Le principal détonateur de la crise que traverse actuellement le Venezuela tient – évidemment il ne s’agit pas de la seule cause – dans l’effondrement des prix du pétrole de ces trois dernières années. Tandis qu’en 2013 le prix moyen du brut vénézuélien atteignait 100 dollars [le baril], il a baissé à 88,42 dollars en 2014 puis a dégringolé jusqu’à 44,65 dollars en 2015. Le niveau le plus bas a été atteint au cours du mois de février 2016, avec un prix du baril moyen à 24,25 dollars [1].
Une crise qui touche l’ensemble de la vie collective
Le gouvernement du président Chávez – loin d’estimer qu’une alternative au capitalisme devait nécessairement être une alternative au modèle prédateur de développement, à la croissance sans fin – a radicalisé le modèle pétrolier rentier à des niveaux historiquement inconnus dans le pays, sans jamais le remettre en cause. Au cours des 17 ans du processus bolivarien, l’économie a été rendue toujours plus dépendante des revenus pétroliers. Des revenus sans lesquels il n’est pas possible d’importer les biens nécessaires à la satisfaction des besoins élémentaires de la population, y compris pour une gamme de produits qui étaient fabriqués dans le pays auparavant. Au cours de ces dernières années, une politique assistantialiste [missions de santé, logement, etc.] a été priorisée sur la transformation du modèle économique, la pauvreté due aux revenus a été diminuée, sans toutefois modifier les conditions structurelles de l’exclusion.
Identifiant le socialisme à l’étatisme, le gouvernement bolivarien, par le biais de nationalisations successives, a étendu la sphère étatique bien au-delà de sa capacité de gestion. Le résultat : l’Etat est aujourd’hui plus vaste, mais il est en même temps plus faible et plus inefficace, moins transparent et plus corrompu.
La présence militaire étendue dans la gestion des organismes étatiques a contribué de manière importante à ce résultat. Parmi la plus grande partie des entreprises qui ont pu être étatisées, celles qui ont pu continuer à fonctionner l’ont pu grâce aux subventions de la rente pétrolière. Autant les politiques sociales, qui ont amélioré de façon significative les conditions d’existence de la population, que les diverses initiatives solidaires et d’intégration à l’échelle du continent latino-américain ont été rendues possibles grâce aux prix élevés du pétrole. Ignorant l’expérience historique du caractère cyclique des prix des commodities, le gouvernement a agi comme si les prix du pétrole devaient se maintenir indéfiniment autour de 100 dollars le baril.
Etant donné que le pétrole en est arrivé à constituer 96% de la valeur totale des exportations, pratiquement la totalité des devises qui sont entrées dans le pays au cours de ces dernières années ont transité par l’Etat. Par le biais d’une politique de contrôle des changes, une parité de la monnaie insoutenable a eu de graves effets, obligeant à une subvention de l’ensemble de l’économie. Les différentiels sur les taux de change qui ont caractérisé cette politique ont atteint plus de 100 bolivars pour un dollar. Cela, conjugué à l’arbitraire dont faisaient preuve les fonctionnaires responsables dans l’octroi ou non des devises demandées, a transformé la manipulation des devises et du taux de change en axe principal de la corruption dans le pays [2].
A l’époque des vaches grasses, l’ensemble de l’excédent budgétaire a été dépensé, aboutissant y compris à des degrés d’endettement élevés. Des fonds de réserve en prévision de baisses des prix du pétrole n’ont pas été créés. Lorsque les prix se sont effondrés, l’inévitable s’est produit : l’économie est entrée dans une phase profonde et soutenue de récession et le projet politique chaviste a commencé à prendre l’eau.
Le PIB a diminué de 3,9% en 2014 et de 5,7% en 2015 [3]. Pour l’année 2016, la CEPAL [Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’ONU] a pronostiqué une chute de 7% [4]. Le déficit budgétaire est important et il croît. Selon la CEPAL, la dette externe a doublé entre 2008 et 2013 [5]. Si elle n’est pas encore alarmante en termes de pourcentage du PIB, la réduction drastique des rentrées de devises rend difficile son paiement [6]. Les réserves internationales ont diminué fortement. Les réserves du mois de juin 2016 représentaient 41% du montant correspondant fin 2012 [7]. L’accès à de nouvelles sources de financement externes est limité par l’incertitude qui entoure l’avenir du marché pétrolier, par le manque d’accès aux marchés financiers occidentaux ainsi que par les taux très élevés d’intérêts qui sont exigés du pays en ce moment.
A cela s’ajoute le taux d’inflation le plus élevé de la planète. D’après les données officielles, l’inflation a été de 180,9% en 2015 et l’inflation du prix des aliments et des boissons non alcoolisées a atteint 315% [8]. Il fait peu de doute qu’il s’agit là d’une sous-estimation. Malgré l’absence de chiffres officiels disponibles, il est certain que le taux d’inflation du premier semestre de cette année 2016, en particulier la catégorie des aliments, a été bien plus élevé que celui de l’année dernière.
Cette récession économique sévère pourrait conduire à une crise humanitaire. Une pénurie généralisée d’aliments, de médicaments et de produits d’entretien existe. Les familles vénézuéliennes passent toujours plus de temps à la recherche de magasins et à faire la queue pour trouver des aliments qui ne dépassent pas leur pouvoir d’achat. Une réduction significative de la consommation alimentaire de la population est enregistrée. D’une situation où la FAO [Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture] reconnaissait « les progrès notables et exceptionnels dans la lutte contre la faim » sur la base de données récoltées jusqu’en 2013 et où elle soulignait que moins de 6,7% des gens étaient sous-alimentés [9], on est passé à une situation de difficultés croissantes pour obtenir des aliments et où la faim est devenue un thème de conversation quotidien.
Depuis 2013, selon les dernières statistiques officielles, une diminution soutenue de la consommation de pratiquement tous les types d’aliment a été notée. Dans certains cas, la chute est très prononcée. Entre le deuxième semestre 2012 et le premier semestre 2014, la consommation de lait liquide complet a baissé de plus de la moitié [10]. Ces données précèdent l’aggravation des pénuries et de l’inflation de ces derniers mois. Les enquêtes indiquent qu’un nombre croissant de familles a cessé de manger trois fois par jour. La proportion de celles qui affirment manger une seule fois par jour a également crû. D’après l’institut de sondage Venebarómetro, une large majorité de la population (86,3%) dit qu’elle achète moins voir beaucoup moins d’aliments qu’auparavant [11].
Dans le domaine de l’accès aux médicaments et aux soins, la situation est, elle aussi, critique. Les hôpitaux et les autres dispensaires relèvent d’importantes pénuries d’éléments essentiels ainsi que l’absence d’équipes ou d’instruments médicaux en raison des restrictions de l’accès aux pièces de rechange et à d’autres éléments, qu’ils soient de production nationale ou importés. Il est désormais commun que les hôpitaux et les dispensaires ne puissent s’occuper et nourrir les malades que si les membres de leurs familles apportent le nécessaire et les aliments appropriés. L’interruption d’opération en raison du manque d’équipes, d’instruments ou de personnel médical est fréquente. Les patients qui nécessitent des dialyses ne reçoivent pas de traitement. Des médicaments indispensables pour le traitement de maladies telles que le diabète, l’hypertension ou le cancer se raréfient à grande vitesse.
Le gouvernement n’admet pas que le pays fait face à une urgence qui exige une aide extérieure. Parce que, d’un côté, cela serait vu comme la reconnaissance de l’échec de sa gestion. Mais, également, il entend éviter qu’une telle prise de conscience puisse servir de porte d’entrée pour l’action de dispositifs d’interventionnisme humanitaire, armés de leur caractère indispensable, dont les conséquences sont bien connues.
Au cours des dernières années, le gouvernement a mis en œuvre différents mécanismes et actions de distribution d’aliments. Ces derniers ont été de courte durée et, en général, ils ont échoué en raison de leur inefficacité et des niveaux élevés de corruption. Le gouvernement n’est pas arrivé à démanteler les réseaux mafieux, qu’ils soient liés à l’Etat ou privés, qui agissent sur tous les maillons de la commercialisation, de l’arrivée aux ports jusqu’à la vente au détail. Enfin, ces mécanismes se sont concentrés sur la distribution, sans toucher de manière systématique à la crise profonde qui frappe la production nationale.
La dernière initiative est celle des Comités Locales de Abastecimiento y Producción (CLAP – Comités locaux de ravitaillement et de production), dont l’action principale est de vendre directement auprès des logements des paniers comprenant quelques aliments subventionnés. Ce mécanisme a soulevé une vive controverse, entre autres parce qu’il n’y a pas suffisamment d’aliments disponibles pour tout le monde et parce qu’il fonctionne par le biais de structures partidaires (liées au PSUV, le parti au pouvoir). Bien que cette initiative ait été lancée récemment, de nombreuses plaintes se sont élevées, dénonçant autant le caractère politique excluant (ceux qui ne s’identifient pas comme partisans du gouvernement) que, une fois de plus, la corruption.
A l’exception de Caracas, une restriction de la fourniture d’électricité a été ordonnée durant plusieurs mois de cette année, avec des coupures du service de quatre heures par jour [12]. Afin d’économiser de l’électricité, les administrations publiques de tout le pays ont fonctionné deux jours par semaine pendant plusieurs mois puis, ensuite, sur la base d’horaire réduit, affaiblissant encore plus la faible capacité de gestion de l’Etat vénézuélien. La fourniture d’eau a été rationnée, ce qui touche de manière disproportionnée les couches populaires. Une crise sévère frappe également les transports publics en raison du manque de pièces de rechange, y compris les plus courantes comme les batteries et des pièces en caoutchouc.
Tout cela se traduit par une détérioration grave des conditions d’existence de la population, aboutissant à la perte accélérée des améliorations sociales qui avait été obtenue au cours des années précédentes. Le gouvernement a cessé de publier, ou ne le fait qu’avec beaucoup de retard, une bonne partie de ces principales statistiques économiques et sociales. Pour cette raison, les seules sources actualisées sur lesquelles on puisse compter ont été produites par des études universitaires ou des sondages privés [13]. La dernière étude diffusée par un projet interuniversitaire [14], sur les revenus et la capacité d’acquisition de ce qui est défini comme étant le « panier normatif » d’aliments, caractérise 75,6% de la population comme étant pauvre et la moitié de la population comme étant en situation de pauvreté extrême [15]. Cela, plus que d’une détérioration, constitue l’effondrement du pouvoir d’achat de la large majorité de la population.
La réduction du pouvoir d’achat est généralisée, mais elle n’affecte pas de la même façon tous les secteurs de la population, raison pour laquelle les inégalités sociales ont crû. La réduction des inégalités de revenus a constitué l’un des succès les plus importants du processus bolivarien. L’actuelle détérioration du pouvoir d’achat touche en premier lieu ceux qui dépendent d’un revenu fixe en tant que salariés, retraités ou bénéficiaires d’une allocation. En revanche, ceux qui peuvent avoir accès aux devises qui permettent d’acquérir un nombre toujours croissant de bolívares et ceux qui participent aux divers mécanismes spéculatifs connus sous le nom de bachaqueo [terme, formés selon le nom d’une fourmi locale, qui désigne les activités d’achat de produits vendus à prix subventionnés pour les revendre plus cher ou pour les exporter en Colombie pour bénéficier du taux de change], sont souvent favorisés par la pénurie et l’inflation.
Dans les conditions présentes, le gouvernement ne dispose déjà plus des ressources qui seraient nécessaires pour ravitailler la population au moyen de programmes massifs d’importation d’aliments. Pour ces mêmes raisons, les politiques sociales, les Misiones, ont des effets qui se dégradent de manière soutenue.
La politique économique du gouvernement, de fait, agit de manière similaire à une politique d’ajustement qui contribue à la détérioration des conditions de vie de la population. Le paiement de la dette externe a accédé au rang de priorité sur les nécessités alimentaires et sanitaires de la population vénézuélienne. Selon le vice-président responsable de l’Área Económica, Miguel Pérez Abad, le Venezuela réduira cette année de manière conséquente ses importations afin de respecter ses engagements sur la dette [16]. Il a été annoncé que la somme totale de devises disponibles pour les importations non pétrolières pour l’année 2016 s’élèvera à seulement 15 milliards de dollars [17], ce qui représente le quart du volume des importations de 2012. Le président Maduro a cependant annoncé que « […] l’Etat vénézuélien a payé 35 milliards de dollars aux créanciers internationaux au cours des derniers 20 mois » [18]. Il s’agit d’une chose très grave, eu égard aux niveaux élevés de dépendance envers les importations pour satisfaire l’alimentation de base de la population.
Diverses propositions ont été formulées par les organisations politiques et universitaires ainsi que par les mouvements sociaux sur les moyens possibles pour obtenir les ressources nécessaires afin de répondre aux besoins urgents de la population. Parmi celles-ci se détache celle de la Plataforma de Auditoría Pública y Ciudadana [19] qui exige une enquête immédiate de grande ampleur sur les niveaux extraordinaires qu’a atteint la corruption dans les processus d’entrée, par le truchement d’organismes d’Etat, de divises subventionnées pour les importations [20]. Cet audit permettrait de commencer le processus de récupération des ressources soustraites à la nation. Cette possibilité a été rejetée par le gouvernement. Cela reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore en impliquant, sans aucun doute, autant des hauts fonctionnaires publics, civils et militaires que des entrepreneurs privés.
Une mesure tout aussi importante consisterait à réaliser un audit de la dette externe, avec pour objectif d’identifier la partie de cette dernière qui est légitime et celle qui ne l’est pas. Cet audit permettrait d’ouvrir une renégociation des conditions de paiement de la dette, sur la base d’une priorité dans la satisfaction des besoins immédiats d’alimentation et de santé de la population sur le paiement aux créanciers. Il a été également proposé la possibilité d’un impôt extraordinaire sur les biens de Vénézuéliens de l’extérieur, ainsi qu’une réforme fiscale qui assure une augmentation des recettes en provenance des grandes fortunes, en particulier le secteur financier, qui verse des taxes très basses.
Rien de tout cela, bien entendu, n’aura d’effet majeur si ne sont pas créés des mécanismes de contrôle social effectif qui garantissent que, dans ce contexte de corruption généralisée, ces biens aboutissent aux mains de ceux qui en ont besoin.
Une économie nouvelle : les visages multiples du bachaqueo
Au cours des trois dernières années, des réajustements importants de la structure économique du pays se sont produits, en particulier dans les secteurs de commercialisation. L’accès aux biens de base dans ce pays se fait actuellement en proportion élevée par le biais des mécanismes informels du dénommé bachaqueo. Certains cas parmi les plus scandaleux de corruption rencontrés dans ce pays au cours des dernières années sont précisément liés à l’accaparement et à la spéculation sur l’importation ainsi que sur les chaînes publiques et privées de distribution d’aliments.
Ce nouveau secteur complexe de l’économie, qui a acquis un poids énorme, comprend un vaste éventail de modalités et de mécanismes tant publics que privés. En raison de l’existence simultanée d’une pénurie généralisée et d’une inflation galopante, la différence entre le prix de vente des produits réglementés et le prix de vente de ces mêmes produits sur les marchés informels peut aller jusqu’à un à dix, un à vingt, voire même plus. Cette activité, qui occupe un grand nombre de personnes et mobilise beaucoup d’argent, agit à différentes échelles. Elle comprend, entre autres, des réseaux de contrebande de tailles différentes, en particulier en direction de la Colombie, le détournement massif de biens des chaînes publiques de distribution en gros, l’accaparement par des agents commerciaux privés ainsi que l’achat-vente de petite et moyenne échelle de produits réglementés par ceux que l’on appelle les bachaqueros.
En raison de sa nouveauté, de son hétérogénéité et de sa fluidité, il n’existe pas d’estimation fiable de l’ampleur de ce secteur de l’économie ainsi que de ses relations avec d’autres secteurs de cette dernière. Cette activité permet d’obtenir des revenus bien plus élevés que ceux existant pour une grande proportion des emplois salariés du pays. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, si ce secteur de l’économie du pays cessait de fonctionner subitement, le pays serait paralysé. Selon l’un des principaux instituts de sondage du pays, 67% de la population vénézuélienne reconnaît acheter, entièrement ou partiellement, des produits par le truchement des bachaqueros [21]. Le fait que ce secteur de l’économie opère par de nombreux mécanismes, il est non seulement difficile de l’évaluer mais aussi de l’observer à partir de préoccupations politiques ou éthiques. L’impact néfaste de la corruption dans les chaînes officielles de distribution sur la société, l’accaparement et la spéculation par des agents privés et des mafias violentes, souvent armées, contrôlant certains secteurs de la chaîne de commercialisation, ne fait toutefois aucun doute. Le bachaqueo sur une petite échelle n’est pas comparable : il est pratiqué par ce vaste secteur de la population qui, en l’absence de toute alternative pour nourrir leur famille, transforment l’activité d’achat, de troc et de vente spéculative de produits rares en modalité de survie.
Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est qu’au sein d’un processus politique orienté pendant des années vers des valeurs de solidarité et la promotion de diverses formes d’organisation populaire de base qui ont vu la participation de millions de gens, les réponses à cette crise profonde n’ont pas majoritairement été solidaires, collectives mais plutôt individualistes et fondées sur la concurrence entre les gens. Les transformations significatives de la culture politique populaire des années précédentes, le sens de la dignité, les subjectivités caractérisées par la confiance en soi et l’enthousiasme en relation avec le sentiment de faire partie de la construction d’un monde meilleur, sont entrées dans des dynamiques régressives. Une bonne partie des organisations sociales de base créées au cours de ces années (bureaux techniques de l’eau, conseils communautaires de l’eau, conseils communaux, communes, etc.) sont actuellement affaiblies, autant par le manque de ressources étatiques desquelles elles dépendaient qu’en raison de la détérioration croissante de la confiance envers le gouvernement et l’avenir du pays. D’autres organisations, qui disposent d’une plus grande capacité autonome, débattent aujourd’hui de la manière de continuer d’agir dans ce contexte nouveau.
Voici le paysage culturel qui rend possible, par exemple, le fait que des milliers d’enfants âgés jusqu’à 12 ans abandonnent l’école pour intégrer des bandes criminelles, débutant généralement dans le petit trafic de drogue qui constitue, grâce aux politiques prohibitionnistes en matière de drogue qui sont toujours en vigueur dans le pays, un marché juteux et une source permanente de violence.
Au-delà des conséquences de la sous-alimentation des enfants, ce qui aura probablement un impact négatif de plus longue durée pour l’avenir du pays, c’est le fait que la convergence de ces dynamiques a produit des processus de désintégration du tissu de la société, un état de méfiance généralisée ainsi qu’une profonde crise éthique au sein d’une large partie de la conscience collective.
La conjoncture politique
Le décès d’Hugo Chavez, en mars 2013, a frayé la voie à une nouvelle conjoncture politique au Venezuela. Lors des élections présidentielles d’avril 2013, le candidat choisi par Chavez, Nicolas Maduro, a gagné face à Henrique Capriles, candidat de l’opposition, avec une différence de seulement 1,49% des voix. Cinq ans plus tôt, Chavez, lors des dernières élections auxquelles il s’était présenté, l’avait remporté avec un écart de 10,76% des suffrages.
Lors des élections parlementaires de décembre 2015, l’opposition organisée autour de la Mesa de Unidad Democrática (MUD) a remporté les élections à une ample majorité, recueillant 56,26% des voix contre 40,67% pour les partisans du gouvernement [22]. En raison d’une loi électorale anticonstitutionnelle conçue pour garantir une surreprésentation de la majorité lorsque cette dernière était chaviste, l’opposition a obtenu un total de 112 parlementaires, soit une majorité des deux tiers de l’Assemblée [23]. L’identification antérieure de la majorité des secteurs populaires avec le chavisme bat de l’aile, l’opposition l’emporte dans de nombreux centres électoraux qui, jusqu’ici, votaient de façon décisive pour le gouvernement.
D’une situation où les chavistes contrôlaient l’ensemble des institutions publiques (exécutif, pouvoir législatif, pouvoir judiciaire, pouvoir électoral, pouvoir citoyen et 20 des 23 gouvernorats), on a débouché sur une situation nouvelle caractérisée par une dualité de pouvoirs ainsi que par une crise constitutionnelle potentielle.
La majorité de l’Assemblée nationale aux mains de l’opposition n’a toutefois pas, dans les faits, modifié le rapport de forces au sein de l’Etat. De manière systématique, chaque fois que l’exécutif est en désaccord avec une décision de l’Assemblée, il fait appel au Tribunal suprême de justice (TSJ) afin qu’il la déclare inconstitutionnelle. Une chose que le Tribunal exécute avec rapidité. Il faut ajouter à cela que, pour les affaires de grande importance, le gouvernement, avec l’aval du TSJ, gouverne par décrets présidentiels. Parmi ces derniers, le Décret d’état d’exception et d’urgence économique se détache [24]. Grâce à ce dernier, le président s’attribue des pouvoirs extraordinaires dans le champ économique ainsi que dans le domaine de la sécurité publique. Par conséquent, au cours des six premiers mois de son installation, l’Assemblée nationale a représenté plus un espace de débat politique et de catharsis qu’un pouvoir d’Etat disposant d’une capacité à prendre des décisions effectives sur la direction dans laquelle s’engage le pays.
Le gouvernement a annoncé, à maintes reprises, des mesures spéciales, la constitution de commissions présidentielles, le lancement de nouveaux « moteurs de l’économie », des restructurations de l’Etat, de nouvelles vice-présidences ainsi que la création de nouveaux ministères. Pour l’essentiel, il s’agit néanmoins d’un gouvernement sur la défensive, sans orientation, dont l’objectif principal semble être la conservation du pouvoir. Pour cette raison, il se réaffirme par un discours incohérent qui n’a pas de rapport avec la vie quotidienne et les exigences immédiates de la population. Le gouvernement continue de faire appel à la « Révolution » et à l’affrontement avec l’impérialisme, à une opposition face à l’interventionnisme extérieur, à la droite nationale et à l’internationale fasciste, contre les golpistas et la « guerre économique », autant de facteurs qui sont présentés comme la cause de tous les maux qui affectent le pays. Il accentue l’utilisation arbitraire du contrôle qu’il exerce sur le Conseil national électoral (CNE) ainsi que sur le TSJ pour prendre des décisions dont le but est de bloquer toute possibilité de changement [25]. De cette manière, le gouvernement mine, pas à pas, la légitimité de la Constitution de 1999. Dans le même temps, la détérioration économique et sociale du pays s’approfondit.
Il est bien connu que, depuis le premier gouvernement bolivarien, les Etats-Unis ont fourni un soutien politique et financier à l’opposition vénézuélienne, y compris lors du coup d’Etat d’[avril] 2002. L’offensive ne cesse pas. En mars 2016, l’administration Obama a renouvelé une décision prise l’année précédente caractérisant le Venezuela de « menace inhabituelle et extraordinaire à la sécurité nationale et à la politique extérieure des Etats-Unis » [26]. En mai de la même année, « pour la dixième année consécutive, le Département d’Etat des Etats-Unis a déterminé […] que le Venezuela ne coopérait pas pleinement aux efforts antiterroristes des Etats-Unis » [27]. Dans le contexte d’une prééminence des gouvernements progressistes et des processus intégrationnistes à l’échelle de l’Amérique Latine (UNASUR, MERCOSUR, CELAC), cette offensive a rencontré dans le passé peu de succès. Nous nous trouvons toutefois désormais dans un contexte géopolitique régional profondément modifié, caractérisé par un affaiblissement autant des mouvements sociaux que par la disparition des gouvernements progressistes dans tout le continent. En ce sens, les conséquences des brusques virages à droite opérés en Argentine et au Brésil, ainsi que l’affaiblissement des mécanismes d’intégration continentale qui en découlent sont significatives. Mécanismes sur lesquels le président Chavez avait joué un rôle central dans leur création et leur renforcement. Une expression de ces changements réside dans les attaques systématiques lancées par Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA [Organisation des Etats Américains], contre le gouvernement vénézuélien, faisant pression sur les pays membres de l’organisation pour que le Charte démocratique soit appliquée à ce pays. Les résistances qui se manifestent contre le Venezuela pour que ce pays assume, ainsi qu’il lui revient, la présidence pro tempore du MERCOSUR est un autre exemple.
Mécontentement généralisé, protestations, pillages, répression et insécurité
Toutes les enquêtes d’opinion confirment l’état d’esprit que l’on peut percevoir tous les jours là où se réunissent des gens, dans les queues qui se forment pour acheter des aliments ou dans les transports publics, par exemple : un mécontentement profond traverse le pays. Selon le Venebarómetro, 84,1% de la population considère que la situation dans laquelle se trouve le pays est négative ; 68,4% estiment que la gestion du président Maduro est négative ; 68% des personnes sondées expriment son accord pour que Maduro quitte le plus rapidement le pouvoir et sur la tenue d’élections présidentielles [28]. D’après l’institut de sondage Hercon, 81,4% des personnes sondées considèrent qu’un « changement de gouvernement cette année est nécessaire pour régler la crise que traverse le Venezuela » [29]. Selon Óscar Schemel, directeur de l’institut Hinterlaces, généralement favorable au gouvernement, 58% des personnes interrogées, en février 2016, se déclaraient favorable à une sortie constitutionnelle du président Maduro [30]. Un rapport du Proyecto Integridad Electoral Venezuela de l’Universidad Católica Andrés Bello indique que 74% de la population voit la situation du pays comme « mauvaise » ou « très mauvaise » et plus de la moitié estime que les principaux responsables de ces problèmes sont le gouvernement et le président [31]. Selon Datincorp, un autre institut de sondage, 72% des sondés souhaite que le président Maduro achève son mandat avant 2019 [32].
La majorité des enquêtes indique également que l’appui apporté à l’opposition et à l’Assemblée nationale a tendanciellement chuté, ce qui est le résultat de la frustration des attentes que la MUD avait créées avant les élections parlementaires. Selon une enquête nationale réalisée par l’Universidad Católica Andrés Bello, une institution qui penche fortement vers l’opposition, seuls 50,58% des sondés expriment leur confiance envers l’Assemblée nationale et un peu moins de la moitié envers les députés de l’opposition et les partis d’opposition [33].
Les difficultés auxquelles fait face quotidiennement la grande majorité de la population, en particulier les obstacles voire l’impossibilité d’obtenir des aliments et des médicaments, les pénuries d’eau, le rationnement de la fourniture en électricité ont provoqué, dans tout le pays, une augmentation des protestations, la fermeture de rues et d’autoroutes, le pillage d’établissements où l’on vend des aliments tout comme celui des camions qui transportent ces biens. Certains de ces pillages et de ces protestations violentes peuvent être organisés comme une forme d’affrontement politique contre le gouvernement [34]. Il ne fait aucun doute que des groupes paramilitaires opèrent dans le pays, mais il est évident, par leur ampleur, qu’il s’agit dans l’ensemble d’un phénomène social disposant d’une large base. A la différence de ce qui s’est produit en février 1989, où le Caracazo consistait en une explosion populaire généralisée et pratiquement simultanée à l’échelle nationale, aujourd’hui, dans des conditions bien plus graves qu’en 1989, nous nous trouvons face à un Caracazo à « quotas ». Dans certains cas, des groupes armés y participent et agissent par la violence.
Cela s’ajoute à l’insécurité qui, durant de nombreuses années, a été caractérisée par la population vénézuélienne comme le problème principal du pays. Selon les Nations Unies, le Venezuela a non seulement le taux le plus élevé d’homicides d’Amérique du Sud, mais c’est aussi le seul pays du continent dont le taux a augmenté de manière constante depuis 1995 [35]. Certains prétendus « collectifs » d’origine chaviste se sont transformés en mafias armées. Un contexte d’impunité généralisée où ni les assassinats, ni la corruption ne font l’objet d’enquêtes – et sont encore moins punis – a généré une méfiance profonde et généralisée de la police, du système judiciaire et de la justice. Les cas où des groupes de personnes décident de rendre justice par elle-même, par des lynchages, sont devenus plus fréquents. C’est un phénomène dramatique qui nous montre l’état dans lequel se trouve la société vénézuélienne. Selon une enquête réalisée par l’Observatorio Venezolano de Violencia, deux tiers de la population estime justifié les lynchages pour punir les « crimes horribles » ou lorsque le criminel ne peut être « soigné ». Toutefois, selon cet observatoire, « pour la majorité des lynchages observés récemment, les victimes n’ont pas commis de délits « horribles« ; il s’agit plutôt de voleurs inexpérimentés. » Dans un quartier populaire, une pancarte portant le texte suivant a été fixée : Voisins organisés. Voleur, si nous t’attrapons tu n’iras pas au commissariat. Nous te lyncherons ! [36] Ces images sont tellement grotesques, que la Chambre constitutionnelle du TSJ a interdit leur diffusion sur les réseaux sociaux.
Le gouvernement, face à cette décomposition généralisée, face à une société qu’il ne peut déjà plus contrôler, avec un discours toujours plus inefficace, répond de manière croissante par la répression. Les mobilisations dans les rues sont fréquemment bloquées ou réprimées au gaz lacrymogène. Les médias révèlent chaque semaine des cas où des personnes meurent sous les balles de la police. En dépit du fait que l’utilisation d’armes à feu est expressément interdite par la Constitution [37], le ministre du Pouvoir populaire pour la défense, à travers une résolution sur « les normes d’opération de la force armée nationale bolivarienne affectée au contrôle de l’ordre public, de la paix sociale et de la cohabitation citoyenne lors des réunions publiques et des manifestations » a décidé que face à une situation de « danger mortel », le fonctionnaire militaire « appliquera la méthode de l’utilisation de la force potentiellement mortelle, que cela soit avec une arme à feu ou une autre potentiellement mortelle » [38].
Devant l’absence d’une politique publique de sécurité entière et consistante en matière de sécurité, face au débordement de la violence de la pègre et devant les revendications de la société qui exige une réponse, un nouveau dispositif policier a été créé en juillet 2015 : l’Operación para la Defensa y Liberación del Pueblo (OLP). Sa principale activité a consisté à effectuer des perquisitions violentes dans les quartiers populaires. Ces descentes ont été dénoncées par des organisations des droits humains car elles augmentent l’inégalité dans la répression, ciblant uniquement les activités illicites réalisées dans les secteurs populaires, ainsi que pour leur utilisation disproportionnée de la force. Depuis la création de ce « dispositif », des informations sur la mort de nombreux « truands » et « délinquants » ont commencé à paraître dans les journaux. Le nombre de personnes « abattues » est présenté par les fonctionnaires comme la mesure du succès de ces groupes. La présomption d’innocence disparaît et, avec le soutien de l’opinion publique, l’assassinat extrajudiciaire devient banal dans un pays dont la Constitution interdit expressément la peine de mort [39].
Le référendum révocatoire
La Constitution vénézuélienne envisage la possibilité de la tenue de référendums révocatoires de chaque mandataire élus une fois qu’est passée la moitié de leur mandat. Cet instrument, qui permet une évaluation par les électeurs de l’administration des fonctionnaires élus, a été revendiqué par le chavisme comme étant l’un des plus importants progrès démocratiques inscrits dans la Constitution de 1999, comme l’une des principales expressions de démocratie participative [40]. Pour l’exercice de cette procédure révocatoire, un certain nombre d’exigences doivent être remplies. Dans le cas du président ou de la présidente de la République, si le référendum se tient dans la quatrième année de son mandat de six ans et que la majorité décide de le révoquer, il ou elle est destituée et des nouvelles élections présidentielles se tiennent dans les trente jours. Si le référendum se tient alors qu’il reste moins de deux ans de mandat présidentiel, et que la majorité vote la révocation, le président est destitué et remplacé par le vice-président (une charge dont le président nomme et limoge librement le titulaire). C’est pour cette raison que le gouvernement, conscient qu’il perdrait le référendum révocatoire, a décidé, par le truchement du contrôle total qu’il exerce sur le CNE, de placer systématiquement des obstacles et de retarder le plus possible la procédure menant au référendum [41].
Les différentes mobilisations de l’opposition qui ont pour but de faire pression sur le CNE pour qu’il prenne les mesures nécessaires pour permettre la tenue du référendum révocatoire sont empêchées ou réprimées. De hauts fonctionnaires du gouvernement ont annoncé que les employés publics qui manifesteraient leur soutien au référendum seraient licenciés et les entrepreneurs qui le feraient pourraient être privés de contrats avec l’Etat [42]. Des étudiants ont dénoncé le fait que leurs bourses avaient été supprimées parce qu’ils avaient signé en faveur de la tenue du référendum. L’opposition a présenté environ dix fois plus de signatures de ce qui est nécessaire pour engager la procédure révocatoire. Des centaines de milliers de signatures ont été invalidées, beaucoup pour des questions de forme. De nouvelles exigences, qui n’avaient pas fait l’objet d’une information antérieure, ont été imposées ; les délais sont systématiquement prolongés au-delà de ce qui est fixé par les normes.
Le CNE a été pendant de nombreuses années une institution jouissant d’un degré élevé de légitimité. Le caractère totalement automatisé des processus électoraux et ses mécanismes d’audit faisaient qu’il était extrêmement difficile de fausser la volonté des électeurs et électrices. Les missions d’observation internationale présentes lors des nombreux processus électoraux qui se sont tenus sous les gouvernements bolivariens ont affirmé à de multiples reprises que les résultats électoraux étaient hautement fiables. Jimmy Carter a même prétendu qu’il s’agissait du meilleur système électoral au monde.
Pendant des années, le CNE a joué un rôle central dans la défense de la légitimité du gouvernement face aux attaques du gouvernement des Etats-Unis et des droites dans le monde. Au cours des dernières années, cependant, cet organisme a perdu la confiance des électeurs [43]. Dans la mesure où ses décisions sont en train d’empêcher la tenue du référendum révocatoire en 2016 et que son rôle actuel d’exécuteur des décisions du pouvoir exécutif se fait visible, le CNE sacrifie le prestige et la reconnaissance qu’il avait obtenus à grand prix. D’un point de vue constitutionnel, si le gouvernement empêche la tenue d’un référendum révocatoire dont la procédure a rempli toutes les exigences établies légalement, cela serait aussi grave que d’empêcher la tenue d’une élection afin de se maintenir au pouvoir.
De ce fait, si le gouvernement, de manière illégitime, bloquait la tenue du référendum révocatoire en 2016, il romprait le fil constitutionnel. Il deviendrait, dès lors, un gouvernement de facto. Cela serait particulièrement grave dans les conditions actuelles où, en conséquence de la crise, le degré de tensions accumulées dans le pays est très élevé. Si était bloquée la possibilité pour la population vénézuélienne de décider de manière démocratique et constitutionnelle de l’avenir politique immédiat du pays, le risque existe d’un passage de la situation actuelle – avec de nombreux, mais fragmentés, foyers de violence – vers une violence généralisée, ce qui serait extrêmement dangereux, eu égard à la présence étendue des armes à feu parmi la population.
Plus la transition sera différée, alors même qu’elle semble inévitable en raison du rejet énorme du gouvernement, plus élevée sera la détérioration du chavisme populaire et de l’imaginaire d’un autre monde possible. Le défi est de savoir comment éviter que la fin du gouvernement Maduro soit expérimentée comme une défaite des attentes de transformation sociale de la population vénézuélienne. Le peuple chaviste n’a pas à endosser l’échec de la gestion gouvernementale.
Des rentes pétrolières aux rentes minières
La crise profonde que traverse aujourd’hui le Venezuela représente un tournant fondamental dans l’histoire contemporaine du pays. Reste à savoir dans quelle direction. Après un siècle de rente pétrolière, de domination d’une logique rentière, centrée sur l’Etat, clientélaire et dévastatrice autant pour l’environnement que pour la diversité culturelle, le moment devrait être venu, en tant que société, d’assumer le fait qu’il s’agit de la crise terminale de ce modèle. Et cela au-delà de l’urgence des mesures nécessaires qui doivent être prises pour répondre à la crise alimentaire et aux manques de médicaments. Il est temps d’ouvrir un débat ample ainsi que des processus d’expérimentation collectifs qui puissent faire face aux défis de l’urgence d’une transition vers un autre modèle de société. Dans l’ensemble, la réponse à la crise ne s’est pas engagée dans cette direction. Le consensus pétrolier national n’a pas été remis en cause au-delà de la rhétorique. Les programmes de gouvernement du PSUV et de la MUD pour les dernières élections présidentielles, malgré des différences profondes sur tous les autres thèmes, se sont engagés à doubler la production pétrolière pour atteindre les 6 millions de barils par jour en 2019. En d’autres termes, ce que ces deux formations envisageaient comme avenir pour le Venezuela n’était rien d’autre qu’un approfondissement de son caractère rentier.
Au-delà de la peu probable remontée significative des prix du pétrole sur les marchés internationaux, à quoi servirait que le pays compte avec les plus importantes réserves d’hydrocarbures de la planète si, au moins 80% de ces réserves, doivent rester sous terre dès lorsque nous voulons avoir une quelconque possibilité d’éviter des transformations climatiques catastrophiques qui placerait l’existence humaine en danger ?
Dans la conjoncture présente, l’opposition insiste presque exclusivement sur la nécessité du départ du gouvernement du président Maduro comme condition pour retourner à la normalité de l’ordre (néolibéral ?) interrompue par le processus bolivarien. Du côté du gouvernement, si l’on met de côté les nombreuses mesures incohérentes qui relèvent plus de l’improvisation que d’une capacité à reconnaître la situation présente du pays, la réponse la plus importante a consisté à proclamer la mise en place d’un nouveau moteur de l’économie : les mines. Il s’agirait de remplacer l’extractivisme rentier axé autour du pétrole par un extractivisme rentier du secteur minier.
Le 24 février 2016, par décret présidentiel, Nicolas Maduro, a décidé la création d’une Nouvelle zone de développement stratégique national Arco Minero del Orinoco [44], ouvrant près de 112’000 km2, soit 12% du territoire national, aux grandes compagnies minières pour l’exploitation de l’or, des diamants, du coltan, du fer et d’autres minerais. Selon le président de la Banque centrale du Venezuela, Nelson Merentes, le gouvernement a déjà souscrit des alliances et des accords avec 150 entreprises nationales et transnationales, « lesquelles, dès ce moment, pourront exécuter des travaux d’exploration afin de certifier les réserves minérales pour ensuite passer à la phase d’exploitation de l’or, du diamant, du fer et du coltan. » [45] Le nom et le contenu de ces entreprises ne sont pas connus.
L’exploitation minière, surtout par l’ampleur extraordinaire qui est envisagée dans l’Arco Minero del Orinoco, a pour but l’obtention à court terme de revenus monétaires contre la destruction socio-environnementale irréversible d’une proportion significative du territoire national et par l’ethnocide des peuples indigènes qui vivent dans cette région. Cette zone couvre des forêts tropicales humides de l’Amazonie vénézuélienne, d’importantes savanes aux sols fragiles, une biodiversité extraordinaire ainsi que des sources d’eau d’importance critique. Tout cela sur la base d’une décision présidentielle, en l’absence totale de débat public, dans un pays dont la Constitution définit la société comme étant « démocratique, participative et actrice, multiethnique et pluriculturelle », sans même parler de l’inexistence complète d’études d’impact sur l’environnement tels qu’ils sont requis par l’ordre juridique en vigueur.
Loin de représenter une option alternative à la logique rentière qui a dominé le pays pendant un siècle, ce décret exprime une décision stratégique d’approfondir l’extractivisme et d’accentuer la logique rentière. Le minerai sur lequel le gouvernement a le plus insisté, c’est l’or. Selon le ministre du pétrole et des mines, également président de PDVSA, Eulogio Del Pino, les réserves aurifères de la zone sont estimées à 7000 tonnes, ce qui représente, aux prix actuels, 280 milliards de dollars [46].
Il n’existe pas de technologie minière à grande échelle qui soit compatible avec la préservation de l’environnement. Les expériences internationales en la matière sont très claires. Dans des régions arborées, comme c’est le cas d’une grande partie de l’Arco Minero, les exploitations minières à grande échelle, à ciel ouvert, produiront nécessairement des processus massifs et irréversibles de déforestation. La riche biodiversité de la zone serait sévèrement affectée, ce qui produirait la disparition de nombreuses espèces. Les forêts amazoniennes constituent une défense vitale contre le réchauffement de la planète. La déforestation de ces forêts suppose simultanément une augmentation de l’émanation des gaz à effet de serre ainsi qu’une réduction de la capacité de celles-ci à absorber/retenir ces gaz, accélérant ainsi le réchauffement global. Les conséquences de ces actions dépassent ainsi largement le territoire national. Au lieu d’attribuer une priorité à la nécessité urgente de freiner les actuels processus de destruction de forêts et de bassins fluviaux produits par l’exploitation illégale de l’or – en présence de groupes paramilitaires qui contrôlent d’importantes bandes de territoire – la légalisation et la promotion des activités minières à grande échelle telles qu’envisagées sur le territoire de l’Arco Minero del Orinoco produirait une forte accélération de cette dynamique dévastatrice.
Ce projet constitue une violation flagrante et généralisée des droits des peuples indigènes, tels qu’ils sont garantis au Chapitre VIII de la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela. Les droits inscrits dans les principaux instruments légaux, adoptés par l’Assemblée nationale au cours des dernières années, liés à ceux-ci sont également violés : la Loi de démarcation et de garantie de l’habitat et des terres des peuples indigènes (janvier 2001) ainsi que la Loi organique des peuples et des communautés indigènes (LOPCI, décembre 2005). Parmi toutes ces violations, se distinguent celles qui transgressent les normes de consultation préalable et informée qui sont établies fermement autant dans la législation vénézuélienne qu’internationale (Convention 169 de l’OIT) pour les cas où sont prévues des activités qui pourraient affecter négativement les habitats de ces peuples. Ecorchant à nouveau la Constitution nationale, l’existence même des peuples indigènes n’est pas reconnue, ils sont menacés de disparition en tant que peuple, cette fois-ci au nom du « socialisme du XXIe siècle ».
Dans le passé, autant au Venezuela que dans le reste de la planète, une priorité a été accordée à l’exploitation minière et pétrolière sur l’eau, considérant qu’elle était un bien disponible en permanence. Les décisions prises partout dans le monde sur cette prétendue disponibilité sans limite de l’eau ont eu des conséquences nombreuses et catastrophiques. L’exemple le plus dramatique au Venezuela est celui du lac de Maracaibo, le lac d’eau douce le plus grand d’Amérique Latine. En raison de l’ouverture du canal de navigation pour permettre l’entrée de navires pétroliers, la contamination agrochimique et le déversement des eaux usées non traitées ont, lentement mais sûrement, pendant des décennies, épuisé ce réservoir d’eau vital. La société vénézuélienne est-elle disposée à répéter cette catastrophe environnementale, cette fois-ci dans les bassins des fleuves Caura, Caroní et Orinoco de l’Amazonie vénézuélienne ? Le territoire vénézuélien situé au sud du fleuve Orinoco constitue la principale source d’eau douce du pays. Les processus de déforestation, que l’on peut prévoir avec l’activité minière à grande échelle, conduiront inévitablement à une réduction de ces flux d’eau douce.
L’un des phénomènes qui a eu le plus d’impact sur la vie des habitants du Venezuela au cours des dernières années a été les crises répétées de l’approvisionnement électrique dues, en partie, à la réduction du débit du fleuve Caroní, dont les barrages hydroélectriques produisent jusqu’à 70% de l’électricité consommée dans le pays. Outre les modifications générées par le changement climatique, l’exploitation minière à grande échelle dans le territoire de l’Arco Minero del Orinoco contribuera directement à la réduction de la capacité de production électrique de ces barrages. En premier lieu, en raison de la diminution du débit des fleuves dans les zones affectées par ces exploitations. De même, l’exploitation minière en amont, réduisant la couche végétale des zones voisines, augmentera inévitablement les processus de sédimentation de ces dernières. Leur capacité d’emmagasinage et leur vie utile se réduiront progressivement. Tous les barrages hydroélectriques du réseau du bas Caroní se trouveront dans les limites fixées comme faisant partie de l’Arco Minero del Orinoco.
Pour l’exploitation de cet arc minier, la participation d’« entreprises privées, étatiques et mixtes » est prévue. Le décret envisage une gamme variée d’incitations publiques pour ces compagnies minières, entre autres la flexibilisation des normes légales, la simplification et l’accélération des démarches administratives, l’abandon de certaines exigences prévues par la législation vénézuélienne, la mise en place de « mécanismes de financement préférentiels » ainsi qu’un régime douanier spécial, comportant des tarifs douaniers et paradouaniers préférentiels sur leurs importations. Les compagnies bénéficieraient également d’un régime fiscal spécial, comportant l’exonération totale ou partielle du paiement des impôts sur la rente et sur la valeur ajoutée.
La possibilité de s’opposer aux impacts des grandes compagnies minières qui seront actives dans l’Arc minier est interdite par les normes qui règlent les décrets. Afin d’empêcher que les activités des entreprises ne rencontrent des résistances, une Zone de développement stratégique, placée sous la responsabilité de la Force armée nationale bolivarienne, est créée. Le décret en question établit de manière expresse la suspension des droits civils et politiques sur tout le territoire de l’Arc minier : « Article 25. Aucun intérêt particulier, de corporation, de syndicat, d’association ou de groupe ou leurs règles ne prévaudra sur l’intérêt général dans la réalisation de l’objectif contenu dans le présent décret. »
« Les sujets qui exécutent ou promeuvent des actions matérielles qui tendent à faire obstacle à la réalisation totale ou partielle des activités productives de la Zone de développement stratégique créée par ce décret seront sanctionnés en conformité à l’ordre juridique applicable. »
Les organismes de sécurité de l’Etat mettront en œuvre les actions immédiates nécessaires pour sauvegarder le déroulement normal des activités prévues dans les Plans de la Zone de développement stratégique national de l’Arc minier de l’Orénoque, ainsi que l’exécution des dispositions de cet article. »
Les conséquences de cette « prévalence de l’intérêt général sur les intérêts particuliers » sont extraordinairement graves. Par « intérêt général » il faut comprendre l’exploitation minière telle qu’elle est conçue dans ce décret présidentiel. Toute vision opposée, tout intérêt autre, y compris l’appel à la Constitution, revient à être défini comme un « intérêt particulier » et, par conséquent, soumis à ce que les « organismes de sécurité de l’Etat » mettent en œuvre « les actions immédiates nécessaires pour sauvegarder le déroulement normal des activités prévues » par le décret. Quels sont ou quels peuvent être ces intérêts qualifiés de « particuliers » ? Le décret est rédigé de telle sorte qu’il autorise une large interprétation. D’un côté, il signale expressément que les intérêts syndicaux et des corporations sont « particuliers ». Cela peut, sans aucun doute, conduire à la suspension, dans toute la zone, des droits des travailleurs fixés dans la Constitution et dans la Loi organique du travail. Est-ce que cela implique également que les droits « corporatifs », et donc « particuliers », des journalistes à informer sur le développement des activités minières sont suspendus ?
Quelles sont les implications de ce décret sur ceux qui, sans doute, figureront parmi les plus touchés par ces activités, soit les peuples indigènes ? Les activités pour la défense de leurs droits constitutionnels que pourraient entreprendre ces peuples, au travers de leurs organisations, en accord avec leurs « règlements » compris également comme des « intérêts particuliers », seront-elles réprimées si elles entre en contradiction avec « l’intérêt général » de l’exploitation minière sur leurs terres ancestrales ?
Tout cela est encore plus préoccupant si l’on tient compte du fait que deux semaines seulement avant le décret qui créait la Zone de développement de l’Arc minier le président Maduro a décrété la création de la Compagnie anonyme militaire des industries minières, pétrolières et du gaz (Camimpeg), inscrite au ministère du pouvoir populaire pour la défense [47]. Cette entreprise bénéficie d’attributions larges pour se consacrer « sans aucune limitation » à toute activité liée directement ou indirectement aux activités minières, pétrolières ou gazières. En raison de la participation prévisible de cette entreprise dans les activités de l’Arc minier, la Force armée, loin de représenter le défenseur d’un hypothétique « intérêt général » dans la zone, disposera d’un intérêt économique direct à ce qu’il ne soit fait aucun obstacle aux activités minières. Conformément à ce décret, les forces armées seraient légalement autorisées à agir en conséquence.
De fait, par le biais d’un décret présidentiel, nous nous trouvons face à la suspension de la Constitution de 1999 sur 12% du territoire national. Cela ne peut être interprété que par la volonté de remplir un objectif double. En premier lieu, il s’agit d’accorder des garanties aux firmes transnationales – dont l’on cherche à attirer les investissements – afin qu’elles puissent agir librement sans risque de faire face à une quelconque résistance. En second lieu, il est question de concéder aux militaires un pouvoir encore plus important au sein de la structure de l’Etat vénézuélien et, avec cela, leur loyauté envers le gouvernement bolivarien. Cela passe par la criminalisation des résistances et des luttes contre les compagnies minières.
En résumé, un gouvernement qui se qualifie de socialiste, révolutionnaire et anticapitaliste a décrété la soumission du pays aux intérêts des grandes compagnies transnationales minières, un projet extractiviste prédateur qui compromet l’avenir du pays avec des conséquences prévisibles ethnocidaires pour les peuples indigènes.
La réaction de divers secteurs de la société vénézuélienne ne s’est pas fait attendre. Parmi de nombreux forums, assemblées, mobilisations et communiqués, se détache le « Recours en nullité en raison de son caractère illégal et inconstitutionnel accompagné d’une demande de mesure conservatoire de l’acte administratif général contenu dans le décret [de l’Arc minier] » introduit devant la Chambre politique administrative du Tribunal suprême de justice le 31 mai 2016 par un groupe de citoyens et de citoyennes [48].
La lutte pour l’annulation du décret de l’Arc minier est une expression autant des luttes pour un avenir démocratique, non rentier, exprimant une capacité de vivre en harmonie avec la nature que de l’ouverture d’une brèche qui permettra d’aller au-delà de la bipolarisation infructueuse entre le gouvernement et la MUD dans laquelle la réflexion collective et le débat politique restent piégés.
Edgardo Lander, Caracas, juillet 2016