C’était il y a quarante ans : dans un texte rédigé par l’écrivain Gabriel Matzneff et publié par Le Monde, l’intelligentsia française demandait la relaxe de trois hommes poursuivis pour des rapports sexuels avec des filles et des garçons de 13 et 14 ans.
La liste des signataires ressemblait au Bottin mondain : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, Roland Barthes, Patrice Chéreau, Félix Guattari, Michel Leiris, Philippe Sollers, André Glucksmann, Jack Lang, Bernard Kouchner et Louis Aragon…
Aux trois hommes évoqués dans le texte, qui s’apprêtaient à comparaître devant leurs juges, personne ne pardonnerait aujourd’hui. La pédophilie est en effet considérée désormais comme un des pires crimes que l’on puisse imaginer.
1977-2017 : comment notre morale sexuelle a-t-elle pu opérer un tel virage ? Selon le sociologue Pierre Verdrager, auteur de L’Enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse (Armand Colin, 2013), il faut, pour comprendre cette « sidération rétrospective », se replonger dans les années post-1968.
Dans la guerre des idées, les pédophiles ont alors à leurs côtés les droites extrêmes, qui érotisent les rapports asymétriques – perçus comme délicieusement aristocratiques –, mais aussi une gauche qui estime qu’il faut libérer l’enfant du goulag familial : face au pater familias qui fétichise sa progéniture et l’inhibe, le pédophile se pose en sauveur héroïque de l’enfance. Autre atout-clé des pédophiles : Sigmund Freud. Si la sexualité existe dès la naissance, affirment-ils, la majorité sexuelle est une notion idiote. Mieux encore : si l’œdipe existe, alors, le premier objet de fixation sexuelle d’un enfant est un adulte.
Processus « naturel » de libération des corps
A tous ces titres, la pédophilie semble alors, pour les pétitionnaires, s’inscrire dans un processus « naturel » de libération des corps. On autorise la contraception et l’avortement, on émancipe les femmes et les homosexuels… Pourquoi pas les enfants ?
En 1977, être favorable à l’abrogation de la majorité sexuelle est de bon goût. Ultime argument-choc : la victimisation – non pas celle des enfants, mais celle des adultes : les pédophiles, qui évoquent la chasse aux sorcières menée contre eux, se comparent aux juifs pendant la seconde guerre mondiale – un point Godwin qui marque les esprits.
La souffrance de l’enfant ? Pour les pétitionnaires, elle est, au mieux, due au processus policier, au pire, niée. Les enfants sont présentés comme des êtres manipulateurs, des tentateurs aux motivations parfois vénales, voire comme les initiateurs de la relation. Leur innocence apparaît comme un mythe, un fantasme bon pour les masses. Enfin, on les estime armés pour se défendre – on « oublie » alors l’obligation de loyauté envers sa famille ou la peur de dénoncer des proches. Michel Foucault lance à l’époque une phrase aujourd’hui impensable : « On peut faire confiance à l’enfant pour dire si oui ou non il a subi une violence. »
Dans le contexte des années 1970, la pédophilie est donc quasi « invisible » : le mot n’apparaît d’ailleurs qu’en 1980, sur la couverture d’un livre – Le Pédophile et la maman. L’amour des enfants (Stock), de Leïla Sebbar.
Peu à peu, cependant, le regard s’aiguise. Notamment celui porté sur les enfants. D’une part, on commence à admettre que la conception de la sexualité n’est pas la même avant et après la puberté. « Avant cette étape, on a une certaine forme de sensualité ; après, on a une sexualité différente, avec d’autres attentes, précisait au Monde, en 2013, le psychiatre Roland Coutanceau, codirecteur de l’ouvrage Victimes et auteurs de violence sexuelle (Dunod, 2016). La révolution de la puberté transforme le désir. C’est pour cela que l’homme postpubertaire n’est pas fondé à demander un jeu sexuel avec un prépubertaire : leurs sensualités sont incompatibles. »
« Nouvelle sensibilité collective »
D’autre part, on découvre que le consentement d’un enfant ne peut pas être véritablement « éclairé ». Une conviction qui, aujourd’hui, ne fait plus guère de doute. « Un enfant n’a pas la maturité physique et émotionnelle face à un adulte ou à un adolescent plus âgé pour faire valoir ce qu’il veut et pour pouvoir s’opposer. Il subit une contrainte morale », affirme la psychiatre Muriel Salmona.
Pour la présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, auteure de Violences sexuelles. Les 40 questions-réponses incontournables (Dunod, 2015), le sujet impubère doit donc être « absolument protégé d’actes qui portent atteinte à son intégrité physique et psychique, à son développement affectif, et entraînent de graves atteintes psychotraumatiques avec un impact lourd sur sa santé à long terme (risque de décès précoce, de dépression, de suicide, de conduite addictive, de subir d’autres violences ou d’en commettre à son tour) ».
Selon le magistrat Denis Salas, président de l’Association française pour l’histoire de la justice, le « déclic » se produit à la fin des années 1980, avec les témoignages de victimes d’abus sexuel et d’inceste.
« Le Viol du silence [Aubier], livre d’Eva Thomas publié en 1986, a créé les conditions d’un débat public », analyse-t-il. En 1990, un échange tendu, dans l’émission de Bernard Pivot, oppose Gabriel Matzneff et la romancière canadienne Denise Bombardier. Le premier vient de publier Mes amours décomposés (Gallimard), journal intime dans lequel il évoque notamment ses relations avec de très jeunes adolescentes. La seconde, choquée, compare l’écrivain à ces « messieurs qui attirent des enfants avec des bonbons ». « Les témoignages des victimes d’inceste ont fait émerger une nouvelle sensibilité collective. Un abaissement du seuil de la résignation est apparu », résume Denis Salas.
Une pathologie
Paradoxalement, les défenseurs de la pédophilie participent à cette prise de conscience. Dans son livre, le sociologue Pierre Verdrager parle de « montée en objectivité » : parce que les défenseurs des pédophiles lancent le débat, la pédophilie est désormais « médiatisée par la presse, filmée par les cinéastes, analysée par les experts, décrite par les psychiatres ou les neurosciences, dénombrée par la statistique, écrit-il. Les yeux voient désormais ce qui était invisible non pas seulement parce qu’ils ont gagné en acuité, mais aussi parce que ce qui est à voir a gagné en consistance du fait même d’être observé. »
Dans les années 1990, cette rupture est consommée. L’attirance pour les corps jeunes n’est plus une fascinante singularité, mais une pathologie : la pédophilie devient un repoussoir.
L’affaire Dutroux terrifie les parents, entraînant la création de nombreuses associations d’aide. Les enfants eux-mêmes sont sensibilisés. Cette déviance sexuelle devient le premier sujet d’inquiétude des Français, et ses auteurs, des monstres réputés indiscernables et violents. La loi sur la mise en péril des mineurs est constamment réécrite dans le sens d’un durcissement des sanctions : pas moins de sept fois de 1994 à 2007.
« LE STÉRÉOTYPE DU MONSTRE TOURNE LE DOS À LA RÉALITÉ : LA MAJORITÉ DES VIOLENCES SUR ENFANT SE PASSENT EN SECRET DANS LA SPHÈRE DE L’INTIMITÉ FAMILIALE »
DENIS SALAS, MAGISTRAT
Sommes-nous pour autant arrivés à un juste équilibre dans la protection des enfants ? Pour le magistrat Denis Salas, on est allés trop loin. « L’affaire d’Outreau a polarisé l’attention sur le prédateur d’enfants sexuel et sadique, incarnation du mal absolu. Cela a stimulé les politiques pénales sécuritaires et la lutte contre la récidive marquées au sceau du populisme pénal, explique-t-il. Or le stéréotype du monstre tourne le dos à la réalité : la majorité des violences sur enfant se passent en secret dans la sphère de l’intimité familiale. C’est pourquoi les violences sexuelles restent globalement sous-estimées. Le législateur cherche un équilibre entre deux écueils : le silence et le populisme pénal. »
Un autre danger pourrait bien nous guetter. Dans son ouvrage Le Pire des crimes (Le Murmure, 2015), Sophia Leventidi, docteure en littérature comparée, observe que « dans le même temps où se lève une réprobation sans précédent contre les pédophiles, on voit partout une enfance sexualisée ». « On fait de l’enfance un lieu à la fois sacré et hautement érotisé », écrit-elle.
Entre pubertés précoces, cosmétiques pour fillettes et célébration des corps fragiles, la vigilance reste de mise. Et si cette pédophilie que nous ne voulons plus voir s’affichait aujourd’hui, sous une tout autre forme, sur nos écrans et nos affiches ? Nous n’en sommes peut-être pas à la fin de cette histoire-là.
Maïa Mazaurette