Quelques mots d’introduction
Comme cela a déjà été souligné dans ces pages [1], le régime chaviste a procédé depuis 1999 à une répartition de la rente pétrolière infiniment plus favorable aux classes populaires que ce n’était le cas auparavant. Mais il n’a jamais entrepris de modifier la structure économique du pays basée sur cette mono-production, ne s’est pas non plus attaqué à la vieille bourgeoisie vénézuélienne et a même créé une nouvelle couche de profiteurs, la « bolibourgeoisie » enrichie grâce à ses positions au sein de l’appareil d’Etat ou à ses relations avec lui. Tout cela a pu fonctionner tant que les prix du pétrole se maintenaient à un niveau très élevé. Mais que ceux-ci s’effondrent, sans se redresser pendant des mois et des années, et tout finit par partir à vau-l’eau. Voilà ce à quoi l’on assiste depuis le début de l’année.
La situation du Venezuela, dramatique au niveau économique et social, est extrêmement instable sur le plan politique. En butte à des manifestations de rue répétées, le gouvernement du successeur de Chávez, Nicolas Maduro, est minoritaire au parlement et dans le pays – même s’il bénéficie toujours du soutien de nombreux secteurs populaires. Il se maintient grâce au caractère présidentiel du régime (où le président prime sur le parlement), à son contrôle d’une série d’institutions clés, notamment la Commission nationale électorale qui multiplie les entraves à la réalisation du référendum révocatoire demandé par la droite (une disposition prévue dans la Constitution et que Chávez en son temps avait acceptée – avant de remporter le scrutin) ainsi que, par-dessus tout, à l’appui des Forces armées.
Il est pourtant de plus en plus isolé : menacé de suspension du Mercosur (le marché commun de la région, où la droite domine désormais depuis le Brésil et l’Argentine), lâché par la Chine, ses derniers soutiens internationaux sont le Zimbabwe de Mugabe, Raul Castro et l’Iran. Son espoir semble être de parvenir à repousser le référendum révocatoire au-delà de la date du 10 janvier, quand – en vertu de mécanismes constitutionnels – Maduro serait alors, s’il perdait, remplacé non par un nouveau président élu (qui aurait alors de fortes chances d’être de droite), mais par le vice-président de son propre gouvernement.
Carlos Carcione, un dirigeant de l’organisation vénézuélienne Marea Socialista, donne ici son point de vue sur cette situation, ce qui y a mené et les moyens d’y faire face. [2]
Nous aborderons forcément à nouveau, dans les prochains mois, la question du Venezuela. Ce sera aussi l’occasion de revenir sur la trajectoire du chavisme – et sur les illusions qu’il a pu susciter dans de larges secteurs de la gauche radicale à l’échelle internationale.
Jean-Philippe Divès
Comment expliquer le surgissement et le développement de ce que l’on appelle le « chavisme » ou la « révolution bolivarienne » ?
Carlos Carcione – Tout d’abord, je voudrais faire une distinction. Pour nous, « chavisme » et « révolution bolivarienne » ne sont pas synonymes ; au contraire, ils désignent deux phénomènes différents quoique liés entre eux. Le premier fait référence au processus social et politique qui trouve son point de départ lors du « Caracazo » [« le soulèvement de Caracas »] de 1989 et se combine avec l’épuisement du modèle économique et politique en place, qui s’était manifesté sous la forme d’un krach lors du Vendredi noir de février 1983 [jour de la chute brutale du bolivar face au dollar]. La « révolution bolivarienne » fait référence, dans cette étape historique, au processus objectif d’épuisement du modèle de la rente pétrolière, à la crise terminale du régime politique bipartite du Pacte de « Punto Fijo » [signé entre les principales formations politiques après la chute du dictateur Jiménez, en 1958] et à l’irruption sur la scène nationale d’un puissant mouvement de masse.
Le second, celui que l’on connaît sous le nom de « chavisme », se réfère au sujet politique qui a chevauché ce processus depuis 1992 et que le gouvernement Chávez a tenté de construire, sous diverses formes et de différentes manières, avec diverses orientations et de multiples organisations et appellations. Le « chavisme », appellation actuelle de ce phénomène et qui, il est utile de le préciser, n’était pas utilisée du vivant de Chávez, est le mouvement politique construit par Hugo Chávez pour tenter de conduire, ordonner et/ou domestiquer, du point de vue de l’idéologie bolivarienne, ce processus tumultueux qui s’était éveillé lors du Caracazo et qu’annonçait le Vendredi Noir.
Cela étant, le processus objectif auquel nous faisons référence n’est pas seulement vénézuélien, c’est l’expression continentale de la crise internationale du système capitaliste. Et cela fait au moins trois décennies qu’il se développe. Du point de vue de la résistance du mouvement des masses, il faut évoquer, outre le Caracazo, quelques jalons et notamment, parmi tant d’autres : les guerres de l’eau et du gaz en Bolivie, les émeutes urbaines et paysannes en Equateur, l’explosion argentine de 2001, la déroute de l’ALCA [zone de libre-échange des Amériques]. Ils montrent, à l’échelle de l’Amérique latine, une puissante réaction populaire d’affrontement au néolibéralisme. C’est ce processus qui a ouvert la voie à diverses expériences que la presse dominante désigne sous le terme générique de « progressismes ».
Mis à part les erreurs commises, pour nombre d’entre elles particulièrement graves, notamment l’extraction pétrolière forcenée et l’économie mixte (ce qui explique en partie la situation actuelle), le gouvernement Chávez a constitué la tentative de transformation la plus profonde, structurellement, des conditions d’oppression et de soumission dans lesquelles se trouvait plongé le pays. L’évolution politique de Chávez lui-même, qui l’a conduit de son identification avec l’orientation de la « La Troisième Voie » jusqu’à proposer un « socialisme du 21e siècle », puis un « socialisme bolivarien » afin de donner une portée continentale à son option politique, illustre cette recherche.
Le débat actuel à propos de la « fin de cycle des gouvernements progressistes » met un signe d’égalité entre des gouvernements qui ont tous surgi au cours de ce processus politique, mais dont le caractère social et politique est très différent. Certains posent la question de manière erronée, d’autres visent des fins plus intéressées. De mon point de vue, les gouvernements d’Hugo Chávez, d’Evo Morales et dans une certaine mesure de Rafael Correa, avec leurs différences, pourraient être qualifiés de « bolivariens ». En revanche, l’expérience sociale-libérale de Lula, Dilma Rousseff et du PT au Brésil, ou la version de capitalisme dépendant incarnée en Argentine par le kirchnérisme, sont des phénomènes totalement distincts, qui ne faisaient que se couvrir du vernis d’un discours de redistribution des richesses.
Cela étant, il est nécessaire de préciser que le gouvernement de Nicolas Maduro et l’actuelle direction du PSUV [Parti socialiste unifié du Venezuela], mis à part le fait de se présenter comme le « chavisme » officiel, sont l’expression d’une rupture radicale avec le processus de la « révolution bolivarienne » et montrent la volonté de mener un train de contre-réformes structurelles renvoyant le pays à la normalité capitaliste de dépendance, antérieure au gouvernement de Chávez. De fait, c’est ce qu’ils sont en train de faire. C’est ce qui explique qu’est en train de surgir et de gagner un autre « chavisme », un chavisme critique qui entend s’ancrer dans les fondements démocratiques, d’indépendance nationale et de justice sociale qui sont essentiels dans ce processus.
Pour synthétiser : le chavisme, ou plus exactement le gouvernement Chávez, a été le sujet politique qui a émergé du processus de transformation connu au Venezuela comme révolution bolivarienne, un processus qui, avec toutes ses particularités locales et des appellations différentes, a traversé toute l’Amérique latine depuis le milieu des années 1980 et aujourd’hui représente à nouveau un enjeu.
Quels éléments expliquent l’actuelle conjoncture de crise politico-économique ?
Le concept de crise politico-économique est insuffisant pour définir la situation actuelle du pays. C’est douloureux à dire, mais le Venezuela se trouve actuellement au bord d’une crise humanitaire, de dissolution politique, de désintégration sociale. Aucune des deux directions politiques (PSUV et MUD, Plateforme de l’unité démocratique, la coalition de droite) qui cherchent à imposer une polarisation forcée, contre le sentiment populaire très étendu qui réclame une dépolarisation urgente afin de trouver une solution aux graves problèmes actuels, ne prête suffisamment d’attention aux phénomènes dangereux qui sont en train de se développer.
Nous assistons à l’effondrement du système de la rente pétrolière ; et à un renforcement d’un modèle mafieux, prédateur, sur la base d’une accumulation de capital consolidée par les détournements de fonds, qui permet l’appropriation de cette rente, un phénomène qui s’est désormais étendu à la rente minière. Si l’on regarde les choses en face, dans la situation d’extrême confusion qui règne actuellement sous le gouvernement de Nicolas Maduro, deux facteurs essentiels, qui sont interdépendants, l’un économique et l’autre politique, ont conduit au point où nous en sommes. Ce processus, qui jusqu’à présent a été graduel, est masqué par un discours qui prétend maintenir une partie du discours, des catégories (quoique vidées de leur contenu) ainsi que des symboles de la période Chávez.
1) Le démantèlement économique et social du modèle de Chávez qui, avec ses limites, était relativement indépendant du contrôle du capital mondial, et le choix d’une orientation d’adaptation au capital financier international et à la « normalisation » du capitalisme dépendant vénézuélien dans son rapport avec le marché international. Un bref résumé de ce nouveau cours :
• Des zones économiques spéciales qui échappent aux lois et à la Constitution. Sont annulées, sur une grande partie du territoire, les lois qui protègent le travail, la souveraineté et l’indépendance. Ces zones sont soumises à des régimes d’imposition particuliers, qui allègent les impôts et charges pour les entreprises transnationales qui y sont implantées. De plus, celles-ci bénéficient d’aides en termes de crédits et la possibilité de rapatrier leurs bénéfices en devises en s’exemptant de la législation nationale.
• Sur tout le territoire, un ajustement budgétaire brutal, provoquant une évaporation du pouvoir d’achat des salaires ainsi qu’une baisse des budgets de santé et d’éducation, plus généralement des dépenses publiques ; et à travers l’élimination des aides d’Etat, la suppression de la participation de la majorité des secteurs populaires et des couches moyennes à la redistribution de la rente pétrolière. Un exemple en est l’effondrement du salaire minimum qui, au vu du prix des biens de première nécessité, se situe actuellement autour de 20 dollars mensuels alors qu’il avait atteint à peu près 700 dollars entre 2010 et 2012. Ce salaire représente aujourd’hui dix fois moins que ce dont une famille vénézuélienne a besoin pour vivre, alors que jusqu’en 2012 il le dépassait largement.
• Le comble est le plan économique stratégique appelé les « 15 Moteurs de la nouvelle économie productive » ; par exemple le « Moteur minier », avec le projet bien connu dit de l’Arc minier de l’Orénoque : c’est le symbole même de l’adaptation à un capital financier international prédateur, avec la perte de souveraineté et de contrôle militaire, la perte des droits sociaux et politiques sur 12 % de la superficie du pays et la destruction irréversible de l’environnement sur une grande partie de l’Amazonie vénézuélienne. On livre ainsi le pays à 150 entreprises transnationales de 36 nationalités pour l’exploitation de mines à ciel ouvert.
2) Le démantèlement du modèle politique de démocratie participative et de droits politiques et sociaux inscrits dans la Constitution de 1999 ; démantèlement qui pour pouvoir être mené à bien, exige un système politique totalitaire (bonapartisme classique). Rappelons quelques éléments clés de cette politique :
• Consécration de l’état d’exception qui limite de manière indiscriminée l’exercice des droits politiques, sociaux et économiques, son application étant à la discrétion du pouvoir exécutif, de l’état-major des Forces armées et des organisations para-étatiques comme les CLAP (Comités de lutte pour l’alimentation et la production).
• Répression et militarisation du droit de manifestation, de protestation et d’autres droits politiques et sociaux.
• Elimination de fait de la séparation des pouvoirs, avec une tendance croissante à l’élimination de la république comme forme de gouvernement.
• Distorsions et obstacles aux droits politiques fondamentaux et innovants de la Constitution, tels que le référendum révocatoire.
• Annulation de fait de la liberté d’association politique et sociale.
Telles sont quelques-unes des conséquences économiques et politiques à l’origine du malaise social et du phénomène massif de rupture avec le gouvernement d’une partie de sa base sociale et politique. Ces politiques signifient dans le même temps une capitulation et une adaptation aux pressions du capital international et local, à celles des Etats-Unis. Elles facilitent les ingérences US et celles d’autres pays qui ont ici des intérêts puissants, toutes les attaques et pressions impérialistes que pourtant le gouvernement Maduro dénonce. Et comme c’est la seule opposition reconnue, elles renforcent électoralement la droite regroupée autour de la MUD.
Quelles devraient être aujourd’hui les orientations stratégiques à défendre ?
Pour Marea Socialista, les orientations immédiates, qui ont en même temps un caractère stratégique, sont de deux sortes. Schématiquement :
1) Impulser une lutte unitaire en défense des droits et besoins des couches populaires. Une réaction s’est engagée malgré les pressions autoritaires sur la vie sociale. Des secteurs entiers de citoyens résistent en défense de droits fondamentaux qui sont constamment violés, dans les domaines tant économiques que sociaux ou politiques ; et tout d’abord, comme question centrale, le droit de se nourrir.
Mais se développe également une résistance forte à la politique économique globale : les actions légales ou l’organisation de manifestations contre l’Arc minier de l’Orénoque en sont la preuve évidente. Il existe aussi, depuis longtemps, une forte pression sociale contre la corruption et les détournements de fonds, qui s’organise autour de la Plateforme pour un audit public et citoyen.
C’est avec le combat des travailleurs de l’électricité pour la signature de leur contrat collectif qu’a commencé la première expression nationale de lutte des travailleurs en défense de leurs droits.
Marea Socialista, avec d’autres organisations et des personnalités reconnues, participe et apporte son soutien à ces manifestations. La synthèse de cette politique est de chercher à construire un grand mouvement pour la défense et la restitution de tous ces droits, y compris le respect de la convocation cette année du référendum révocatoire, un mouvement national pour la défense des droits et garanties consacrés par la Constitution.
2) La reconstruction du « Projet national » et la mise en place d’une nouvelle référence politique. En même temps qu’elle poursuit son développement et son renforcement au niveau national, Marea Socialista, en tant que partie constitutive du chavisme critique et dans le cadre de son horizon anticapitaliste et socialiste, œuvre pour un projet transversal plus large qui brise la fausse polarisation qu’imposent les directions du PSUV et de la MUD. Le cours d’adaptation au capital financier international que suit le gouvernement Maduro, avec son discours « bolivarien et chaviste » cynique, impose la nécessité de reconstruire le Projet national d’indépendance, de souveraineté et de justice sociale, comme projet anti-impérialiste et de rupture avec la dépendance envers la domination des grandes entreprises.
L’autre grand défi stratégique est la construction d’une nouvelle référence politique : une alternative qui rompe avec les vices politiciens des directions corrompues ; une référence qui, en s’appuyant sur le débat pour la reconstruction du projet national et latino-américain, soit à même d’établir les bases d’un instrument politique démocratique, pluriel, audacieux, qui rende la vitalité et l’espoir à un peuple maltraité et qui est aujourd’hui découragé ; un instrument pour les travailleurs, les jeunes, les femmes, les intellectuels qui attendent une voix appelant à renouer avec le rêve de la lutte pour l’émancipation.
Carlos Carcione