L’année 2016, avec la victoire du Brexit en Grande-Bretagne et celle de Donald Trump aux États-Unis, a donné un nouveau coup de pouce, en France et dans d’autres pays, à l’aimantation du débat public par une extrême droitisation idéologique : intolérance identitaire, xénophobies, nationalisme donnant une tonalité ultra-conservatrice à la mise en cause du « système », à la référence au « Peuple » ou à la critique des médias dans une dynamique que l’on peut qualifier provisoirement de « post-fasciste » [1].
L’extrême droitisation idéologique et politique passe notamment par une instrumentalisation ultra-conservatrice de la critique sociale au détriment des perspectives émancipatrices. Elle emprunte des tuyaux rhétoriques confusionnistes, c’est-à-dire de passages confus entre thèmes de gauche, de droite et d’extrême droite. L’écho confusionniste commence à être important sur internet et sur les réseaux sociaux : le sociologue Antoine Bevort [2] a montré que, parmi les sites politiques français, le site confusionniste et antisémite d’Alain Soral, Égalité et Réconciliation, arrivait en tête (environ 8 millions de visites mensuelles) et que le site confusionniste et islamophobe Fdesouche arrivait en deuxième position (environ 4,5 millions de visites mensuelles).
Revenons sur certaines arêtes de ce processus en cours, peu visible au sein des gauches radicales et libertaires, qui ont encore souvent l’illusion d’avoir la main sur la critique sociale.
Trumpisation confusionniste à gauche
Le développement du confusionnisme passe par la stabilisation d’évidences rhétoriques créant des zones de flou entre gauche, droite et extrême droite. Face à la victoire de Trump, la trumpisation variable de certaines figures de gauche a participé à cette stabilisation. Le plus souvent la trumpisation est passée de manière soft à travers des ambiguïtés lexicales et sémantiques (comme chez le vallsiste Laurent Bouvet, les altermondialistes Ignacio Ramonet et Naomi Klein ou le politicien Jean-Luc Mélenchon), mais peut aller jusqu’à un enthousiasme délirant (chez le non-conformiste de centre gauche Emmanuel Todd), avec entre les deux les provocations grotesques des philosophes Slavoj Zizek ou Jean-Claude Michéa [3].
Trois types d’énoncés travaillent plus ou moins les réactions à gauche percevant des éléments positifs (à côté le plus souvent de critiques) dans le succès de Trump :
« La victoire du Peuple contre les élites »
« Les ennemis des médias sont (presque) mes amis »
« Le national, c’est le Bien, le mondial, c’est le Mal ».
Les deux premiers énoncés sont présents dans la plupart des réactions dotées de tonalités positives ; le premier étant le plus martelé. Or, « le Peuple » fantasmé par l’extrême droite, homogénéisé culturellement, ethnicisé, figé principalement sur un référent national, fermé sur le monde et intolérant aux différences culturelles, n’a rien à voir avec « le Peuple » pluriculturel, en marche vers l’émancipation individuelle et collective, ouvert sur le monde, des idéaux historiques de la gauche et des libertaires. Par ailleurs, rappelons que si les moins dotés en diplômes ont davantage voté pour Trump, les moins dotés en revenu ont davantage voté pour Clinton, le phénomène massif étant l’abstention de l’électorat populaire démocrate [4].
De l’association critique-émancipation à l’association critique-discrimination
Parallèlement et en interaction avec les poussées électorales du FN, une trame idéologique ultra-conservatrice aux relents xénophobes, sexistes, homophobes et nationalistes, marquée par une obsession identitaire, s’est mise en place en France au cours des années 2010, avec un pôle antisémite (Alain Soral) et un pôle islamophobe et négrophobe (Éric Zemmour).
Or, cette idéologie ultra-conservatrice est en train d’opérer un rapt sur la critique sociale sous la forme du « politiquement incorrect ». Cette hégémonisation ultra-conservatrice de la critique sociale bénéficie des logiques diverses ayant contribué à défaire le lien historique fort entre critique sociale et émancipation. L’association critique sociale/discrimination en est facilitée.
Premiers facteurs ? D’une part, les effets délégitimants de l’impasse autoritaire du stalinisme sur le pôle communiste, qui culmine avec la chute du mur de Berlin en 1989, et, d’autre part, les déceptions successives vis-à-vis du pôle socialiste et de ses politiques sociales-libérales à partir de 1983. Les résistances à l’extrême droitisation en ont été affaiblies.
Les liens entre critique sociale et émancipation se sont également distendus dans le champ intellectuel. L’ultra-spécialisation des savoirs a contribué à éloigner critique et émancipation, la première relevant davantage des sciences sociales et la seconde de la philosophie politique. Les tensions entre la sociologie critique de Pierre Bourdieu et la philosophie de l’émancipation de Jacques Rancière sont particulièrement significatives des écarts creusés entre critique et émancipation. Par ailleurs, au sein des pensées critiques s’efforçant d’échapper à l’ultra-spécialisation, le face-à-face entre la nostalgie de la catégorie philosophique traditionnelle de « totalité » et la dilution « postmoderne » du sens laisse peu de place à une reformulation de pensées globales, à la fois critiques et émancipatrices. Or, la totalité apparaît inadéquate vis-à-vis de la diversification des savoirs et le postmodernisme tend à perdre de vue des repères globaux sur la réalité.
De la difficulté à lutter contre l’islamophobie à gauche et dans les milieux libertaires
Un autre tuyau rhétorique parmi les plus usités par l’extrême droitisation est l’islamophobie. L’hystérie politico-médiatique de l’été 2016 en France autour du burkini, l’attentat meurtrier contre une mosquée à Québec le 20 janvier 2017 ou les premières mesures anti-musulmanes du Président Trump en sont des indices récents. L’islamophobie, cela n’est pas une critique (pleinement légitime) de la religion musulmane, mais c’est la construction fantasmée et discriminatoire des « musulmans » comme relevant en bloc d’une essence négative. L’islamophobie, c’est aussi de manière plus soft l’amalgame de pratiques islamiques courantes mais pas générales (comme le port d’un foulard) avec les logiques politiques réactionnaires des islamismes et meurtrières des djihadismes. C’est une tentation islamophobe que l’on a pu observer chez l’essayiste Caroline Fourest ou chez l’ex-Premier ministre social-libéral Manuel Valls. Le terme « racisme anti-musulmans » serait vraisemblablement plus ajusté. Mais les luttes antiracistes se sont saisies du premier terme et le fait que des islamistes l’utilisent aussi pour défendre leurs projets conservateurs ne remet pas en cause l’observation selon laquelle la diabolisation des musulmans est devenue un axe de l’extrême droitisation en Occident. Dans un autre registre, on ne va pas arrêter d’utiliser les mots « peuple » ou « laïcité » parce que l’extrême droite en use aussi abondamment.
Or, pour des raisons historiques légitimes (importance de l’anticléricalisme, de l’athéisme et d’un attachement à une laïcité précieuse), certains secteurs significatifs des gauches et des libertaires ont du mal à s’inscrire dans les combats contre les discriminations islamophobes, parce qu’elles touchent au religieux. La plupart des organisations de gauche et anarchistes (PCF, PG, Ensemble !, ATTAC, NPA, AL, CNT, FA...) sont traversées par des oppositions à ce propos. Pourtant, on peut tout à fait critiquer les religions et combattre les oppressions générées par les cadres religieux, tout en luttant contre les discriminations visant des croyances religieuses. Les arguments lexicaux et sémantiques sur le mot même (islamophobie), qui peuvent avoir leur part de vérité, contribuent surtout à noyer le poisson et à paralyser l’action.
Un des fronts principaux d’avancée de l’extrême droitisation rencontre ainsi des résistances insuffisantes du côté des amis de l’émancipation. La prise de conscience de l’enjeu intellectuel, politique et pratique de dissocier la critique sociale de la discrimination pour la réassocier à l’émancipation s’en trouve fragilisée. Or, la réponse libertaire à l’islamophobie ne consiste surtout pas à laisser le terrain libre à des replis « communautaires », et encore moins à des politisations islamistes, mais à valoriser à l’inverse le caractère pluriculturel des sociétés contemporaines et à faire du dialogue interculturel et du métissage des cultures des valeurs cardinales. Il s’agit aussi de retrouver l’importance libertaire de l’individualité, entendue comme une singularité tissée d’une pluralité d’appartenances et d’expériences collectives, mais ne se réduisant à aucune d’entre elles. Retrouvons un élan émancipateur contre l’extrême droitisation et contre les islamismes avant d’être marginalisés en danseurs folkloriques d’une critique sociale dominée par d’autres !
Philippe Corcuff
Groupe Gard Vaucluse de la Fédération Anarchiste