Dans les années 1970/1980, deux courants syndicaux s’attachent à faire vivre un syndicalisme de luttes, anticapitaliste, unitaire : celui qui constitue « l’opposition » dans la CFDT (majoritaire dans nombre de syndicats, dans des Unions Départementales et Régionales, dans quelques fédérations) et un autre, dans lequel se retrouve le premier cité, qui rassemble sur des bases similaires, des collectifs syndicaux, des membres de diverses organisations syndicales. Pour dépasser le stade des constats et des intentions, ils se dotent d’outils ; le présent texte retrace les grandes lignes de ces aventures.
Les années 70/80… zoom sur la crise, les échéances électorales et la gauche syndicale
En France, la fin des années 70 et les années 80 sont marquées par la crise économique de fin 73-début 74 due aux chocs pétroliers, et ses conséquences sociales sur les salaires, l’emploi, le temps de travail, avec en toile de fond les échéances électorales où la Gauche, tant bien que mal, tente de chercher à s’unir. Ajoutons qu’élections obligent, si le climat social est agité par des luttes, l’attentisme n’est pas absent, il pèse aussi.
Les organisations syndicales, loin d’être à l’écart, sont traversées par les questions et les débats que soulève cette situation. La crise justifie-t-elle une révision à la baisse des revendications ? Si la gauche est au pouvoir, faut-il maintenir nos exigences au risque de casser l’expérience ? Les réponses, notamment au sein de la CFDT, après la réflexion initiée par un numéro spécial de CFDT Magazine de novembre 1972 « Treize questions sur l’autogestion », suite au Programme commun PC/PS (juin 1972), vont rapidement montrer des oppositions entre un courant qui, au nom du pragmatisme, va défendre l’idée d’un retour à un syndicalisme de revendications et de négociation pour un compromis social, et un autre qui va défendre l’idée d’un syndicalisme autonome des partis, de lutte et de transformation sociale. C’est cette histoire que nous allons évoquer car, sans être identique, elle évoque des problèmes et des questionnements actuels qui ne sont pas sans rapport avec ce passé pas si lointain.
Des étapes…
Au sein de la CFDT, le congrès confédéral d’Annecy en 1976, avec un texte de résolution générale flou, ambigu, bien qu’il précise que « la CFDT récuse toute modération des revendications, toute trêve sociale », marque l’émergence de deux courants. L’un plutôt favorable à une gestion sociale du système capitaliste, avec en corollaire le soutien implicite au Programme commun de la gauche et la subordination de l’action syndicale aux échéances électorales ; l’autre, affirmant son autonomie par rapport aux partis politiques, et sa volonté de lutte pour des revendications maintenues et la transformation sociale. Le congrès se terminera sur la dénonciation par le secrétaire général, Edmond Maire, des « coucous », soit une partie de la « gauche syndicale » présente.
Au congrès de Brest en 1979, le texte plateforme présenté se situe dans le cadre du Programme commun, au point que la région Rhône Alpes lui reproche « de risquer d’engager la CFDT sur la voie de la gestion dans un système encore capitaliste ». Gilbert Declercq [1] le qualifiera de « nouveau gadget ». Ce texte visait à mettre en avant ce que la CFDT s’apprêtait à discuter avec les partis de gauche dans la perspective de leur arrivée au pouvoir, au risque, si la rupture est insuffisante et l’économie reste capitaliste, de voir les comités locaux de l’emploi ou les conseils d’atelier mis en avant devenir des structures d’intégration.
Autant d’éléments indiquant clairement que le « recentrage », une stratégie qui conduit à baisser la barre des revendications, à signer des accords qui remettent en cause des acquis, qui vise à remédier par la négociation aux conséquences du capitalisme sans s’attaquer aux causes, comme le déclarera en substance Léon Dion [2] au congrès de Brest, se poursuit.
Au congrès de Metz en 1982, les dérives de la politique confédérale se poursuivent. Sur l’initiative des syndicats CFDT de Tours et de Villeneuve-Saint-Georges, 135 syndicats (dont 17 cheminots) signent une déclaration diffusée dans le congrès pour dire leurs inquiétudes et leurs désaccords avec la Confédération : à propos de la signature du protocole du 17 juillet 1981 [3] ou d’accords de branches défavorables aux travailleurs et travailleuses, de la prise de position publique pour la non-compensation salariale de la réduction du temps de travail, de la remise en cause de l’unité d’action prioritairement avec la CGT, ou encore à propos de l’indépendance syndicale qui suppose le maintien et la défense des revendications. 300 représentants et représentantes de syndicats viendront débattre lors du Forum organisé dans l’enceinte même du congrès. La déclaration signée par 135 syndicats indique notamment : « pour faire passer ces orientations qui tourne le dos aux acquis de 1970 [4], le fonctionnement de la Confédération devient de plus en plus centralisateur. A un large débat démocratique, il est préféré les interventions publiques du secrétaire général mettant les syndicats devant le fait accompli. [Les 135 syndicats représentés] tiennent à souligner devant le 39e congrès leur volonté de poursuivre le débats sur les revendications et les mobilisations nécessaires pour les faire aboutir, sur les perspectives de sortie anticapitaliste de la crise et de construction du socialisme autogestionnaire ».
Des oppositions se rassemblent. Résister
Déjà à l’automne 1979, des militants et militantes de différentes organisations syndicales (CGT, CFDT, FEN) qui se sont connus dans les batailles syndicales de ces années là, avaient, après une demi-douzaine de réunions, décidé la création d’une revue au titre évocateur, Résister. L’objectif était de contribuer à « élargir le courant de ceux qui veulent lutter pour un syndicalisme de lutte, unitaire et démocratique », dans une période dominée par les attaques patronales, où la division syndicale était de mise. Le fonctionnement reposait sur un secrétariat chargé de centraliser les textes, de s’occuper des problèmes d’impression et de diffusion, sur des collectifs par ville, pour assurer les tâches telles que la discussion de l’orientation, la rédaction d’articles et la diffusion locale. Ces collectifs auront un fonctionnement souple et seront un lieu d’échange d’expériences et sur les pratiques syndicales. Outre les contacts entre le secrétariat et les collectifs, une réunion nationale entre chaque numéro était organisée, pour un bilan critique du numéro sorti et la préparation du suivant, en choisissant les thèmes et leur répartition. Enfin, figurait sur chaque numéro, la composition du comité de parrainage, composé de militants et militantes connus pour leur activité syndicale et leur rôle dans les luttes, appartenant à différentes organisations syndicales ; la mention de leurs noms, la professions, secteurs professionnels et géographiques, affiliation, sans les responsabilités syndicales de chacun et chacune, garantissait l’indépendance et la transparence sur l’origine de la revue.
Des outils de débats et d’analyse. Pour une autre démarche syndicale
A l’initiative de syndicats opposés à l’orientation confédérale, une assemblée générale se tient le 11 juin 1983, Celle-ci prend plusieurs décisions : la mise en place d’un collectif provisoire, l’organisation d’un débat autour d’un texte Pour une autre démarche syndicale, la mise en place d’un bulletin de liaison régulier, et de la création d’une revue dont la fonction est de nourrir le débat sur le développement des luttes et l’alternative.
Un comité de rédaction est créé, et un premier numéro de la revue Alternative syndicale est prévu avec un tirage à 3 000 exemplaires. En septembre, il est édité avec au sommaire entre autres une contribution au débat « autour de quelques conditions pour construire une orientation alternative dans la CFDT » et n dossier sur la protection sociale. L’éditorial rappelle les raisons qui ont présidé à la naissance de cette revue : un gouvernement qui, après quelques mesures positives, s’est orienté vers une politique d’austérité et, de la part de la Confédération, la recherche d’un compromis avec le patronat, l’absence de propositions unitaires permettant au moins de défendre les acquis, l’interrogation de nombre de militants et militantes sur le rôle, la place et les tâches du syndicalisme, l’importance dans une telle situation de nourrir le débat sur les revendications, les formes de mobilisation, et les solutions anticapitalistes à avancer pour changer de logique et aller vers le socialisme autogestionnaire. L’édito se concluait ainsi : « un débat qui contribue au murissement de l’alternative syndicale ; à chacune et chacun d’y prendre sa part ».
Collectif, une aventure commune
Au-delà de la CFDT, le 8 novembre 1986, des syndicalistes (CGT, CFDT, FEN) se rencontrent et font les constats suivants :
« – la grève du 21 octobre a démontré d’un côté, la volonté d’action des salariés pour résister aux menaces libérales du gouvernement, et de l’autre l’incapacité des confédérations syndicales à dépasser dans l’action leur division ;
– le danger de coupures profondes et durables que fait peser, sur le mouvement ouvrier, l’opération de « recomposition syndicale [5] » portée par une partie de la CFDT, de la FEN et des autonomes.
Cette rencontre a permis de dégager les convergences suivantes :
– une volonté de faire avancer l’action unitaire sur les revendications lors des prochaines échéances,
– une volonté de refuser l’alternative piégée entre une recomposition d’appareils sans véritable unité et une tentation de repli sur une auto-proclamation sectaire (surtout dans la CGT),
– une volonté d’échanger et de faire circuler les informations, de continuer à débattre et à réfléchir ensemble par delà nos appartenances syndicales différentes ».
De ces rencontres où participent aussi des animateurs des revues Résister et Alternative syndicale, naîtra la revue Collectif, dont le numéro 1 sort au printemps 1987. Quelques semaines avant, ses initiateurs et initiatrices présentaient ainsi le projet :
« Nous nous regroupons, animateurs du mouvement syndical, membres de la CGT, de la CFDT, de la FEN, militants du mouvement social et associatif, chercheurs, chacun avec notre propre expérience. Nous ressentons le besoin partagé par beaucoup de militants et militantes désorientés, d’élargir notre réflexion. La création de cette revue traduit à la fois un refus et une volonté.
Nous refusons que le syndicalisme perde du sens, son sens, face à l’évolution de la société et des salariés. Qu’il encaisse le choc de la crise est inévitable : mais, depuis des années, ses orientations, ses pratiques, sa division continuent à l’affaiblir. Le syndicalisme se doit de reconstruire un rapport privilégié avec les salariés, et bâtir avec eux les perspectives stratégiques et les actions de masse qui répondent aux besoins du moment. Il doit savoir s’interroger sur lui-même, sur ses évidences, ses tabous, ses habitudes, pour être en mesure de donner toute leur place à la réflexion et à l’action collective.
Nous voulons ouvrir les débats nécessaires, sans exclusive, sur toutes les questions auxquelles les travailleurs et les travailleuses sont confrontés, dans l’entreprise et la société notamment : le chômage, la précarité de l’emploi, leur réalité actuelle, les conditions d’un véritable plein emploi ; le temps de travail, sa nature, son organisation ; le pouvoir d’achat ; la maîtrise du progrès technique par les salariés ; les conditions de travail ; l’internationalisation de la production ; l’action et la négociation ; les relations syndicats-patronat ; l’unité d’action ; les moyens et les formes de l’organisation des travailleurs. Les formes contemporaines d’exploitation et d’oppression des jeunes, des femmes, des immigrés, de la « classe ouvrière » dans toute sa diversité, nécessitent également des réponses urgentes.
La revue veut être un carrefour d’expériences et de réflexions au renouveau du mouvement syndical. Elle y parviendra en privilégiant les enquêtes approfondies, les témoignages d’expériences collectives et individuelles significatives, l’expression de différents points de vue, l’analyse de situations concrètes. Nous préparons cette revue depuis quelques mois. Les évènements récents, le mouvement étudiant et lycéen, la lutte des cheminots et celles qui l’ont suivie montrent qu’une dynamique sociale est en train de renaître et qu’à cette occasion, les formes d’action et d’intervention collective se renouvellent. Cela nous confirme dans notre volonté de contribuer, à l’aide de cette revue, à la construction d’un projet de transformation sociale et à l’élaboration d’éléments significatifs de réponses syndicales ».
Jusqu’en 1995, cette revue contribuera aux débats qui animeront le mouvement social. Elle participera à la mobilisation contre le chômage, notamment à l’émergence du mouvement « AC ! » (Agir contre le Chômage) et des marches contre le chômage du printemps 1994. On peut affirmer que ces marches sont le fruit du travail accompli par la gauche syndicale tout au long de ces années, quelque soit l’appartenance de ses membres. Les plus de 300 comités locaux, les 200 marcheurs et marcheuses, chômeurs, chômeuses et salarié-es, les 10 000 personnes qui les ont accompagnés lors des étapes, les 30 000 manifestants manifestantes le 28 mai à Paris lors de l’arrivée des marches, les 70 organisations syndicales et associatives qui ont appelé à cette manifestation finale, les 800 articles de presse, les 3 millions de tracts distribués sur les marchés, aux portes des ANPE, dans les entreprises et services, les milliers d’affiches collées, les centaines de rencontres avec les élu-es, témoignent de cette volonté de centaines et de centaines de militants et militantes unis dans une même volonté d’affirmer leur volonté de lutter pour un autre monde, d’affirmer que c’est possible. Aujourd’hui, puissions-nous nous en inspirer, non pour rejouer le même scénario, mais pour créer les conditions nécessaires à une dynamique sociale capable de répondre aux enjeux actuels et à venir, à la réalisation de l’unité d’action corollaire indispensable.
Les cahiers syndicaux
Après plusieurs années d’activité, le courant de gauche interne à la CFDT, lors d’une réunion nationale tenue le 19 mars 1987, met en place une nouvelle formule de note d’informations : Les Cahiers syndicaux. Ce bulletin de l’association Recherches et Initiatives Syndicales, aura une parution régulière, comprendra des dossiers, et représente un saut qualitatif dans l’information de « la gauche CFDT ». Il s’agit de « créer un outil d’information et de débat pour une autre orientation et une autre pratique de la CFDT, de refuser une adaptation du syndicalisme à un certain libéralisme, au capitalisme, une fausse indépendance vis-à-vis du pouvoir politique comme c’est le cas aujourd’hui ». Le numéro 0 paraît dès avril, avec au menu, un colloque sur la CFDT et les luttes, la crise du syndicalisme à la CFDT, diverses informations locales.
La tentative d’impulser une autre orientation au sein de la CFDT illustrée par Les cahiers syndicaux s’achève avec le numéro 102, daté de décembre 1995. L’éditorial résume la situation :
« Le mouvement social qui vient d’avoir lieu en décembre 1995 a révélé au grand jour la réalité de l’orientation confédérale. L’heure n’est pas à l’engourdissement avec la pause (provisoire) du cycle de mobilisation entamé par l’annonce du Plan Juppé le 15 novembre. Il est à l’approfondissement du débat et des réactions collectives pour transformer de fond en comble la situation dans la confédération. Nous sommes des milliers et des milliers à avoir été les animatrices et les animateurs des luttes qui viennent de se dérouler. Les positions exprimées par Nicole Notat, porte-parole de la Commission Exécutive (CE) confédérale nous ont révoltés : non-respect du mandat de Montpellier [6] (vote sur le quitus et 32H), absence de soutien à la grève des cheminots, appel à la reprise du travail, positionnement en tant qu’interlocutrice privilégiée du gouvernement. Les expressions de l’actuelle Secrétaire Générale ressemblent plus à celles d’une « Secrétaire d’Etat à la paix sociale » qu’à celles d’une dirigeante syndicale. Cela suffit ! Dans les jours et les semaines qui suivent, une mobilisation majoritaire des syndicats doit permettre d’exiger la tenue d’un congrès extraordinaire. Aucun syndicat ne doit être tenu à l’écart de ce mouvement collectif. D’autre part, intimement liée au positionnement politique de la CE, une offensive répressive à dimension scissionniste est mise en œuvre par la direction confédérale. Son premier terrain d’expression est la mise sous tutelle du SGEN [7] Paris par le Bureau National Confédéral (BNC) du 14 décembre, dans l’attente d’une demande de radiation examinée par le BNC des 10 et 11 janvier 2016. Comme l’ont déjà fait plusieurs syndicats, nous devons réagir dans un cadre de défense démocratique, le plus massivement possible. La volonté scissionniste de la CE doit être arrêtée par les réactions les plus larges ».
On sait ce qu’il est advenu dans les semaines et les mois qui ont suivi… un départ massif d’adhérent-es et de militant-es et la création de nombreux syndicats SUD. Une autre phase s’ouvrait alors dont le prolongement sera la nouvelle crise de la CFDT en 2003. La construction de l’Union syndicale Solidaires se fait sur la base de bien des points qui étaient au cœur des démarches successives de « Résister », « Pour une autre démarche syndicale », « Collectif », « Les cahiers syndicaux » ; ce n’est pas par hasard si on y a retrouvé nombre de structures syndicales, de militants et de militantes partie prenantes de ces réalisations antérieures, qu’ils et elles viennent de la CFDT, de la CGT, de la FEN ou de ce qu’on appelait les Autonomes. Aujourd’hui, l’Union syndicale Solidaires est une réalité, … mais une parmi d’autres qui incarnent aussi le syndicalisme de luttes ; recréer, sans singer le passé, des outils communs n’est-il pas nécessaire ?
Michel Desmars