avec ses choix, est à même d’intervenir sur les dynamiques économiques et d’attiser les contradictions sociales et politiques qui se succèdent.
Ce que fera la gauche radicale
Du simple constat de ces dites questions politiques et des incertitudes permanentes, devrait découler l’évidence et l’urgence de participer à l’émergence d’une vraie alternative de forces effectivement de gauche.
Les éléments politiques et sociaux constitutifs de la crise italienne, mentionnés ci-dessus, renvoient nécessairement aux orientations et aux actions que les forces de la gauche radicale entreprendront ou pas. Or cette dernière est autant marquée par de profondes cassures qu’elle est démunie suite à la succession de ses « difficultés » et de ses échecs électoraux.
Ces problèmes s’enracinent dans ce que l’on pourrait qualifier de l’ordre objectif – avant tout, les multiples effets des lourdes défaites de la classe des travailleurs – et de l’ordre subjectif. Autrement dit, les choix politiques spécifiques effectués ; en particulier ceux de la formation la plus significative : le Parti de la refondation communiste (PRC). Cette organisation était considérée, au début du siècle, comme une réelle alternative par de larges couches populaires.
Présence dans les institutions et travail de masse
Au cours de ces dernières années, la capacité à être présent socialement et à intervenir pour participer à la construction des mouvements de masse a été faible. L’attention a surtout été captée par la conquête de positions institutionnelles, avec pour conséquence une forte propension à subordonner les diverses initiatives aux logiques du centre-gauche et du Parti démocrate (PD). Il en a découlé une pratique politique et sociale rendant ardue une réelle insertion parmi les travailleurs et travailleuses, ce qui a induit au demeurant, en retour, une perte de positions y compris sur le terrain institutionnel.
Rien d’étonnant donc à ce que l’échéance électorale rapprochée ait produit un grand nombre d’appels politiques, de propositions, et souvent de boniments. Sans nier l’utilité d’une présence institutionnelle ni l’importance des prochaines élections législatives, nous prétendons qu’il est possible et nécessaire de présenter des propositions alternatives à celles des principaux partis : Parti démocratique, Forza Italia, Lega Nord et Mouvement 5 étoiles. Les organisations de la gauche sont conscientes que le vote peut leur permettre de réaffirmer leur force, mais qu’en même temps, étant donné la probable loi imposant un quorum de 5%, elles courent un risque d’être confinées dans une marginalité politique institutionnelle.
Nous pensons que la meilleure manière, pour les organisations de la gauche dite radicale, de préparer ces élections est de s’unir largement en intégrant, y compris, divers collectifs et autres acteurs des mouvements sociaux, tant sur le plan local que national. L’objectif est d’unir les forces militantes et organisationnelles, afin de construire une large mobilisation autour des grands thèmes sociaux, notamment l’emploi, l’unité des salarié·e·s, la solidarité avec les migrant·e·s. Et par là même de démystifier les mensonges et les idéologies réactionnaires d’incitation à la haine, promues par Salvini et le néo-fascisme.
Certains secteurs sociaux, à plus forte raison après la victoire référendaire du 4 décembre dernier [19], sont demandeurs d’un déploiement à gauche de forces porteuses de revendications démocratiques, sociales, écologistes et de solidarité, face à la barbarie et aux injustices du néolibéralisme. Il s’agit là d’une aspiration, d’une conscience, voire d’une exigence réformiste élémentaire.
Quel programme pour une bataille électorale ?
Nombreuses sont les propositions en faveur d’un « front unitaire », qui rassemble autour de quelques points saillants les revendications mises en avant par les mouvements sociaux et les programmes de diverses formations politiques. Sur le papier, les « bonnes propositions » sont nombreuses, par exemple certaines recommandations de type keynésien [20]. Nous ne les repoussons pas, mais elles ne constituent pas une réponse aux règles d’airain du capitalisme et à la crise présente du système.
De telles propositions émanent de la Gauche italienne (Sinistra italiana, SI [21]), ainsi que de Refondation communiste (Rifondazione comunista, PRC [22]), mais aussi de l’appel né du Réseau commun des villes [23]. Ce dernier a pour objectif la construction par en bas, en partant des villes, d’une alternative clairement distincte et opposée au centre-gauche et au PD.
Le centre de gravité de ce débat s’est reporté sur la Constitution italienne, qui certes permet une certaine défense des droits démocratiques et la mise en valeur de propositions renvoyant à une certaine justice sociale. Toutefois, cette Constitution [entrée en vigueur en 1948] reste la grande charte d’une société capitaliste. De ce point de vue, la position de SI, dans une récente interview de son secrétaire général, Nicola Fratoianni, au quotidien turinois La Stampa, est emblématique. En effet, elle propose un projet de réduction des injustices sociales, tout en tenant compte des intérêts et du fonctionnement des entreprises.
La crise et la barbarie du système capitaliste actuel nécessitent des ripostes plus élaborées afin de battre en brèche l’illusion de pouvoir réformer ce système sans douleur. En outre, un élément matériel de la pratique politique rend vain ce type de propositions et de bonnes intentions. Ces revendications sociales, aussi justes peuvent-elles sonner, ne débouchent pas sur un travail de masse et de type syndical diversifié, qui, par nature, est l’instrument permettant de passer de la plate-forme revendicative aux luttes sociales et politiques. Dans les directions des grandes confédérations syndicales domine une orientation ayant une base sociale et institutionnelle qui se traduit par une quasi-soumission – au-delà d’une rhétorique momentanée – aux politiques néolibérales des divers gouvernements. Et la subordination des principales forces de gauche aux divers secteurs de ces appareils bureaucratiques ne produit que démoralisation et défaites. Pire encore, il est évident qu’aujourd’hui d’importants secteurs dirigeants de mouvements sociaux territoriaux ou spécifiques ne se préoccupent plus, sinon marginalement, de ce qui se passe dans le monde du travail.
Le problème est que sans une présence et une intervention fortes dans cet ensemble complexe du rapport salariat-capital, qui se situe au centre de la société, les masses laborieuses, au-delà de leurs différenciations, trouvent difficilement une expression à la hauteur des exigences imposées par les contre-réformes autoritaires et s’affirmer comme une force protagoniste dans l’ensemble de la société. Sans cela, il est impossible d’articuler la crédibilité et la force d’un projet alternatif et y compris d’être crédible sur le terrain électoral.
D’autant plus que dans ce dernier domaine, aussi farfelues soient-elles, les propositions générales, ambiguës et de collaboration de classe du M5S apparaissent comme des réponses plus immédiates aux exigences de changement. On ne peut pas à la fois passer outre la présence et l’action permanente au sein de la classe des salarié·e·s et prétendre obtenir ses voix pour la représenter. Nous devons tous contribuer à leur organisation, et ainsi contribuer à la réémergence d’un sujet politique qui pourrait être un acteur clé afin de déterminer la direction que le dénouement d’une telle crise prendra.
L’importance primordiale de la campagne pour l’emploi
La crise de l’emploi nous impose une vaste campagne politique et sociale, s’articulant autour de la diminution générale de l’horaire de travail, sans baisse des salaires, et de la mise en place d’une intervention publique massive dans divers secteurs (logement, santé, éducation, infrastructures, transition énergétique, etc.), y compris des nationalisations, afin de créer des postes de travail stables, dignement rémunérés, et pour répondre à des urgences socio-écologiques évidentes. S’il ne fait pas de doute que tout un chacun doit avoir les moyens de vivre, il n’en reste pas moins vrai que le revenu de citoyenneté, nommé également salaire social, ne constitue pas une solution acceptable sinon comme instrument de transition. En tant que tel c’est une pure et simple aumône qui ne saurait corriger les injustices fondamentales. Nous devons mener une campagne unitaire autour de cette question, la mettre au centre de notre présence électorale et mener ce débat au sein des organisations syndicales en commençant par la CGIL, sans négliger d’autres structures syndicales.
En 2009, Sinistra critica, devenue entre-temps Sinistra anticapitalista, a récolté les 50’000 signatures nécessaires autour d’un projet de loi populaire [devant être soumis à un vote référendaire] destiné à garantir un salaire et un revenu à tout un chacun ; il s’agit du projet de loi N. 1453, transmis à la présidence le 9 mars 2009. Au-delà de l’estimation du coût de l’opération, qu’il faudrait actualiser, nous sommes d’avis que le contenu du projet de loi est encore entièrement d’actualité, bien plus que les propositions de revenu de citoyenneté qui circulent actuellement.
Avec qui se coaliser ?
Le quorum de 5%, qui devrait être en vigueur dès les prochaines élections, a aussitôt suscité la recherche frénétique d’alliances pour être sûr d’avoir des députés. Dans certains cas, cet obstacle antidémocratique a servi de justification pour réaliser des alliances concrétisant des objectifs politiques modérés. Dans d’autres cas, cela a ouvert la voie vers de larges alliances qui auraient été impossibles à proposer sans cela et subordonnées aux principaux sujets politiques du centre-gauche (Bersani [24], D’Alema [25] et compagnie).
Ainsi, certains dressent une grande liste électorale [26] avec ceux qui – du premier ministre [D’Alema] qui a bombardé Belgrade au ministre [Bersani] qui a mis en œuvre les grandes privatisations – au cours des deux dernières décennies ont été la clé de voûte des politiques néolibérales et des grands choix de la bourgeoisie italienne et européenne. Ils se sont défaits de Renzi [suite à la défaite de son référendum constitutionnel en décembre 2016, le non ayant réuni 59,1%], ce qui ne l’a pas empêché de continuer de voter les pires lois du gouvernement de son ami Paolo Gentiloni qui lui a succédé. Ce type d’accord électoral aboutit à une négation de tout projet dit alternatif, même simplement réformiste minimal. Il met au jour l’inconsistance des acteurs politiques à l’origine de ces propositions, leur vision du combat politique réduite à l’institutionnel et éloignée si ce n’est opposée aux mouvements sociaux.
Promouvoir une liste unique à gauche du PD peut sembler relever du bon sens. Mais la dresser avec Bersani et compagnie signifie empoisonner l’eau de la source à laquelle on se désaltère, tromper les électeurs en avançant vers un objectif autre que celui affirmé.
Rien d’étonnant ici dans le fait que Giuliano Pisapia [27], qui veut gouverner avec le PD et construire un nouveau centre gauche – offre toutefois repoussée par Renzi (PD) – veuille être le pivot de cette nouvelle opération politique. Cette dernière est également, pour le tout récent Mouvement des démocrates progressistes [fondé en février dernier par une scission du PD], considérée comme sa chance de survie et son avenir.
Sinistra italiana élit Nicola Fratoianni, avec le slogan : « Nous sommes la gauche qui fait son métier ». Le slogan et le métier ont été vite gommés
Quant à Sinistra italiana (SI), les bonnes intentions d’alternative prononcées lors de son congrès [de février 2017], qui avaient déjà provoqué des désertions à droite vers le MDP, ont fondu comme neige au soleil. SI est donc désormais prête à retourner à la bergerie. D’ailleurs, l’expérience commune de gouvernement, avec le PD, dans un certain nombre de régions – avec l’application, sur le plan régional, de politiques d’austérité – démontre avec clarté et davantage que n’importe quel élément programmatique le caractère « opportuniste » de cette formation.
Ce choix précipité de SI fait simultanément sauter le projet du congrès de Refondation communiste (PRC), qui avait tout misé sur un grand regroupement des dites gauches, incluant SI. C’était pour le PRC la garantie de pouvoir être représenté au Parlement, en réaffirmant sa capacité à constituer une alternative sociale et politique contre l’austérité et ceux qui l’avaient gérée et représentée. Reste le fait que cet engagement alternatif de PRC est systématiquement contredit par son alliance, au Parlement européen, avec [le parti gouvernemental grec] Syriza, qui a tourné le dos au vote populaire de juillet 2015 [contre le plan d’austérité européen] et qui est en train d’appliquer la violente austérité du troisième Mémorandum européen.
Que va faire Refondation ? Tenter d’obtenir quelques élus, en reniant l’esprit radical et anticapitaliste proclamé lors de son dernier congrès ? Ou oser le saut, difficile, d’une liste électorale fondée sur un programme alternatif ?
Nous pensons qu’il faut construire l’alternative la plus large possible, en vue des prochaines élections. Une alternative qui englobe les diverses forces politiques et les sujets des récentes expériences sociales. Elle doit être construite à la fois d’en bas et grâce à une indispensable convergence des forces politiques prêtes à s’y investir. Si nous voulons que ce soit une réelle alternative, elle doit présenter une composition politique cohérente et un programme fondé sur des objectifs radicaux, à la hauteur de la gravité de la crise. Pour reprendre une expression traditionnelle, elle doit dire pain au pain et vin au vin [28], elle doit donc clairement désigner les ennemis, en introduisant un discours anticapitaliste clair. Dire la vérité, tout en trouvant la manière et les formes les plus simples qui soient pour se faire comprendre largement.
Franco Turigliatto